Ce numéro éclectique de notre journal trouve sa voie entre matières et objets qui font nos vies, mais que nous abandonnons, jetons, récupérons ou recyclons. Ceux et celles qui les jettent et les délaissent n’étant pas nécessairement celles et ceux qui les récupèrent ou les recyclent.
Tandis que des petites mains dans les quartiers populaires subsistent en récupérant inlassablement ferrailles, chiffons et autres « brols », dans le haut du panier, d’autres n’hésitent pas à envoyer à la casse des immeubles entiers et leurs tonnes de béton pour faire tourner la bétonnière et la planche à billets.
Le premier article vous fera remonter le temps vers de vieux métiers apparus dans les villes du xix e siècle, le biffin à Paris, le voddeman à Bruxelles, ces hommes et ces femmes qui, en marge du salariat, récoltent les objets que nous délaissons. Chiffonniers, ferrailleurs, autant d’activités de subsistance qui permettaient de récupérer et recycler localement ce que les nouveaux urbains mettaient au rebut dans une jeune économie industrielle en croissance. Ces métiers, tantôt romantisés, tantôt instrumentalisés, tantôt rejetés, voire criminalisés parce que concernant une population marginale, n’ont pas disparu. Ce sont les vendeurs à la sauvette d’aujourd’hui qui s’installent aux marges des lieux institutionnalisés de la « récup » (marchés, brocantes…), les exilés, demandeurs d’asile ou sans-papiers, les Roms ou encore ces œuvres caritatives vivant de la récupération… Mais, de plus en plus, la promotion de l’économie circulaire vient les assimiler, les intégrer ou les concurrencer par la mise sur pied de start-ups, souvent subventionnées, gravitant autour d’un public au capital culturel bien plus élevé.
Dans la foulée de ce tour d’horizon, nous déambulerons dans les Marolles et à Cureghem, ces quartiers qui accueillent aujourd’hui encore ceux qui vivent de l’économie d’en bas et de ces métiers en marge de l’économie formelle. Nous redécouvrirons le métier de voddeman dans les Marolles, lequel opérait sa collecte au porte-à-porte jusque dans les années 1980, preuve que le tri existait bien avant l’instauration des sacs multicolores. Aujourd’hui, des familles de ferrailleurs roms poussent encore leurs charrettes à bras. D’autres sillonnent en camionnettes Bruxelles et ses environs. Nous nous rendrons enfin aux abords des abattoirs d’Anderlecht où s’organisent des marchés à la sauvette d’objets de seconde main.
Pour tous ces objets que nous laissons dans un coin, un garage, un grenier, nous usons souvent à Bruxelles du terme brol. Le Laboratoire interdisciplinaire en études urbaines a décidé de creuser la polysémie de ce mot au contour flou en organisant des ateliers en 2019 au cœur des Marolles. C’est l’objet du troisième article qui évoquera la mise en tension intrinsèque du concept de brol qui incarne à la fois un désordre à éradiquer, mais aussi l’« authenticité » qui fait l’attractivité des quartiers populaires, quitte à les voir disparaître au passage.
À deux pas des Marolles, dans le quartier du Midi, la « mise en ordre » du brol a déjà causé maints dégâts transformant un quartier, certes chaotique mais populaire et vivant, en quartier de bureaux, au prix de la destruction de nombre de maisons et de l’expulsion de leurs habitant·es. La Région semble aujourd’hui regretter l’ordre dévitalisant qu’elle a créé et annonce un Plan d’aménagement directeur (PAD) pour faire revenir les habitant·es. L’article montre cependant en quoi les habitant·es convoités ne seront pas les mêmes que ceux chassés il y a vingt ans. Sachant que la plupart des terrains destinés à la production des futurs logements appartiendront (suite au deal immobilier avec la SNCB) à des promoteurs immobiliers privés, les logements créés seront bien au-dessus des bourses des habitant·es actuel·les du quartier. Sans compter que cette volonté de rééquilibrage entre fonctions de bureau et de logement par le haut repose sur une vaste opération de démolition-reconstruction.
Une opération similaire est à l’œuvre au centre-ville avec le projet Brouck’R où Immobel et BPI envisagent la destruction de la quasi-totalité d’un îlot longeant la place De Brouckère au motif de la dégradation des bâtiments laissés vides durant des années par l’ancien propriétaire (Allianz). L’opération de démolition permet au passage de densifier l’îlot et de le surhausser au grand dam de la Commission royale des monuments et sites. Le tout pour créer des logements haut de gamme et un hôtel dont nous avons bien sûr le plus grand besoin… Tandis que, dans le bas de l’échelle, des petites mains récupèrent patiemment nos déchets, le haut du panier, lui, en produit au bulldozer !
D’autres n’hésitent pas à envoyer à la casse des immeubles entiers et leurs tonnes de béton pour faire tourner la bétonnière et la planche à billets.