Alors que des pressions immobilières intenses s’exercent sur le quartier, que ses ressources sont aujourd’hui fragilisées, que d’aucuns plaident pour une transformation drastique du quartier, Heyvaert est le réceptacle de pratiques concrètes de la part des habitants des lieux et usagers du quotidien qui ne se contentent pas de subir les changements par le haut de leur cadre de vie. Des pratiques qui contribuent à la préservation d’un accès à des ressources urbaines (équipements, services, espaces publics, mais aussi réseaux sociaux, familiaux, amicaux) et/ou idéelles (la charge affective accolée par l’individu au lieu, en fonction de son histoire, de sa mémoire, de l’histoire du lieu, de la mémoire collective) mis à mal par les changements du tissu urbain.
L’intérêt porté par Inter-Environnement Bruxelles (IEB) au quartier Heyvaert remonte à quelques années déjà. En 2014, IEB consacrait une étude sur la complexité de l’équilibre des dynamiques diverses présentes dans le quartier dit « des voitures », à partir duquel chaque jour un demi-millier de voitures rejoignent le continent africain, via le port d’Anvers. IEB y pointait les risques de rupture de l’équilibre fragile des ressources, notamment en raison de la pression immobilière à l’œuvre dans le quartier. Cette étude prenait la forme d’un diagnostic élaboré en allant à la rencontre de différents acteurs clés du quartier dont les garagistes. Elle rendait compte des actions passées des pouvoirs publics dans le quartier, relayait les points de vue des habitants et des acteurs sociaux du quartier et présentait enfin les enjeux du projet de transfert des activités de commerce de véhicules d’occasion au nord de Bruxelles (projet Ro-Ro) en s’interrogeant sur les conséquences de ce déplacement pour l’équilibre du quartier.
Un an plus tard, IEB sortait un dossier consacré à Cureghem en l’honneur de sa nouvelle implantation dans ce territoire populaire d’Anderlecht, souvent stigmatisé et présenté comme une enclave du fait de son implantation entre les voies ferrées et le canal, force est de constater pourtant que le quartier Heyvaert présente une centralité physique et économique puissante, circuit d’une « mondialisation par le bas » [1]. Ses valeurs d’usage sont multiples. Il joue un rôle essentiel d’accueil des migrants et des populations peu argentées tout en hébergeant, outre la plaque tournante internationale du commerce de véhicules d’occasion, d’autres poumons économiques tels le marché hebdomadaire des Abattoirs (100.000 visiteurs chaque semaine) et ses lignes d’abattage porc et bœuf, ses grossistes en textiles ou en alimentation.
Depuis, IEB a multiplié les liens et les interventions à Heyvaert rencontrant tout à la fois les associations actives sur la question du logement (comme l’ULAC et l’AISAC), sur les questions de rénovation urbaine (comme le CRU), sur les questions de santé (les Pissenlits et la Maison médicale...), sur la formation et la promotion sociale (Formation Aide aux Entreprises – FAE), sur l’émancipation des populations (Université Populaire d’Anderlecht – UPA, la Maison de quartier La Rosée) mais aussi les habitants du Comité Renaissance-Lemmens, la mosquée El Fatah, les garagistes regroupés au sein de la Fédération des exportateurs de véhicules d’occasion...
Tout ce petit monde qui se côtoie ou non, observe avec plus ou moins d’acuité les profonds changements en cours ou annoncés. Ainsi l’activité des garages a longtemps contribué à dévaluer le quartier aux yeux des investisseurs, limitant d’autant la pression immobilière. Mais ce frein pourrait sauter avec le programme de délocalisation des garages au nord de Bruxelles. Cette mutation du quartier pourrait générer une montée des prix du logement, une perte de la capacité d’accueil du quartier et de ses liens communautaires.
Pour visibiliser et se faire croiser les ressources du quartier, IEB avait organisé en 2016, dans les locaux d’Euclides, durant trois mois, une exposition de photos et de témoignages libérant la parole des usagers de Cureghem, habitants et travailleurs, au-delà de leurs cercles d’action. Cette exposition venait s’adosser au dossier de la revue Uzance [2] entièrement consacrée à Heyvaert. Celle-ci fut aussi l’occasion d’organiser des balades critiques dans le quartier adressées tant aux usagers du quartier qu’à des extérieurs.
L’ensemble de ce processus et des échanges vivants qu’il a généré nous a donné l’occasion de réaliser cette étude sur ce quartier singulier et universel à la fois. Il a été réalisé sur le thème des résistances ordinaires des quartiers populaires. Cette approche vise à aborder le processus de gentrification d’un quartier sous l’angle de l’appropriation de l’espace mettant aux prises des acteurs et des groupes inégalement dotés, en prenant en compte la marge d’action, même dans des contextes difficiles, des habitants les moins dotés en capital. Dans ce cas, la résistance consiste « une démarche et un positionnement conscients, qu’elle soit individuelle ou collective, mais aussi comme un état de fait non conscientisé, lorsqu’elle résulte du maintien de pratiques individuelles qui, prises collectivement, permettent la continuité de réalités sociales dans des contextes de changement. » [3]
Il a fait l’objet d’un Bruxelles en Mouvements illustré de dessins réalisés par des artistes ayant battu la semelle durant plusieurs mois dans les rues du quartier. Lequel a pu être largement distribué à plusieurs centaines d’exemplaires dans le quartier durant l’été 2018 pour faire écho et donné de l’épaisseur à l’événement du cinéma Nova dans le quartier et auquel IEB a été associé.
Alors que des pressions immobilières intenses s’exercent sur le quartier, que ses ressources sont aujourd’hui fragilisées, que d’aucuns plaident pour une transformation drastique du quartier, Heyvaert est le réceptacle de pratiques concrètes de la part des habitants des lieux et usagers du quotidien qui ne se contentent pas de subir les changements par le haut de leur cadre de vie. Des pratiques qui contribuent à la préservation d’un accès à des ressources urbaines (équipements, services, espaces publics, mais aussi réseaux sociaux, familiaux, amicaux) et/ou idéelles (la charge affective accolée par l’individu au lieu, en fonction de son histoire, de sa mémoire, de l’histoire du lieu, de la mémoire collective) mis à mal par les changements du tissu urbain [4]
Il nous a paru vital d’exprimer en quoi et pour quoi ce quartier compte pour de nombreux usagers du bas de l’échelle social, peu entendus par ceux qui squattent les barreaux du dessus. Un quartier de transit par ordinaire où « On atterrit quand on n’a pas le choix et on repart quand on va mieux » [5].
Heyvaert constitue depuis des décennies une porte d’entrée de ville pour les primo-arrivants qui sont venus remplacés les ouvriers au fur et à mesure du processus de désindustrialisation. Ce ne sont pas moins de 125 nationalités qui s’y côtoient en 2018.
Certains arrivent à Heyvaert par hasard. La proximité de la gare internationale du Midi joue ici un rôle indéniable.
« Je suis arrivé comme tout le monde, c’était en 2006, j’ai commencé à m’intégrer comme tout le monde, quand je suis arrivé je suis passé un peu partout. Je suis passé en Italie, j’ai fait quelques jours là-bas puis chez un ami à Paris puis je suis descendu à la gare du Midi. Je ne connaissais personne à Bruxelles et j’ai dit ; ‘je vais aller comme ça et je vais m’installer là où on pourrait m’accepter’. Je ne connaissais rien du quartier, je suis venu comme ça. La première nuit, je l’ai passé ici, y a quelqu’un qui m’a hébergé chez lui. On a sympathisé, moi j’étais musulman et lui c’était un chrétien engagé. Il était engagé et c’est ça aussi le quartier. J’ai pris un risque, je n’étais pas sûr de rencontrer cette personne mais la vie elle-même elle est dangereuse. » (Homme ivoirien travaillant dans le commerce de voitures d’occasion et vivant depuis une petite dizaine d’années dans le quartier.)
Beaucoup atterrisse à Heyvaert via le tissu social, familial, le réseau communautaire mais aussi en raison de la réputation d’un quartier où l’on est sûr de trouver une connaissance, un coup de main, un logement ou un travail.
Pour les primo-arrivants, les anciens migrants compatriotes jouent le rôle de guide et d’alliés de circonstance. Ces arrangements sociaux compensent le manque de ressources économiques des arrivants.
Le quartier recèle de nombreuses églises évangélistes pour la plupart créées par des migrants tantôt issus de l’Afrique noire tantôt des communautés espagnoles et hispaniques. On trouve pas moins de 70 églises évangélistes à Cureghem. Elles sont souvent le premier lieu de rencontre des vagues migratoires et remplissent un rôle social : distribution de vivres, accueil des personnes sans papier, recherche d’un emploi ou d’un logement.
La présence du commerce de voitures est un autre vecteur qui aimante les arrivants vers le quartier.
Il n’est pas rare toutefois que ce qui devait être un quartier de transit devienne pour certains un quartier d’installation.
Il ne faut pas se leurrer, la vie dans le quartier n’est pas toujours simple, les diversités des origines, des cultures, des parcours de vie, des besoins, créent des frottements, des tensions. Si les solidarités sont là, les habitants doivent composer au quotidien avec une diversité de codes et de seuils de tolérance. Certains vivent cette diversité comme une contrainte ou pointent les clivages que cela crée entre les diverses communautés.
Certains marquent la différence entre assimilation et intégration.
Les tensions provoquées par des perceptions et des usages différents du quartier se retrouvent autour du commerce illégal de drogue. Le quartier est en effet connu pour ses activités de deale qui restent toutefois à une échelle assez modeste.
Ils sont nombreux à trouver le quartier « trop bruyant, trop masculin, trop africain ». Ils souhaitent néanmoins rester dans le quartier en raison de sa centralité. C’est le prix à payer pour rester au centre ville. D’autres jouent sur les deux tableaux, ont quitté le quartier mais y reviennent pour y travailler ou pour ses sociabilités.
S’observe parfois un divorce entre le logement apprécié et le quartier dont on voudrait s’extraire. Mais nombreux sont ceux qui identifient l’articulation entre les nécessaires accommodements liés à un mélange de diversité et de précarité et l’opportunité de disposer d’un logement abordable.
Depuis la guerre en Syrie, le quartier voit affluer ceux qui ont dû fuir leur pays. Ces derniers ne sont pas toujours perçus d’un bon œil par ceux qui sont déjà installés. La concurrence se crée sur les espaces publics trop rares. Le parc de la Rosée, seul espace vert digne de ce nom dans le quartier, s’est vu rebaptiser « parc des Syriens » en signe de désapprobation de la part des habitants qui se sentent chassés de cet espace précieux depuis que les migrants syriens en ont fait leur lieu de rencontre.
Ces dernières années, la co-habitation n’est plus seulement une question de co-existence à gérer avec les différentes vagues migratoires qui échouent dans le quartier mais aussi une confrontation avec l’arrivée de nouvelles classes sociales. Comme le souligne la chercheuse Muriel Sacco [6], la mixité sociale voulue par les pouvoirs publics « passe moins par une élévation du niveau de vie des habitants que par la dilution de la frange la plus pauvre, à la fois en densifiant le tissu résidentiel et en attirant des résidents disposants de revenus plus élevés. Cette orientation présente l’avantage de diminuer les nuisances liées au commerce de voitures d’occasion, mais elle n’est pas une médiation entre les différents intérêts en présence à l’échelle de la zone d’Heyvaert : ceux des habitants et ceux des commerçants de voitures. »
Les nouveaux arrivants plus aisés font l’objet de discours parfois courroucés.
Historiquement, le quartier était un quartier d’artisans et de petites industries entretenant des liens étroits avec les différentes écoles professionnelles, comme les Arts et Métiers, ainsi qu’avec les abattoirs. Mais la désindustrialisation a particulièrement frappé Cureghem et de nombreux petits entrepreneurs ont quitté le quartier. Toutefois trois secteurs continuent à tenir le haut du pavé dans l’économie cureghemoise et à fournir de l’emploi qualifié ou non : le secteur de la viande autour des abattoirs et les marchés, le textile concentré dans le quartier du Triangle avec ses ateliers de confection et ses grossistes, et le secteur du commerce de voitures de seconde main le long de la rue Heyvaert. Ces secteurs sont précieux pour s’adresser à une population dont plus d’un cinquième ne possède qu’un diplôme de l’enseignement primaire.
L’ensemble des commerces du quartier, marchés des Abattoirs inclus, constituent une opportunité pour trouver des petits boulots, le plus souvent informels. Charger et décharger des caisses, faire un remplacement sur un stand, vendre des pistaches ou des cafés aux commerçants.
Il s’agit certes d’activités précaires souvent non déclarées mais qui permettent de mettre le pied à l’étrier le temps d’accéder à un meilleur statut. Il s’agit parfois d’une question de survie.
Dans les diagnostics des pouvoirs publics, l’activité des garages n’est souvent décrite qu’en termes de dysfonctionnement.
S’il ne faut pas nier les réalités du quartier, il serait par réducteur de ramener les activités économiques du quartier à des activités informelles d’économie parallèle.
L’exportation de voitures d’occasion est une activité ancienne en Belgique. Mais celle-ci va prendre une tournure particulière à la fin des années 1970. A cette époque, plusieurs exportateurs de véhicules d’occasion sont situés près de la gare du Midi par où arrivent leur clientèle. Beaucoup sont d’origine libanaise et exporte les voitures vers le Liban au moment où la guerre civile bat son plein et génère une forte demande en véhicules d’occasion.
C’est cette même guerre civile qui sera pour partie la cause d’une diaspora du peuple libanais dans le monde entier. Les libanais installés à Bruxelles vont organiser le marché des véhicules d’occasion depuis Bruxelles grâce à sa bonne connexion avec le Port d’Anvers, l’un de ceux possédant l’une des plus grandes capacités mondiales de chargement « RoRo » (Roll on board – Roll off board) c’est-à-dire de bateaux disposant d’une rampe d’accès pour le matériel roulant. Ces bateaux sont d’immenses parkings flottants peuvent transporter jusqu’à 6000 voitures.
Lorsque le marché d’exportation de véhicules vers le Liban va se tarir à la fin de la guerre civile, les consignataires libanais vont se réorienter vers le marché africain grâce à un des bras de sa diaspora permettant d’identifier la demande en Afrique de l’Ouest.
Cette vision manque probablement de nuance. Tout d’abord, l’absence de chaîne de production de véhicules dans une bonne partie de l’Afrique fait que les véhicules neufs y sont très chers et pas abordables pour la majorité des populations locales. Ensuite, l’Afrique a un savoir faire dans la réparation de véhicules et ceux qui sont exportés, vu le cycle de vie extrêmement court d’une voiture en occident, ont encore, en réalité, une durée de vie qui n’est pas anodine. L’empreinte écologique totale de l’opération est sans conteste meilleure que d’envoyer une voiture à la casse pour la remplacer par une nouvelle. Outre les véhicules, bien d’autres objets sont exportés depuis le quartier. On estime souvent à tort que les appareils exportés qui ne fonctionnent pas ne seront pas réparés et réutilisés. De nombreux Etats africains sont tout à fait apte à réparer leurs déchets électroniques. 85 à 90 % des déchets électroniques exportés au Ghana et au Nigéria sont réutilisés.
Les personnes qui sont responsables de l’ensemble des démarches administratives pour transférer les véhicules par bateaux depuis la Belgique jusqu’à leur lieu finale de destination s’appelle les consignataires. Ce travail de consignation demande d’importants espaces pour le stockage des véhicules en attente du départ d’un bateau. Se sentant à l’étroit dans le quartier de la Gare du Midi en pleine expansion urbanistique, plusieurs consignataires vont s’installer à quelques pas de là dans le quartier Heyvaert à partir des années 1980. Ils vont pouvoir profiter des espaces laissés vacants par les grossistes en viandes et autres bouchers. En effet, à l’époque, confrontés à l’entrée en vigueur d’une nouvelle législation européenne imposant des normes beaucoup plus strictes pour le secteur de la boucherie, de nombreux grossistes en viande installés à proximité des abattoirs d’Anderlecht vont préférer déménager leur activité en périphérie de la ville plutôt que d’entreprendre de coûteux travaux de mise en conformité de leurs installations dans le quartier. Une aubaine pour les exportateurs de voitures qui vont trouver là de grands espaces pour le stockage des voitures mais aussi pour les manœuvres des camions « type huit » c’est-à-dire les camions qui chargent huit voitures pour les acheminer par la route jusqu’au Port d’Anvers.
Lors des premières implantations des garages, les pouvoirs publics se sont montrés assez indifférents et ont plus ou moins "laissé faire". Il faut dire qu’ils venaient remplir un vide tout en produisant des bénéfices pour les communes concernées, le commerce étant à cheval sur Molenbeek Saint-Jean et d’Anderlecht. La frontière entre les deux communes suit le tracé d’un des bras de la Senne à proximité du canal. Au vu de l’expansion de l’activité et des plainte de certains habitants, les deux communes vont chercher à contrôler l’activité à partir des années 90. Cela s’est traduit par la tentative d’imposition, du côté anderlechtois, en 1992, d’un doublement du prix de la taxe communale pour les commerces impliqués dans l’exportation des véhicules d’occasion. C’est alors que s’est créée la Fédération des Exportateurs de Véhicules d’Occasion (FBEV) pour contrer la décision de la commune d’Anderlecht. La Justice a donné gain de cause aux exportateurs.
Les communes ont ensuite rendu les conditions de travail des exportateurs plus contraignantes (réduction de la taille des voiries et des espaces de stationnement ; mise à sens unique de certaines artères, ...). et mis sur pied des Cellules Garages, en 2001-2002 pour ce qui est de Molenbeek et 2007 pour ce qui est d’Anderlecht. Les deux cellules fusionneront en 2008 pour créer la Cellule Garage Intercommunale qui a fonctionné jusqu’en 2012, date de la fin du financement régional qui permettait son existence. Elle avait de toute façon mené sa mission à terme. Les garages du quartier sont aujourd’hui en ordre pour la plupart d’entre eux et disposent de permis d’environnement et les emplois directs qu’ils génèrent sont des emplois déclarés. Selon la FBEV, ce secteur génère à Bruxelles 1200 emplois directs.
Cette activité génère une main d’œuvre conséquente constituée par la chaîne des intermédiaires qui contribuent à la fabrication de ce marché.
L’opportunité suscitée par ces petits boulots en lien avec la communauté africaine est la cause de la présence importante d’une population issue d’Afrique subsaharienne dans le quartier qui par la même occasion y développe toute une série d’activités connexes orientées vers cette population (snack, épiceries, salons de coiffure, églises pentecôtistes). En 2015, on dénombrait des personnes provenant de 34 pays d’Afrique à Cureghem faisant figure de nouveau Matonge :
Le quartier Heyvaert incarne ainsi le circuit d’une "mondialisation par le bas" en donnant une place à des dizaines d’entrepreneurs migrants dont l’action conjointe est à l’origine d’un véritable circuit économique, « créant une autre mondialisation, pas celle des capitaux et de la technologie mais d’une solidarité entre des communautés traversant les frontières nationales et dessinant les contours de nouveaux espaces commerciaux » (Martin Rosenfeld). Outre la plaque tournante internationale du commerce de véhicules d’occasion, il joue un rôle essentiel d’accueil des migrants et des populations peu argentées.
Même si l’activité est en perte de vitesse, c’est un demi millier de voitures qui rejoignent chaque jour le continent africain via le port d’Anvers au départ de Heyvaert. La concentration de l’activité dans le quartier à proximité de la gare internationale Midi lui donne un fort potentiel économique.
Par contre, il est vrai que l’activité de garage actuelle est difficilement compatible avec la nouvelle vocation résidentielle que les pouvoirs publics voudraient donner au quartier. Mais ces derniers devront jouer avec maintes contraintes pour réaliser leurs objectifs : les garagistes sont à 80 % propriétaires de leurs surfaces d’exploitation, de manutention et de stockage des véhicules et ne sont pas prêts à brader leurs ressources foncières.
La plupart des sols sont pollués et ne respectent pas les normes permettant d’accueillir la fonction logement.
Une barge sur le canal peut embarquer 300 voitures (contre 8 voitures pour les camions). Sachant qu’environ 500 voitures quittent chaque jour Heyvaert et donc près de 60 camions, on imagine le soulagement que pourrait créer le déménagement des garages vers le nord de la Région et le transport par voie d’eau tant pour les voiries du quartier que pour ses habitants.
Dès 2010, le Port a entamé des études sur la question. Un terrain repéré qui permettrait d’installer un terminal Ro-Ro pour transporter jusqu’à 120.000 véhicules par an vers Anvers. Le terrain est racheté par le Port et un marché est lancé en 2015 vers les candidats « garagistes ». La plupart d’entre eux ne sont pas contre ce déménagement pour autant que cela se fasse sans perte financière.
Mais avant même que les choses puissent être pensées et organisées sereinement, les pouvoirs publics se sont emballés. Les lignes d’orientation du Plan canal qui visaient à revitaliser les quartiers qui bordent le canal leur ont donné des ailes. Ils ont vu là un nouveau quartier avec 900 logements ! Ce qu’en pense les « propriétaires garagistes » n’est pas une question inscrite à l’agenda. Des logements sont vendus avec la promesse du déménagement prochain des garages. Mais nous sommes en 2018 et la majorité de ceux-ci sont toujours là. Que s’est-il passé ? L’offre du Port n’était pas assez attractive à leurs yeux et le sentiment d’être chassé du quartier n’aidait pas au dialogue. Ils ne sont pas prêts à brader leurs ressources foncières et à mettre en danger une activité qui repose sur un équilibre fragile. Aujourd’hui, les choses prennent aujourd’hui une tournure moins tendue, du moins entre la FBEV et la Région.
L’identité commerciale du quartier est très claire et s’articule presque entièrement autour des abattoirs et du marché et du commerce de véhicules d’occasion. L’effet de concentration de ces deux types d’activités en fait des places marchandes uniques.
Il en va de même pour les véhicules d’occasion. Il y a bien plus de véhicules vendus dans le quartier Heyvaert que ce que le marché belge de l’occasion n’est capable de produire. C’est la concentration des fonctions essentielles à cette activité sur un même lieu qui en fait une place marchande unique.
Si la concentration de l’activité commerciale peut générer des formes de concurrence, elle produit aussi des solidarités et des synergies.
Le quartier joue son rôle de tremplin social.
Ceci est particulièrement vrai pour la population d’Afrique noire qui s’y installe dès lors que la rencontre possible avec d’autres compatriotes venus du Cameroun, du Niger, du Nigeria, de la Mauritanie ou encore du Bénin, permet de s’associer, de créer des entreprises si bien qu’un classe moyenne noire se crée et est à l’origine de manifestations culturelles ou de clubs d’affaires.
Les commerçants sont présents dans le quartier à toute heure, sont visibles, accessibles. Ils transmettent des informations, des colis, dépannent. On peut s’y arrêter, y trouver un accueil, le temps de prendre un café ou même si l’on ne consomme pas. Le nombre de clients qui stationnent devant un même café pendant plusieurs heures est notoire particulièrement les jours de froid ou de pluie.
L’activité économique intense se complète d’une offre alimentaire diversifiée et bon marché. Boucheries, épiceries, marché des abattoirs où l’on trouve produits de tous horizons et frais à prix bas.
Beaucoup de commerces étant tenus par des migrants, ces derniers savent qu’ils y trouveront les produits répondant à leur goût et culture alimentaire : viande hallal , abats , viandes fumées, chèvre prisée des noirs africains et charcuterie porcine est-européenne.
Le quartier présente comme force sa centralité propre avec ses commerces de voitures mais aussi une grande diversité de produits bon marché, ouverts tous les jours et tard le soir, ses restaurants aux cuisines d’ici et d’ailleurs, ses services de téléphonie et de transfert d’argent, laveries automatiques.
Il n’est plus besoin de pointer la crise du logement en Région bruxelloise et les difficultés grandissantes éprouvées par une majeure partie de la population pour se loger décemment.
Cureghem dispose seulement d’un millier de logements sociaux pour ses 25 000 habitants, soit un parc de 4%. Or c’est la partie la plus densément peuplée d’Anderlecht. Si le prix moyen des loyers à Cureghem reste inférieur d’environ 20% à la moyenne régionale, créant une sorte de parc locatif "social" de fait, il faut avoir égard au fait que le revenu moyen par habitant y est de 40% inférieur à la moyenne régionale, et on descend à 50% si l’on prend en considération les revenus non déclarés. Or 80% des ménages y sont locataires et dépendent donc de l’offre locative en logements (pour une moyenne de 60% à l’échelle de la région).
Le quartier Heyvaert au offre une situation encore plus critique avec ses 1,95% de logements sociaux diagnostiqués dans le très récent contrat de rénovation urbaine Heyvaert-Poincaré. C’est largement inférieure à la moyenne régionale (7,58%) pourtant déjà faible et ne cesse de diminuer eu égard à la production actuelle très orientée vers la classe moyenne.
L’arrivée dans le quartier Heyvaert se fait ainsi suite à une succession d’échec dans d’autres quartiers, à une incapacité à payer des loyers toujours plus chers ailleurs ou à la difficulté de loger une famille nombreuse.
La difficulté de trouver un logement ailleurs lorsqu’on est d’origine étrangère est également mise en avant.
Plus encore que le prix, c’est la facilité à trouver un logement grâce à la circulation de l’information au sein des réseaux communautaires qui est évoquée. C’est par la porte d’entrée du travail ou des commerces que les gens se connaissent et se transmettent les tuyaux concernant notamment le logement.
Outre les réseaux familiaux et communautaires, c’est aussi la présence d’un tissu associatif actif qui facilite l’accès à un logement adapté. On pense notamment au rôle entreprenant de l’Union des locataires d’Anderlecht (ULAC) qui développe une stratégie d’achat d’immeubles à bas prix (ou de prise en bail emphytéotique) pour produire du logement social de qualité et qui assure l’accompagnement social de ses locataires.
Cette centralité s’opère aussi au niveau de l’abattoir et de son marché.
La centralité et la mobilité sont deux éléments fort de ce quartier qui laissent ainsi souffler ses habitants malgré ses fortes contraintes (voir la partie ci-dessous « Co-habiter »). Ils permettent de créer des espaces élargis pour celles et ceux qui souhaitent échapper au quotidien, aux bruits, à la pression sociale.
Les nouveaux arrivants sont le signe d’un changement à l’œuvre dans le quartier. Ce changement est peu évoqué dans le témoignage des habitants même s’il est de plus en plus palpable au travers des projets de construction résidentiel. De nombreux grands ensembles de logements récemment apparus sur le marché relève de l’initiative publique. Ce sont des logements développés par Citydev permettant l’accès à la propriété moyennant le respect de certaines conditions.
Un candidat au logement social vivant seul doit justifier d’un revenu inférieur à 22 196,11 euros. Ce plafond passe à 59 311,68 euros pour un candidat à un logement de Citydev, soit plus du double. Le revenu moyen d’un habitant de Cureghem plafonne à 14 000 euros. Si formellement, rien n’empêche une personne disposant d’un revenu de 14 000 € de tenter l’aventure de l’achat, il est fort à parier que son revenu ne lui donne pas accès à l’emprunt nécessaire à cette opération d’achat. Si bien que ces logements échoient très rarement aux personnes s’amoncelant sur les listes de candidats pour le logement social.
Le quartier accueille aussi désormais de nouveaux événement perçus comme s’adressant à une autre population et actant une division sociale et ethnique de l’espace.
Différents dispositifs publics encerclent peu à peu le quartier : contrats de quartier durable, contrats de rénovation urbaine (CRU), plans d’aménagement directeur (PAD),… le tout encadrant le probable déménagement du commerce de véhicules d’occasion. Alors que ce dernier jouait un rôle de verrou local vis-à-vis des promoteurs, l’effet d’annonce de son départ a des répercussion sur la dynamique immobilière du quartier.
L’activité des garages a longtemps contribué à dévaluer le quartier aux yeux d’investisseurs, limitant d’autant la pression immobilière. Ce frein, néanmoins, pourrait sauter suite à un programme en cours de délocalisation des garages vers un site excentré de la ville. Des pressions immobilières s’exercent également sur le site des abattoirs même si elles ne mènent pas pour le moment à délocaliser les lignes d’abattage. Le SA Abattoir envisage au contraire de créer une Manufakture Abattoir pour moderniser les lignes actuelles.
Au travers des témoignages récoltés s’expriment les besoins divers auxquels répond ce quartier doté de trois mamelles économiques (les garages, le marché et les abattoirs ), lesquelles drainent un espace urbain fort en liens culturels et familiaux assurant l’obtention d’un logement et/ou d’un travail.
Les populations immigrées et les jeunes ménages précarisés trouvent à Heyvaert des logements à prix inférieurs à ceux d’autres quartiers, des activités socio-économiques à main d’œuvre faiblement qualifiée, des réseaux de solidarité issus de vagues migratoires, un tissu commercial abordable et diversifié ethniquement, des soutiens associatifs, etc. La concentration spatiale de ces ressources permet un effet de système au bénéfice des habitants et usagers réguliers du quartier. Le quartier permet à de nombreux ménages d’amorcer ou de poursuivre une trajectoire résidentielle au sein de la Région bruxelloise, en leur offrant des ressources matérielles, sociales et symboliques qu’ils ne pourraient trouver ailleurs.
Pour le moment, malgré la pression au changement, le quartier Heyvaert continue d’accueillir les personnes en situation économique et résidentielle précaire. C’est ici qu’arrive en masse les réfugiés de Syrie. C’est ici qu’arrivent les couches migrantes depuis des décennies. Mais les témoignages révèlent les inquiétudes liées aux transformations en cours, lesquelles se fixent essentiellement pour le moment sur l’observation d’une hausse des loyers.
Ces pressions, même si elles s’opèrent graduellement, font peser un risque de rupture dans l’accès aux ressources du territoire pour leurs habitants et usagers ordinaires : moins de logements abordables et de commerces accessibles, déplacement d’activités pourvoyeuses d’emplois, blocage des trajectoires d’immigration ou d’émancipation juvénile, éloignement des points d’appui associatifs ou communautaires…. Elles mettent aussi en danger les effets de système issus de la concentration vertueuse de ces divers services urbains (logements, activités économiques, approvisionnement alimentaire, solidarités, soins de santé…) rassemblés sur un territoire proche du centre ville.
La question essentielle, plus encore que le déménagement ou non des garages, est celle de la préservation de ce système d’accueil. Les pouvoirs publics se doivent d’aborder cette question dans le cadre des différents programmes de « revitalisation » en cours : comment anticiper la hausse du prix des terrains déjà à l’œuvre, comment faire bénéficier les développements à venir aux habitants qui sont déjà en place, comment préserver au cœur de la ville un quartier où on peut atterrir même si on n’a pas un portefeuille bien garni ?
Remplacer ce système construit sur des décennies et jouant un rôle social vital pour lui substituer des modes d’habitat et de consommation d’une classe moyenne en quête de logements et d’espaces accessibles risque de faire disparaître un quartier populaire de centre-ville, sans solution de rechange pour les habitants et autres usagers qui en bénéficient.
Inter-Environnement Bruxelles
[1] M. ROSENFELD et M. VAN CRIEKINGEN, « Gentrification versus place marchande. Présent et devenir d’une centralité commerciale euro-africaine d’exportation de véhicules d’occasion », Uzances, 2015, vol. 4, p. 27.
[2] Il s’agit du concept repris dans la recherche « Rester en (centre) ville. Résistance et résilience de la ville ordinaire dans quatre quartiers de capitales européennes : Paris, Lisbonne, Bruxelles, Vienne. », sld de Y. FIJALKOW et Cl.LEVY-VROELANT, mars 2016.
[3] M. CHABROL et C. ROZENHOLC, « Rester au centre ville : ceux qui résistent à la gentrification », Uzances, 2015, vol. 4, p. 5.
[4] .Sur le concept de résistance ordinaire, lire M. GIROUD, « Résister en habitant » : les luttes dans des quartiers populaires à l’épreuve du renouvellement urbain », Contretemps, 2015.
[5] BENAYAD, « Cureghem », Bruxelles en Mouvements n° 276, p. 8.
[6] M. SACCO, « Heyvaert au prisme des contrats de quartier anderlechtois : du commercial au résidentiel », Uzances, vo. 4, 2015.
[7] Propos recueillis par Ph. CLAUDEL et C. SCOHIER, « Heyvaert : vers une transformation ? », IEB, 2014, p. 55 : http://www.ieb.be/IMG/pdf/etude-heyvaert-oct14.pdf.
[8] Témoignage récolté par C. SENECHAL, in L’abattoir illustré. Un abattoir : une histoire de ville, d’humains et d’animaux, 2015.