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Habitat/habiter – sur le style de Lefebvre

Nicolas Prignot — 1er octobre 2012

Le livre d’Henri Lefebvre est un ouvrage en pleine action, en prise avec cette nouvelle discipline qui veut alors totaliser un savoir sur la ville, qui veut à l’époque « faire science » de la ville. Manuel de pensée, l’ouvrage montre des pistes et des manières de faire, plus qu’il ne démontre des contenus. Petite illustration à travers la distinction qu’il fait entre l’habitat et l’habiter.

L’ouvrage de Lefebvre est étrange. D’une structure un peu confuse. Il donne l’impression d’avoir été écrit rapidement, pour qu’il puisse donner son cours sur l’urbanisme, discipline naissante. Il est une intervention sur la pensée de la ville, plus qu’un livre qui voudrait « expliquer » la ville. On pourrait dire que Le droit à la ville n’est même pas un livre sur la ville réelle. Il n’y a pas beaucoup d’analyses concrètes dans l’ouvrage. Ce qui l’intéresse, ce n’est donc pas la ville, mais la pensée sur la ville, avec ses effets concrets sur des ouvrages futurs. Comment produire un urbanisme qui ne fasse pas semblant de ne se tracasser que de l’existant, mais qui assume ses effets ? Voilà sans doute la vraie question que pose ce livre. Car pour Lefebvre, il n’y pas de pensée de la ville qui puisse dire l’entièreté du réel, ou l’entièreté de « La Ville », même si certaines théories prétendent à la totalité. Il faut pour Lefebvre un incessant va-et-vient entre la pensée et les effets que cette pensée produit dans les réalisations concrètes. Les pensées sur la ville ont toutes des effets qu’il s’agit d’assumer dès le moment où commence la création de savoir. « L a Ville » n’est pas un objet indépendant des savoirs qu’on produit sur elle, mais elle se transforme, intègre les pratiques qui y prennent cours, est modifiée par son extérieur.

L’urbain comme qualité propre à la ville

Certes, Lefebvre écrit sur les villes telles qu’elles existent, avec leurs histoires. Il situe la Ville, comme concept, ou ensemble abstrait de toutes les villes, dans des contextes socio-historiques divers, montre certaines de ses évolutions, etc. Il parle donc de l’histoire de la ville, pour en retirer quelques traits qui lui semblent essentiels, et pour montrer un mouvement historique important, celui de la prise du capitalisme et de l’industrialisation sur la ville, la capture mutuelle qui va avoir lieu. Il y a entre-capture entre la ville et l’industrialisation (et donc le capitalisme) : la ville existait avant, et elle avait des qualités qui sont aujourd’hui déteriorées. Questions de seuils, de niveau, de quantité, et non pas un question radicale et essentialiste : il ne s’agit pas de se demander si la ville est ou n’est pas capitaliste, mais ce que l’un fait à l’autre, ce que l’autre dit de l’un, quels résultats tout cela produit, et comment en tenir compte dans la pratique de l’urbanisme.

Il ne définit donc pas la ville comme un objet fini, mais comme un objet « virtuel », à faire, un objet qui n’existe pas hors de ses réalisations. Pourtant, cela ne veut pas dire que tout est équivalent. Tout ne se vaut pas en ce qui concerne la ville. Au cœur des villes, se forme une qualité spécifique, que Lefebvre appelle « l’urbain » pour bien faire la distinction avec la ville. L’urbain c’est la qualité de la ville, la proximité, les rencontres, la densité des œuvres, l’énergie de la créativité, de la fête. Ainsi, c’est à partir de l’urbain, et par contraste avec la ville capitaliste, que Lefebvre va procéder pour proposer des pistes d’amélioration de la pensée urbanistique.

Ce qui est oublié dans la production de logements

La méthode vaut la peine qu’on s’y arrête. Prenons un exemple, celui des grands ensembles que l’on construit à l’époque de Lefebvre. Pour lui, le droit à la ville n’est pas un droit à l’habitat, mais un droit plus large, et qui devrait se penser à partir de l’« habiter ». Mais l’urbanisme de l’époque se doit de répondre à une crise du logement qui mobilise tout le monde : il faut faire du logement en masse, produire de l’habitat en grandes quantités. Lefebvre propose de reposer le problème autrement, et de se demander ce que fait l’urbanisme quand il pense comme cela. À l’aide de contrastes entre habiter et habitat, il dresse un tableau de ce qui est oublié dans ce débat.

Entre quoi et quoi y a-t-il différence entre habitat et habiter ? Les deux termes ne prennent sens que dans la différence entre eux qui est la différence entre la pratique réelle (habiter) et ce qu’en dit l’urbanisme, ou ce qu’en font les architectes (habitat). Différences de différences sur différences, celles-ci sont mobilisées pour faire penser plus profondément ce que l’urbanisme fait à la ville. Habiter ne se résume pas à l’habitat, cela ne se résume pas à trouver des manières d’agencer les espaces. L’urbanisme qui produit des logements de masse a besoin de penser par fonctions : manger, dormir, travailler, avoir des loisirs, consommer, etc. C’est en inventant la banlieue qu’on invente l’habitat. L’habitat se centre sur la consommation et l’intérieur. Double processus de recentrement, on ne s’intéresse plus à la production mais à son habitat, à son couple, à sa maison : Ikea comme le prochain grand terrain de jeu, l’aménagement de son chez-soi comme le grand défi du couple, l’aménagement de son couple comme ultime limite de la vie de groupe. La grande aventure intérieure de soi, du couple et de la maison.

Habiter, par contraste, c’est l’absolu, c’est ce qui échappe au découpage en fonctions, c’est ce qui ne pourra pas s’intellectualiser complètement, ce qui débordera toujours. Comme pour la ville, car « habiter » n’est jamais terminé, car c’est dans la différence des habiter que s’invente la vie, et donc parce que c’est un objet virtuel. Mais aussi parce que habiter, cela se fait en acte, et pas en pensée. La pensée de l’habiter ne peut résoudre la totalité de l’action, la densité du quotidien (bien qu’on puisse sans cesse en apprendre, et inventer).

Au sein de cette différence entre habitat et habiter s’en dessine une autre : la différence entre les « grands ensembles » et le « pavillonnaire ». Ou plutôt, il faudrait dire que cette différence-là recouvre la première et nous la fait oublier. On repolarise l’imaginaire autour d’une différence qui va prendre toute la place : le rêve deviendra d’habiter dans un de ces petits pavillons de banlieue, avec un petit jardin, car on pense qu’on y sera plus heureux que dans cette tour de logement. Les différences sociales redoublent l’opposition : aux plus nantis les pavillons, aux plus pauvres les grands ensembles. On rejoue alors les distinctions au sein de l’habitat.

L’urbaniste saurait discerner les espaces malades des espaces liés à la santé mentale et sociale.(...) Médecin de l’espace, il aurait la capacité de concevoir un espace social harmonieux, normal et normalisant.

H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p.51.

Dépasser les oppositions qui nous aveuglent

Il ne s’agit pas de dénoncer simplement des différences qui produiraient des mauvais espaces ou des mauvais logements. Il ne s’agit pas de dire que les architectes n’auraient rien compris, et de donner une solution, comme s’il suffisait de penser à l’habiter, ou de faire des bâtiments pour habiter, pour que tout le problème du droit à la ville soit résolu. Mais il s’agit de pointer des différences conceptuelles qui doivent effectivement transformer la manière d’aborder l’urbanisme.

Ainsi, c’est du nouveau et de la puissance de création que Lefebvre nous parle. C’est sur cette puissance et sur le débordement des catégories qu’elle permet que les théories essentialistes vont buter. Ici il ne s’agit pas de savoir ce qu’est une ville, mais de savoir ce qu’est une bonne ville, comment se produit une bonne ville, dans quels rapports avec quoi, en différence par rapport à quoi, etc. Non pas faire la différence entre ceux qui prétendraient être de la ville, mais de savoir comment bien construire de la ville, ce qui est très différent.

L’habiter débordera toujours l’habitat, comme un absolu. Ce n’est pas une raison pour ne pas tenter de produire les choses au mieux, ce n’est pas une raison pour ne pas tenter de le faire. Aucun architecte ne fabriquera de l’habiter, mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer, et pour ne pas construire sans perdre de vue cette distinction. C’est à partir de l’habiter qu’on peut éprouver la qualité de l’habitat, et c’est cette fabrication d’un « point de vue sur » que propose Lefebvre. Non pas des solutions toutes faites, mais des lieux d’évaluation, des points de vues qui permettent de penser.

Le droit à la ville, c’est un droit à la vie urbaine. Mais ce droit n’est pas un droit à récupérer un logement, ni à pouvoir se payer un nouveau lifestyle à la verticale dans une tour de luxe. Il faut des espaces de convivialité, des espaces d’habitat, mais des espaces à se réapproprier et qui ne s’achèteront pas en lot. Pour cela Lefebvre crée cette distinction habiter/habitat. Se réapproprier la ville, comme objet virtuel : la ville reste à faire, ou à refaire, autrement. Lefebvre refuse le statu quo autant que la mise en marchandise capitaliste de la ville. Et cela passe par les usages, c’est-à-dire des inventions de nouvelles valeurs, de nouvelles manières de valoriser. Inventer et créer de nouvelles manières de vivre ensemble, de « tenir compte », et sans cesse explorer de nouvelles lignes collectivement, c’est plutôt cela le droit à la ville.