Début 2021, Pascal Smet annonçait la mise sur pied d’un nouveau comité composé d’experts académiques et de la société civile, pour plancher sur la révision du Règlement régional d’urbanisme (RRU) dont une première mouture avait été soumise à l’enquête publique en 2019 sous l’ancienne législature. S’il est indéniable que le contexte de pandémie et ses répercussions sur la manière de penser l’aménagement du territoire peuvent légitimement justifier une refonte du règlement, IEB s’interroge sur les motivations réelles de cette réforme et sur l’adéquation du comité mis en place.
Au creux de la pandémie, en juin 2020, le Gouvernement bruxellois désignait un groupe de sept experts académiques belges et internationaux [1] pour se pencher sur la problématique du logement post-crise sanitaire. Les défaillances majeures de la politique bruxelloise pour créer du logement décent accessible précèdent cette crise mais cette dernière a, de fait, amplifié la visibilité d’une situation de plus de plus intolérable. Quelques mois plus tard, le Comité d’experts déposait son rapport sur la table du Gouvernement avec un ensemble de recommandations, dont certaines non dénuées d’intérêt tel le fait de sortir de la culture de la dérogation, jugée assez généralisée à Bruxelles : « Alors que le foncier se fait de plus en plus rare et cher en Région bruxelloise, les acteurs privés anticipent la réalisation d’une part augmentée de logements […]. Cette situation de surenchère conduit à un urbanisme basé sur la dérogation au règlement régional d’urbanisme (RRU) en matière de gabarits et d’implantations. » [2]. Le comité invitait également à la mise sur pied d’un plan régional habitat qui déclinerait une vision intégrée de la politique de l’habitat.
Quelques mois plus tard, Pascal Smet annonce la mise sur pied d’un nouveau comité composé d’experts académiques et de la société civile, pour plancher sur la révision du RRU. Nom de code « Good living », le label « good » faisant partie désormais de la culture de communication du gouvernement bruxellois (good food, good move, good soil… [3] ). Dans les priorités mises au menu du comité, quatre axes sont annoncés :
- Gabarit et densité : notamment la nécessité d’accroître celle-ci par la réalisation de tours. Pour rappel, la première mouture mise à l’enquête avait évité soigneusement d’ouvrir cette boîte de pandore malgré la pression importante du secteur immobilier ;
- Le logement et les nouvelles façons d’habiter : en intégrer les concepts de co-living pour les normes d’habitabilité ;
- Les espaces publics : avec un point d’attention sur la gestion de l’eau, la verdurisation et une meilleure prise en compte des vélos ;
- Les normes de stationnement en dehors de la voirie, avec une volonté de revoir les zones d’accessibilité.
Alors que le Secrétaire d’État à l’urbanisme annonçait la mise sur pied d’un comité au profil diversifié, la composition finale s’est avérée particulièrement homogène autour des figures professionnelles des architectes et urbanistes : cinq architectes, le BMa, deux urbanistes. Une seule figure se détache de ce groupement corporatiste, celle du directeur de l’Union Professionnelle du Secteur Immobilier (UPSI). Ce qui n’est pas de nature à nous rassurer, surtout lorsque cette figure n’est pas contrebalancée par des personnes émanant des secteurs sociaux et environnementaux tels que des sociologues, environnementalistes, géographes ou autres acteurs de terrain du logement, des quartiers… Interpellé par Agora sur cette composition bancale, Pascal Smet rétorquera en Commission de développement territorial que : « Avec le comité, nous avons voulu aller au-delà de l’aspect purement technique. Le profil des personnes dans ce comité est plus large que celui d’un architecte ou d’un urbaniste. Ce sont des gens avec une large vision sociale des villes et de Bruxelles en particulier. » [4]. Cette vision est, d’une part, loin d’être partagée par tout le monde comme le soulignait l’architecte italien Giancarlo de Carlo « L’architecture est trop importante pour être laissée aux seuls architectes. ». D’autre part, la notion de « largeur » du panel est visiblement d’interprétation très restrictive puisque l’ajout d’une seule personne du secteur de l’immobilier devient la caution de cette ouverture annoncée.
Il est vrai qu’IEB a informellement été convié à rejoindre le fameux comité d’expert, non par courrier officiel mais par simple coup de fil adressé à une des travailleuses d’IEB qui a décliné l’offre après en avoir référé au CA d’IEB. Ce dernier ne souhaitait pas être embrigadé comme caution de la consultation de la société civile sur des questions aussi complexes, mises sur la table dans l’urgence sans possibilité d’en débattre plus en amont avec les membres de la fédération.
Dans les objectifs annoncés de la réforme figure celui de sortir de la culture de la dérogation. L’objectif est louable. Toute personne qui suit de près les questions urbaines à Bruxelles est effarée par le nombre de dérogations exponentielles figurant dans les demandes de permis. Cette efflorescence de dérogations peut trouver plusieurs causes : l’inadéquation ou l’inapplicabilité de la règle ayant pour conséquence de conduire peu à peu à son obsolescence ou encore la faiblesse des garde-fous causant l’octroi trop aisé de dérogations.
Visiblement, le comité d’experts a opté pour une interprétation unilatérale de la culture prégnante de la dérogation en territoire bruxellois : notre réglementation serait trop tatillonne et trop complexe et nécessiterait une simplification. Il s’agirait de procéder à une évolution du RRU focalisé sur une « approche défensive visant à rendre impossible ce qui n’est pas souhaitable » vers une approche proactive « rendant possible tout ce qui est et tout ce qui sera souhaitable ».
Pouvait-on s’attendre à autre chose en confiant la réflexion aux corps des architectes, ceux-là mêmes qui s’irritent de voir leur projet réformé ou rejeté en commission de concertation suite à l’application des règles du PRAS et du RRU. Que faire du non-souhaitable ? Comment lui faire barrage ? Ces questions n’ont pas l’air de titiller le Comité. Lui, se veut "positif". Désormais ce qui compterait, ce sont les objectifs et non les moyens [5] . Or c’est l’articulation des deux qui importe si l’on admet que la fin ne justifie pas les moyens. D’autant que se pose la clarté des objectifs poursuivis. Les critères de qualité architecturale et de bon aménagement des lieux nous laissent sur notre faim. C’est ceux-là même qui motivent régulièrement des dérogations qui tantôt porteront atteinte à la perméabilité des sols ou à la lumière par l’acceptation de formes qui se veulent innovantes.
Le risque qu’une telle approche fasse le jeu des promoteurs est clairement pointé notamment par Tristan Roberti interpellant le secrétaire d’État le 20 décembre 2021 [6] : « Il faut trouver un équilibre entre, d’une part, un cadre trop précis qui met à mal la créativité et peut aboutir à des projets mal adaptés et, d’autre part, un cadre trop permissif qui pourrait apparaître comme une dérégulation profitable aux promoteurs. »
Dans le cadre de la même interpellation, Gaetan Vangoidsenhoven relevait que certaines revendications des administrations allaient manifestement dans le sens inverse, en réclamant que tous les paramètres du projet puissent être réglés par la réglementation, l’objectif étant de vérifier plus facilement la conformité du dossier.
Plutôt qu’une dérégulation reposant sur une approche libérale de l’aménagement du territoire, IEB plaide, dans la foulée de ce qui était souligné par le comité d’experts sur le logement présidé par B. Moritz, pour la mise en place d’un monitoring des dérogations demandées au RRU. Effectuer une traçabilité des demandes de dérogation permettrait d’évaluer les types de dérogations appliquées au RRU. Il serait alors possible de les catégoriser et d’identifier les améliorations possibles. Pour IEB il s’agit de réfléchir à partir du monde tel qu’il est plutôt que comme on voudrait qu’il soit. La ville rêvée devient vite la ville des promoteurs pour qui « Le pire ennemi de la ville de demain, c’est l’habitant d’aujourd’hui » [7]. Il est vrai que pour le Secrétaire d’État "Une ville qui ne grandit pas est une ville morte."
Il s’agit bien de cela. Comme l’a souligné le Comité d’experts sur le logement dans son rapport : « Alors que le foncier se fait de plus en plus rare et cher en Région bruxelloise, les acteurs privés anticipent la réalisation d’une part augmentée de logements…). Cette situation de surenchère conduit à un urbanisme basé sur la dérogation au règlement régional d’urbanisme (RRU) en matière de gabarits et d’implantations. » [8]. Si la révision des règles conservatrices vise essentiellement à accroître la densification par le haut, nous ne pensons pas qu’elle soit de nature à répondre aux besoins apparus suite à la crise sanitaire ni à ceux pointés depuis de nombreuses années pour répondre au défi climatique.
Concernant les besoins en logements abordables, nous savons que la levée des obstacles à une densification dite « intelligente » contribuera à la flambée du foncier bruxellois à laquelle nous assistons déjà. En quoi le logement inaccessible, par la magie de la densification, se muerait en logement abordable ?
Si les constructions d’envergure, en décrochage par rapport aux gabarits environnants peuvent participer, ponctuellement, à la scénographie urbaine, elles génèrent surtout une surenchère de la rente foncière sans pour autant améliorer la perméabilisation des sols et le coefficient de biodiversité.
L’argument selon lequel les tours permettent de libérer au sol des espaces de haute qualité, notamment des espaces verts est remis en question par les projets réalisés. D’une part, les espaces libérés au pied des tours sont écrasés, inconfortables et le plus souvent mortifères. D’autre part, la densification créée amène son lot d’emplacements de parkings, lesquels sont certes enterrés mais provoquent à nouveau une imperméabilisation des sols, car leur socle est bien souvent plus large que celui de la tour en raison des sous-sols bruxellois surexploités et de la présence de nappes phréatiques. La réalisation de tours participe enfin très souvent à un processus de démolition-reconstruction très gourmand en énergie carbone. C’est pourquoi IEB plaide pour que tout projet de plus de 20 étages fasse l’objet d’une étude d’incidences environnementales. Nous plaidons également pour imposer dans les grands projets susceptibles d’entraîner une démolition-reconstruction, que soit réalisé préalablement un bilan carbone comparatif avec un scénario de rénovation. Concernant les matériaux de construction, le RRU pourrait imposer des normes plus strictes dans les choix des matériaux utilisés dans les constructions neuves afin de minimiser l’usage de matériaux peu/difficiles à recycler, ou à l’empreinte écologique importante.
Un autre objectif annoncé de la réforme consiste à tenir compte on des nouvelles formes de logement, telles que le cohousing, un habitat partagé dont les effets pervers, en l’absence d’un marché régulé, commencent à se faire sentir à l’instar de ce qu’a pu produire le Airbnb [9] . Si IEB est pleinement favorable à l’idée d’habitats partagés, en l’état le coliving propose des loyers dépassant souvent les 700 euros par mois et s’adresse à un public aisé. La location de maisons familiales à des groupes de personnes composés de plus de deux adultes percevant un revenu entraîne surtout une pression à la hausse des loyers. On demande aux habitants de Bruxelles de s’investir dans des dynamiques de logements coopératifs et partagés pour masquer le fait que la Région bruxelloise ne produit pratiquement plus de logements sociaux depuis des années, renvoyant l’individu à trouver à se loger sur un marché privé trop cher.
Visiblement, le rapport du comité d’experts poursuit comme objectif d’encadrer la pratique sauvage du co-housing, de lutter contre une sur-densification de certains quartiers et la spéculation immobilière. Pour ce faire, il propose des normes d’habitabilité minimales notamment au niveau de l’exigence des espaces communs et de superficies minimales non subdivisibles pour préserver les habitats familiaux. C’est un début de cadrage qui ne permettra toutefois que d’atteindre partiellement les objectifs annoncés aussi longtemps qu’il n’y aura pas un encadrement contraignant des loyers calqués sur le pouvoir d’achat faible des bruxellois.e.s.
En définitive, si le RRU existe c’est précisément pour fournir un cadre normatif assurant la poursuite d’objectifs d’aménagement du territoire définis au par ailleurs dans le Plan régional de développement. La clarté, la lisibilité de ces règles est fondamentale tant pour l’habitant, le promoteur ou les administrations qui en vérifient l’application. Les dérogations doivent être minimales, dûment justifiées et faire l’objet d’un contrôle démocratique, c’est là le rôle historique des enquêtes publiques et commissions de concertation. Ce rôle est souvent exercé de façon tatillonne pour les petits demandeurs et les petits projets tandis que les dérogations sont octroyées massivement pour les projets d’ampleur.
Qu’il s’agisse de la réforme du COBAT ou du RRU, ces outils devraient veiller à renverser la vapeur en cadrant au plus prêt les projets spéculatifs et en renforçant le contrôle démocratique à leur encontre. La simplification par la dérégulation laisse au contraire la brèche ouverte pour un aménagement du territoire prédateur qui mesure la qualité de l’aménagement à l’aune de la rentabilité qu’il produit, créant ainsi une ville de plus en plus inhabitable pour ceux qui sont exclus du partage de la rente.
[1] Présidé par Benoît Moritz, le panel comprenait 5 architectes, une urbaniste et une sociologue.
[2] Pour les densités bâties à Bruxelles, il faut sortir de la culture de la dérogation, site du journal L’Echo,
Pauline Deglume, 19 février 2021 03:30
[3] A ce sujet lire notre article sur l’Happycratie « Oser être critique » dans le Bruxelles en Mouvements d’avril-mai 2020.
[4] Interpellation de Pascal Smet au Parlement bruxellois, Séance plénière du vendredi 02/04/2021, p. 20.
[5] Good living. Rapport de la Commission d’experts, octobre 2021.
[6] Interpellation de Pascal Smet au Parlement bruxellois, Commission de développement territorial du 20/12/2021, p. 2.
[7] Marnix Galle, patron et propriétaire majoritaire d’Immobel, interviewé par Archiurbain, 2016). Source
[8] Pour les densités bâties à Bruxelles, il faut sortir de la culture de la dérogation, site du journal L’Echo,
Pauline Deglume, 19 février 2021 03:30
[9] Rosaline Fuss et Sarah De Laet, « Le-coliving a la conquête de Bruxelles », Bruxelles en Mouvements, n° 311, mai 2021