« Celleux qui pensent que c’est impossible sont prié·es de ne pas déranger celleux qui essaient. »
L’adage aurait pu figurer sur une banderole dans les arbres, à côté du slogan Bos Boven Béton (« Des arbres, pas du béton ») ou d’autres citations inspirantes comme « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », qui sont autant de symboles de la révolution culturelle que nous appelons de nos vœux.
Voilà plusieurs années que nous, riverain·es, nous battons pour sauver les 14 hectares de nature du site de Wissenhage, rebaptisé « Bloemekenswijkbos », le bois du quartier aux Fleurs. Dernier restant des marais de Wondelgem, les Wondelgemse Meersen ou « Wondelmeersen », ce terrain humide, situé à un jet de pierre du centre de Gand, dans un quartier populaire densément peuplé disposant de peu d’espaces verts, est menacé de disparaître pour laisser place à un prestigieux dépôt de trams et bus de l’entreprise flamande de transports en commun De Lijn.
La décision d’utiliser ce terrain remonte à la fin des années 90, une époque où le quartier était plus vert et l’urgence climatique moins palpable. Après avoir acquis le terrain en 2002 et laissé passer deux fois le délai pour entamer les travaux, De Lijn a vu une demande de permis déboutée en 2022, en partie grâce à la mobilisation du voisinage. Début 2024, une nouvelle demande de permis a été introduite. Malgré plus de 1200 réclamations recueillies par le comité d’action, le gouvernement flamand a donné son feu vert le 30 juillet 2024. En septembre 2024, le comité d’action a introduit un recours auprès du Conseil flamand du Contentieux des permis (Raad voor Vergunningsbetwistingen), aux côtés notamment de l’organisation environnementale BOS+.
Quelques mois plus tôt, le soir du 20 juin 2024, comme pour célébrer le solstice d’été, une vingtaine d’activistes s’installent sur le site avec la ferme intention de l’occuper jusqu’à ce qu’il soit sauvé. Pour nous, membres du comité d’action, ce sont « des anges venu·es du ciel qui atterrissent dans les arbres ».
Une aventure humaine riche, grâce à l’enthousiasme des occupant·es et le soutien logistique des habitant·es du quartier, porté·es par une même cause. Nous avons construit des huttes dans les arbres, organisé des concerts acoustiques, un bioblitz [1], des ateliers artistiques, accueilli des activistes des quatre coins de l’Europe…
Hélas. Le mercredi 9 octobre, la police évacue la zad dans un déploiement de force impressionnant – pour ne pas dire traumatisant. De Lijn fait aussitôt raser dans la foulée une grande partie des arbres. Le comité d’action introduit immédiatement un recours en urgence, qui est plaidé le lundi suivant : dans un arrêté du 18 octobre, De Lijn reçoit l’ordre d’interrompre sur-le-champ les travaux, au motif que le règlement concernant les espaces protégées n’a pas été suffisamment pris en compte.
Nous ouvrons chaque jour un peu plus les yeux sur l’impact désastreux du mode de vie occidental sur l’environnement et les défis écologiques majeurs auxquels nous allons être de plus en plus confronté·es. Certain·es préfèrent faire l’autruche, s’abriter derrière le déni ou leur propre impuissance (« C’est foutu, de toute façon. ») D’autres adoptent de petits gestes, à défaut de trouver le moyen d’agir à plus grande échelle (« Chaque petit geste compte. ») D’autres encore sombrent dans l’écoanxiété [2] et la solastalgie [3]. D’autres enfin rejoignent des mouvements pour sortir de l’impuissance. La plupart d’entre nous naviguent ou alternent entre ces pôles, ou font un peu tout cela à la fois.
Le sentiment d’impuissance ronge bon nombre d’entre nous. Jusqu’à ce que la lutte frappe à notre porte et s’invite dans notre quotidien sans nous demander notre avis.
Ces friches du quartier aux Fleurs étant clôturées, elles n’étaient pas forcément très connues des habitant·es. Certain·es aiment toutefois s’y promener et y sont fortement attaché·es depuis longtemps. Le terrain a d’ailleurs abrité autrefois des jardins ouvriers, d’où la présence de quelques pieds de vignes et autres arbres fruitiers.
Nombre de riverain·es ont été écœuré·s en découvrant que ce terrain allait être bétonné. Impossible de rester les bras ballants alors que la lutte s’invitait littéralement à notre porte.
Certain·es avancent : « Moi, je ne veux pas mettre mon temps et mon énergie là-dedans, car c’est perdu d’avance. » D’autres nous demandent si nous pensons avoir une chance de réussir.
La vérité, c’est que, pour certain·es d’entre nous en tout cas, nous préférons ne pas y penser. Mieux, nous nous en moquons. Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui compte, c’est que nous pourrons plus tard regarder nos enfants dans les yeux et leur dire : nous avons fait ce que nous avons pu.
Avec le comité d’action, nous avons longtemps eu l’impression de nous époumoner dans le vide. La majorité des habitant·es du quartier et de Gand ignoraient ce qu’il se tramait. Les médias locaux publiaient de temps à autre quelques nouvelles, mais nous nous heurtions à un mur dès qu’il s’agissait d’alerter plus largement le public. Peut-être parce que nous étions perçu·es comme trop partisan·es ; il faut dire que les documents décrivant le site dans la procédure de demande de permis ne rendent pas forcément compte de ce que sont véritablement ces friches, et en particulier de leur valeur écologique.
Une visite d’étudiant·es de l’université de Gand avec leur professeur a marqué un tournant dans notre lutte : soudain, des gens qui n’habitaient pas juste à côté s’intéressaient aux friches ; ce groupe est venu établir un premier inventaire des espèces animales et végétales. Cette nouvelle-là a été reprise par plusieurs médias flamands de plus grande envergure, et un effet boule de neige s’est mis en place : les membres du mouvement social écologiste international Extinction Rebellion, que nous travaillions à impliquer depuis plusieurs mois, se sont mis·es à nous soutenir plus largement, puis les premières et premiers activistes sont arrivé·es pour s’installer dans les arbres et occuper le site. Depuis, une ZAD [4] a vu le jour : des humain·es allaient et venaient, les riverain·es donnaient un coup de main logistique aux occupant·es, des associations de lutte contre le gaspillage alimentaire et de bonnes âmes apportaient régulièrement de quoi manger, d’autres personnes donnaient du matériel, un coup de main… Le camp se structurait. Les occupant·es ont d’abord dormi dans de simples hamacs suspendus aux branches, puis construit des huttes dans les cimes.
L’arrivée des écureuil·les, comme on surnomme les activistes de tous bords qui s’installent dans les arbres, a soufflé un vent d’espoir chez les membres du comité d’action. Soudain, nous n’étions plus seul·es. D’autres personnes venues d’ailleurs étaient d’accord avec nous : oui, ces friches valent la peine que l’on se batte pour les préserver. Elles ont une valeur cruciale, notamment de par leur emplacement en pleine ville, au cœur d’un quartier dense et populaire : valeur écologique intrinsèque bien sûr (habitat et refuge de nombreuses espèces qui, sans ce lieu, disparaîtront tout bonnement de Gand), valeur dans la lutte contre les îlots de chaleur, le stockage de CO2, le rôle d’éponge et de tampon face aux précipitations, le rôle pour la santé physique, mais aussi mentale des riverain·es – pourquoi ce dernier argument n’a-t-il pas davantage sa place dans les débats ? Comme si nous, êtres humains, nous étions avant tout des corps-machines, comme si notre attachement sincère au lieu, parce qu’il est difficilement mesurable, quantifiable, parce qu’il relève de l’émotion et que les émotions sont disqualifiées dans une société qui se croit rationnelle était quantité négligeable (mais qu’y a-t-il de rationnel à poursuivre sans ciller des politiques qui menacent jusqu’à notre existence en tant qu’espèce ?).
Le comité d’action agit à l’intérieur des frontières du système, dans le respect de ses règles : accompagné·es d’une avocate spécialisée, nous brandissons nos arguments juridiques et techniques, respectons les procédures, introduisons recours et appels. Nous acceptons d’entrer dans la danse codifiée, desséchée, moribonde du dieu Administration. Les écureuil·les piétinent les règles et s’en émancipent, elles et ils ne marchent pas au pas sur un sol de béton mais dansent pieds nus dans la boue, s’affranchissant de la chorégraphie imposée pour inventer la leur, plus anarchique, plus chaotique, plus libre – plus vivante. Nul n’a le droit d’occuper les friches : ce faisant, elles et ils se mettent hors la loi. Parce que la plupart ont perdu toute confiance dans les politiques. Leur argument-maître : la désobéissance civile devient nécessaire là où le système échoue à défendre le bien commun. Nos modes de lutte, des plus modérés aux plus radicaux, s’épousent et se complètent. Ainsi, nos actions parallèles tissent une trame commune riche de liens humains. Le combat pour sauver les friches nous porte et est en même temps porteur de sens.
Or le sens n’est-il pas l’une des choses qui manquent le plus cruellement à nos sociétés modernes ? Le rapport occidental au monde nous vend depuis des décennies l’idée que nous nous réaliserons à travers la consommation. Mais l’adage « Je consomme, donc je suis » est un puits sans fond : la satisfaction donnée par l’acte d’achat est éphémère, il y a toujours de nouveaux objets à acheter, de nouvelles modes à suivre, vous trouverez toujours des voisin·es qui ont une plus grosse voiture que la vôtre. À cela s’ajoute la conscience croissante que ce modèle détruit notre environnement et finira en toute logique par nous détruire, nous. Bon nombre de nos métiers sont destinés à fabriquer et vendre des produits superflus qui précipitent la catastrophe climatique et écologique. Comment, dans ce contexte, trouver du sens au travail ? Or le sens au travail est l’une des clés qui permet de donner sens à la vie tout court. Imaginer que son emploi, c’est-à-dire une part importante de son temps et de son énergie, non seulement n’apporte rien aux autres, mais en plus contribue à aggraver la situation, ne saurait être porteur d’épanouissement personnel. Ajoutons à cela les exigences de performance et de productivité qui écrasent le monde de l’entreprise et nous comprendrons facilement pourquoi les burn-out et problèmes psychiques liés au travail explosent.
Les résistances au changement de nos sociétés pour s’adapter aux limites planétaires sont très fortes. Pourtant, il y a là un réservoir énorme de sens et de lien. C’est en travaillant à la mutation de nos sociétés vers des modèles plus sobres et moins consuméristes que nous nous réparerons collectivement, car qu’est-ce qui peut donner davantage de sens que l’idée de construire un monde meilleur, un monde habitable pour nos enfants et pour le reste du vivant ? Une des façons les plus simples et les plus efficaces de ressentir bonheur et satisfaction est de donner aux autres, de se sentir utile ; comment se fait-il que nous l’ayons oublié ? Pourquoi les mots « bienveillance » et « gentillesse » sont-ils devenus si galvaudés ?
Tout n’est pas rose pour autant dans nos friches : la lutte peut avoir quelque chose de décourageant. Nous sommes là à consacrer du temps et de l’énergie (denrées rares dans nos vies contemporaines) à défendre bec et ongles un site existant, quand l’ampleur de la tâche qui nous attend est tellement plus énorme. Nous gaspillons nos forces à lutter contre le vieux monde, quand tout reste à accomplir pour faire advenir le nouveau. Et pourtant. Cette résistance nous relie les uns aux autres d’une manière fondamentale qui nous manque dans le reste de la société : ici, nous retrouvons le sens du collectif, du commun. Cela nous porte et nous donne des ailes. Nous avons aussi, plus ou moins consciemment, l’intuition de choisir le bon côté de l’histoire.
La lutte y est pour beaucoup, mais les friches en elles-mêmes nous ont aussi fait ce cadeau. Elles nous ancraient dans la terre et le présent. Lorsque nous y passions du temps, nous retrouvions cette sensation extraordinaire de vivre dehors, en lien direct avec la nature. Le bruit du vent dans les arbres, sa caresse sur notre peau, les chants d’oiseaux… Aucun mur ne se dressait entre nous et le monde. Nous en faisions pleinement partie, ce que nos cocons-prisons de béton nous font oublier parfois. Les friches nous apaisaient. Une écureuille m’a confié qu’au-delà de la préservation du site, elle venait y vivre pour s’échapper de son logement social exigu et bruyant, dans lequel elle ne pouvait se ressourcer. La vie dans les friches nous a aidé à nous reconnecter à la nature et aux autres. Ce qui est devenu chose impossible pour nombre de citadins, notamment à cause du mal-logement.
La ZAD couvait et se développait de manière anarchique, organique. Ici, pas de hiérarchie, pas de chef, pas de porte-parole. Les décisions se prenaient au consensus, chacun·e était invité·e à prendre des initiatives, les responsabilités étaient réparties à tour de rôle. L’occupation était très mouvante, un flux de personnes qui arrivaient et repartaient. Autant d’ingrédients très déroutants pour qui a l’habitude de nos sociétés strictement organisées. Manque d’efficacité, difficultés pour communiquer… La concrétisation de l’idéal anarchiste se faisait au prix de certaines frustrations, ou en tout cas sa mise en place. Mais en même temps, quelle force, quelle inspiration ! Dans la ZAD, il y avait de la place pour l’expression de nos frustrations et de toutes nos émotions. On commençait une réunion par prendre des nouvelles les uns des autres, au-delà d’un laconique « ça va ». Les humain·es veillaient littéralement à prendre soin des autres. Une atmosphère de gratitude et de solidarité flottait dans l’air : nous étions tou·tes sœurs et frères d’un même combat, porté·es par une même cause juste, tou·tes reconnaissant·es les un·es envers les autres car nous reconnaissions cette « part du colibri », autrement plus concrète que les petits gestes individuels. Ici, plutôt que de rester enfermé·es dans nos solitudes désillusionnées, nos gestes intimes se tissaient ensemble pour former la trame d’un mouvement, notre mouvement. Il appartenait à tout le monde, il y avait de la place pour tout le monde. Nos approches, nos sensibilités étaient complémentaires, et c’est ce qui était beau.
Un jour, quelqu’un a eu l’idée de proposer à des personnalités politiques locales de venir visiter les lieux, pour se rendre compte par elles-mêmes de ce que sont nos friches. Certain·es écureuil·les ont exprimé leur malaise : si elles et ils étaient là, à agir dans l’illégalité, c’est notamment parce qu’elles et ils ne croyaient plus à l’action des politiques. Et l’idée de voir débarquer sur leur lieu de vie des gens potentiellement issus de partis extrêmes les mettait profondément mal à l’aise. Qu’à cela ne tienne : les friches étant vastes, la « visite guidée » n’était pas forcée de traverser la partie occupée. Des membres du comité d’action s’en chargeraient : après tout, elles et ils ont choisi la voie légale pour lutter. Les occupant·es pourraient décider, au cas par cas, de discuter ou non avec les politiques.
La lutte se faisait et se poursuit ainsi continuum, se parant de multiples formes : certaines actions se déroulent dans le respect des « règles du jeu » quand d’autres, se réclamant d’une désobéissance civile pacifiste, renversent le plateau.
Ainsi cette communauté humaine qui se tissait autour d’un commun à défendre était-elle à l’image du sol des friches : une riche palette d’une biodiversité explosive. En effet, le site, pratiquement inexploité jusqu’à aujourd’hui, a fait l’objet de plusieurs remblaiements au fil des siècles, chaque fois avec des terres d’origines différentes. Le résultat est un mélange particulier de couches plus ou moins riches, de sable, d’argile et de tourbières plus ou moins profondes. Agissant comme une banque de graines, ce sol hétérogène est à l’origine d’une biodiversité botanique incroyable : les Wondelmeersen se classent parmi les 4 % de zones les plus riches en espèces végétales de toute la Flandre. Ce qui fait des friches une véritable « bibliothèque du vivant » pour toutes les espèces vulnérables dans le tissu naturel urbain raréfié. Cette biodiversité se reflète aujourd’hui dans la communauté humaine qui se rassemble pour défendre les friches, avec toutes sortes de profils sociaux et de visions du monde ou de l’activisme – des visions différentes, mais complémentaires. En effet, combien de riverain·es écœuré·es par la disparition imminente des Wondelmeersen ont remercié chaleureusement les occupant·es, arguant qu’elles et ils rêveraient de faire la même chose, mais comment s’extraire de la vie et de ses multiples contraintes – travail salarié, famille, nécessité de gagner les moyens de sa subsistance, de rembourser des prêts, etc. ?
Ces différences forment un frein à l’efficacité et à la productivité, peut-être. Mais l’efficacité et la productivité sont aux antipodes de la vie. Les mécanismes retenus par la sélection naturelle ne sont pas efficaces ni performants, mais susceptibles de s’adapter à un large éventail de paramètres du milieu, ce qui est par essence antinomique : on ne peut pas avoir les deux. La photosynthèse, par exemple, est un processus extrêmement inefficace. Tout simplement parce que des plantes plus efficaces ne supporteraient pas de variations importantes de luminosité du soleil : impossible qu’elles soient sélectionnées par l’évolution, elles ne survivraient pas. Attention, donc, à ne pas rejeter un système innovant qui peut sembler chaotique à l’aune de nos modèles humains efficaces mais peu résilients. Il en va d’ailleurs de même de notre perception de la « nature » : certain·es riverain·es s’indignent de notre volonté de préserver les friches, qui n’ont pas de valeur à leurs yeux. Certes, elles n’ont peut-être pas la beauté d’une forêt sauvage ni l’esthétique soignée d’un parc urbain. Mais c’est une perception fausse que de croire qu’un parc planté et entretenu par des humain·es aurait une plus grande « valeur ». C’est en tout cas faux d’un point de vue écologique : la puissance et la résilience du sauvage sont autrement plus fortes que celles d’un jardin ou d’une forêt artificielle, pensés et plantés par des humain·es. Il faut faire confiance à la nature : les graines qui poussent de manière anarchique dans les friches le font parce qu’elles y ont trouvé le terreau, l’environnement, les espèces animales et végétales propices à leur croissance. Un écosystème qui se développe de manière spontanée sera toujours plus riche et plus résistant (notamment aux changements climatiques) qu’un parterre pensé par les humain·es. Vive l’anarchie botanique !
De même, que penser de notre manie de coller des étiquettes telles que « exotique » et « invasive » aux plantes et espèces que nous avons nous-mêmes disséminées à notre insu hors de leur biotope ? L’être humain·e est sans contexte l’espèce la plus invasive de la planète.
La différence est un atout, une richesse. Le laboratoire d’expérimentation qu’était la ZAD naissante nous le donnait chaque jour à voir. C’est aussi elle qui nous permettait de résister face aux tentatives d’intimidation : la police est régulièrement venue sur le site pour rappeler qu’il s’agissait d’un terrain privé et tenter d’identifier des écureuil·les. Quelques amendes ont été distribuées, notamment à un professeur de l’université de Gand qui a participé au bioblitz organisé cet été, lequel a permis d’identifier pas moins de 500 espèces différentes en une seule journée. L’inventaire des espèces vivant sur le site… On pourrait arguer que cela relève de la responsabilité de l’État. Mais quand le travail n’a pas été fait correctement, est-ce que les citoyen·nes doivent rester les bras croisés ? Est-ce moral de recevoir une amende pour cela ? Ces tentatives d’intimidation n’ont fait que resserrer nos liens, comme le montre la vitesse à laquelle les dons ont afflué lors de l’opération de financement participatif du comité d’action, destinée à financer les frais de justice, mais aussi à payer l’amende infligée au professeur.
L’occupation des friches a permis de changer notre rapport au temps et au monde. Outre la défense des lieux, des événements se sont organisés spontanément qui n’avaient pas de vocation « utilitaire » ni même de « consommation culturelle ». Il s’agissait de construire et réparer ensemble, de peindre des banderoles, d’organiser des concerts acoustiques. Des ateliers philosophiques et artistiques ou « artivistes », mêlant art et activisme : visite avec guide naturaliste, ateliers d’écriture et de dessin, écoute des bruits de la nature… Nous donnions voix aux arguments autres que juridiques et techniques tels que défendus dans le ballet administratif (demande de permis, recours, etc.). Nous donnions voix aux arguments poétiques, à ceux du vivant. Nous voulions établir des rituels qui feraient écho à ceux de nos ancêtres chasseur·euses-cueilleur·euses, qui vivaient beaucoup plus en harmonie avec la nature et veillaient à respecter ses limites. Par exemple, à travers la création d’une fresque où chaque occupant·e, chaque visitereur·euse pourrait laisser l’empreinte de sa main en ocre, comme un symbole de son passage, de son soutien et de son attachement au lieu. Hélas. L’écocide a eu lieu avant la réalisation de ce projet.
Cette (r)évolution à l’œuvre se perçoit jusque dans le langage. Les lieux de lutte fourmillent de trouvailles et de néologismes poétiques : « fées [5] » du marais Wiels à Bruxelles, « écureuil·les » qui grimpent aux arbres pour empêcher leur abattage sur le tracé de l’A69, notion de réensauvagement [6], de guerilla rewilding [7]… Autant de mots et expressions témoignant d’une vivacité, d’un bouillonnement organique, qui contrastent avec le vocabulaire technicojuridique aseptisé des permis d’environnement. La poésie comme arme ultime du vivant contre la technique et la mort. D’ailleurs, dans le nom de « Wondelmeersen », je ne peux m’empêcher d’entendre chaque fois ce « wondel » comme un « wonder » – qui signifie en néerlandais merveille, miracle.
Impossible de partir. L’amie qui m’accompagne me prévient, et je peux entendre une voix dans ma tête qui me dit la même chose : allons, viens, ça ne sert à rien de voir ça, il vaut mieux rentrer. Mais c’est plus fort que moi. J’ai besoin de voir. La mâchoire démesurée attrape un tronc. Ensuite on entend le bruit de la tronçonneuse, un petit moment. Jusqu’à ce qu’il s’arrête. Et là, le peuplier. Tombe. Comme ça. Il y a quelque chose qui se brise en moi. J’entends des cris d’indignation s’élever autour, d’autres gens sont en pleurs, une dame tombe à genoux, prise de haut-le-cœur. J’ai envie de crier mais aucun son ne sort. À l’intérieur de moi j’ai l’impression de m’être affaissée en hurlant. Mais je suis immobile comme une statue. Une main plaquée contre la bouche. C’est donc à ça que ça ressemble. La solastalgie.
Je pleure avec les autres, dans les bras des autres. Des amis. Des gens que je connais à peine, mais nous partageons la même douleur.
Le Conseil a fini par nous donner raison. Hélas, l’arrêté est arrivé trop tard pour empêcher l’écocide. La majorité des grands arbres a été rasée. La vision du site ravagé nous évoque des images de pays en guerre. Nous sommes à terre et nous nous sentons coupables d’être à terre : nous ne sommes pas en guerre. Nous ne sommes pas à plaindre, ou si peu en comparaison de ce que tant d’êtres humains subissent ailleurs dans le monde. Et pourtant. Le traumatisme est en nous, bien présent. Nous avons assisté, impuissants, au massacre.
Mais le Conseil nous a donné raison. La lutte n’est pas terminée, elle va se poursuivre sur le plan juridique. Tout n’est pas perdu. Le sol : là se dissimule tout le potentiel, toute la richesse de nos friches. La bibliothèque de graines est toujours là, les couches de tourbe, les conditions aussi. Il est encore possible de sauver le terrain, de laisser la nature reprendre ses droits.
C’est à cet espoir que nous nous accrochons.
Écrivaine, traductrice littéraire, membre du comité d’action pour la défense des Wondelmeersen
[1] Inventaire intensif de la flore et de la faune dans une zone précise durant une courte période de temps.
[2] Émotion négative ressentie en réaction aux bouleversements environnementaux actuels et futurs.
[3] Terme inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht et qui désigne la détresse et la douleur de perdre son habitat, son refuge, un écosystème auquel on est attaché.
[4] Zone à défendre.
[5] Défenseuses et défenseurs autoproclamées du marais Wiels.
[6] Mode de protection de l’environnement consistant à rendre aux écosystèmes leur caractère naturel, sauvage.
[7] Mode de lutte qui consiste notamment à dynamiser la biodiversité d’un site en y invitant des espèces protégées.