Inter-Environnement Bruxelles
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Friche Josaphat : une prairie en commun

Un soir où la chaleur ne quitte pas les murs de Bruxelles, les criquets chantent sur l’énorme prairie de la friche Josaphat à Schaerbeek. Mathieu Simonson nous offre une visite du lieu et nous aborderons, avec lui, plusieurs années d’engagement et son regard sur les enjeux des luttes actuelles sous l’angle des modes d’organisations collectives.

© Collectif « Sauvons la friche Josaphat » - 2020

Un train, puis un avion passent et les abeilles sauvages bourdonnent autour des milliers de fleurs – propres au biotope de cette immense prairie qui a poussé lentement, depuis une vingtaine d’années sur les restes de la zone de formation de la gare de Schaerbeek. Achetée en 2006-2007 par la SAF (Société d’acquisition foncière, à présent la SAU – Société d’aménagement urbain), cette friche, grande comme 5-6 terrains de foot, a longtemps été non grillagée, parfaite pour les belles balades avec ou sans chien et terrain d’aventure pour un groupe Commons Josaphat qui s’interrogerait sur « comment fait-on pour protéger les biens communs urbains à Bruxelles ? » Mathieu Simonson qui anime d’abord le journal de quartier Ezelstad le rejoindra : « pour la friche Josaphat, le groupe avait lancé un appel à idées et proposait de construire collectivement une sorte de cahier des charges alternatif. Plutôt que laisser le dialogue en chambre entre expert·es et hauts fonctionnaires, amenons des gens à réfléchir ensemble sur ce qu’il doit advenir de ce site. »

« Cet appel à idées a généré plein d’embryons de projets, dont le groupe Occup’action. Ils avaient déjà tenté plusieurs occupations, des petites choses, un peu pour montrer l’existence de ce terrain. En mars 2015, on a eu le désir d’aménager un jardin. Au départ, c’était surtout symbolique, puisque les premières plantes sont arrivées dans des cageots à oranges. Moi, j’avais besoin de verdure, car là où j’habite, c’est très minéral. Petit à petit, des femmes du quartier s’y sont intéressées, et on a eu envie d’installer un vrai potager en bac. »

Et voilà qu’à l’été 2015, la SAU les contacte pour signer une convention d’occupation temporaire d’une durée de six mois, renouvelable, jusqu’en décembre 2015. D’autres projets les rejoignent sur le terrain : une cabane-cuisine pour récupérer des invendus, pour les préparer avec les voisins-voisines et l’édification de cette cabane d’Ivan Markoff. En décembre 2015, la SAU refuse de poursuivre la convention notamment sous prétexte que des cabanes ont été construites sans autorisation. « On s’est donc retrouvés dans la situation ancienne : une occupation de fait qui va perdurer jusqu’en 2018 avec la création, à la demande du propriétaire, de l’ASBL Josaph’Air qui va signer une nouvelle convention d’occupation temporaire » explique Mathieu. La convention, toujours en cours, encadre l’occupation : désormais accessible aux uniques membres de l’ASBL, le terrain est maintenant grillagé avec un portail muni d’un cadenas à code. Certes, pour s’inscrire à l’ASBL, il suffit de donner son nom et prénom, mais la formule est contraignante et limite de facto l’accessibilité : « Quand je suis arrivé en 2015, et ça a duré jusqu’en 2018, c’était un espace totalement ouvert, les gens allaient et venaient, passaient promener leur chien. Cette liberté a créé une forme d’émulation, c’était très organique, les projets allaient et venaient. La fermeture, le cadenas a pas mal changé les choses. C’est devenu plus rigide, mais des personnes intéressées par le jardin ont continué à passer. »

La Compagnie des Nouveaux Disparus s’y est également installée avec une convention propre et le Festival Mimouna à part, c’est surtout un lieu de stockage. Et puis, il y a la présence rassurante de Patrick qui est logé dans une ancienne chambre froide aménagée en maisonnette, don du boulanger de la place Meiser : « Oui, tu as raison, c’est un peu le concierge du site, il évite les dépôts d’ordures, il a arrosé le potager quand on ne pouvait pas venir ». La cabane d’Yvan Markoff est en construction continue depuis 2015, une roulotte y demeure et un grand dôme de bois et de plastique, appelé le forum, doté de gradins permet d’accueillir les réunions.

Puis, c’est la nature… La balade commence par des roseaux qui tanguent un peu dans la brise chaude. « Le terrain est en pente, et pour éviter d’avoir les pieds dans la flotte, nous avons creusé une mare en 2017, et l’eau a amené beaucoup de libellules. Depuis lors, c’est un réservoir de biodiversité. Il paraît qu’en Région bruxelloise, après le Rouge-Cloître, c’est ici qu’il y a le plus d’espèces différentes de libellules. »

Plus loin, au-delà des derniers bacs potagers, s’ouvre la prairie : « On a aussi plein de variétés d’abeilles sauvages dont la présence a commencé à attirer quantité de naturalistes toujours nombreux d’année en année. C’est un des principaux spots de biodiversité du nord de Bruxelles ». Il y a vraiment plein de fleurs ici, tu as de la camomille ! : « Moi, je n’y connais rien », répond Mathieu, « tu as intérêt à interroger Benoît, de Sauvons la friche Josaphat, il s’y connaît mieux que moi. »

En près de cinq ans de présence sur le site, Mathieu a vu la mobilisation monter, descendre, les têtes changer : « Le premier groupe s’est complètement dissous, chaque groupe, à vrai dire, a tenu tel quel un an et demi, c’est très difficile de conserver les mobilisations à long terme. Les uns partent pour de longs voyages, d’autres ont des projets de famille, du travail ailleurs, déménagent, s’essoufflent à force de s’engager ici. Moi-même, je me suis éloigné pendant un an ou deux. »

Mathieu revient pour la mobilisation lié à la procédure de publicité-concertation sur le Plan d’Aménagement Directeur Josaphat. Le terrain pourrait devenir un grand quartier résidentiel. Mis à l’enquête en octobre 2019, ce PAD reçoit de nombreuses critiques, y compris des autorités communales. Un groupe de défenseurs se recrée : Sauvons la friche Josaphat, qui anime notamment une page FB, lance une pétition, accélère le relevé botanique et entomologique du lieu. À ces défenseurs de la biodiversité s’agrègent aussi des personnes peu convaincues de la qualité urbanistique du projet PAD : trop dense et bétonné, risquant de saturer la circulation automobile et qui exigent que « ce qui est public doit tout simplement rester public », car « le parc de logements serait largement privatisé : entre 73 et 78 % de logements privés ou privatisables. » (extrait de la pétition)

« Rejoindre les groupes qui préparaient les avis sur le PAD était très enrichissant. C’est également l’occasion de se retrouver tous ensemble sur le site », poursuit Mathieu. Désormais, les réunions de Sauvons la friche Josaphat se programment chaque lundi sous le dôme du forum. Malgré sa fermeture, cet espace reste un terrain d’aventure : il rassemble des botanistes, des potagistes, mais aussi des gens qui s’engagent sur le devenir urbanisé du site. Ici, comme peut-être au marais Wiels, ce qui importe, ce qui tient les gens sur la durée, ce qui en attire d’autres, c’est le lieu, la friche, et non pas une organisation, un groupe figé auquel il faudrait adhérer, malgré la tentative de fixer cela par l’ASBL : « Les personnes qui s’investissent physiquement sur le terrain, pour construire une cabane, pour entretenir le jardin, ne sont pas forcément les mêmes que celles qui vont rédiger des avis pour les enquêtes publiques. Ces groupes ne se rejoignent pas toujours, même si certaines personnes sont touchées par les deux. Certaines veulent seulement faire de l’occupation dans l’ici et maintenant et ne s’intéressent pas à l’avenir du site dans cinq ou dix ans. Et puis, il y en a, c’est un peu mon cas, qui se sentent concernées par le moyen et le long terme, et d’autres qui ne se consacrent qu’au devenir urbanistique du terrain, mais qui ne s’impliqueront pas dans des actions concrètes sur la friche. »

Il analyse les associations d’individus, qui s’agrègent, puis se désagrègent, puis se réagrègent autour d’un objectif commun : « c’est un des défauts de notre société, le fait de vanter l’éphémère, les modes d’organisation trop organiques ont un versant très négatif, mais qui convient bien aux associations de quartier. Localement, si tu veux organiser quelque chose sur un terrain précis, c’est par ce bout-là que tu vas t’y prendre. On lance quelque chose avec ce qui existe, dans un laps de temps donné, ce ne sera peut-être qu’un laboratoire qui ne durera qu’un an ou quelques mois. Je ne suis pas pétri de certitudes sur l’utilité sociale de ce qu’on fait. Je suis seulement sûr de ce que cela m’a apporté : je n’ai pas de jardin et j’ai rencontré des personnes très enrichissantes et défendu des idées qui méritent d’être débattues. »

Il ajoutera aussi des questions qui émergent de cette longue expérience d’engagement : comment agir au mieux dans l’incertitude ? Comment éviter que les projets d’occupation temporaires ne soient récupérés pour valoriser des projets de revitalisation publics ? Et comment agir en terrain populaire lorsque nous ne sommes pas issus de cette classe sociale ?

par Cataline Sénéchal

Chargée de mission