En 2017, IEB consacre un numéro entier de son Bruxelles en mouvements au quartier Heyvaert [1]. Cette petite portion du territoire de Cureghem a une longue tradition d’accueil de populations migrantes arrivant à Bruxelles, ainsi que d’activités économiques adossées à une mondialisation par le bas telles que le commerce d’exportation de voitures d’occasion ou les grossistes en vêtements du quartier du Triangle. Cette publication est le fruit de trois années d’intégration d’IEB dans le quartier. Depuis décembre 2014, en effet, IEB a atterrit avec ses valises, ses 14 travailleurs, sa bibliothèque, ses Bruxelles en Mouvements et sa curiosité à deux pas de la place Lemmens. Dix ans après cette installation, IEB reste plus que jamais intégrée dans le quartier et attentive à ses transformations. Petit tour d’horizon.
Lorsque IEB fait le choix de s’installer dans le quartier Heyvaert, c’est un petit peu un hasard, mais pas que. La structure a bougé entre des quartiers très divers au cours de sa désormais longue histoire. Le dernier en date étant Matongue et son centre Mundo-B, qui accueille alors l’élite des associations travaillant la question environnementale, mais s’avère peu perméable aux questions urbaines et sociales qui agitent IEB. Se fait donc sentir l’envie de descendre dans la vallée de la Senne, dans les quartiers populaires proches du canal, là où nous tentons de relier les savoirs chauds (l’expertise d’en bas) aux savoirs froids (l’expertise d’en haut). Mais ne nous voilons pas la face, ce qui a également décidé IEB à quitter son perchoir du « Haut » de la ville, à l’instar de bon nombre d’habitants de plus en plus fragilisés, c’est le coût de l’immobilier qui grevait trop lourdement notre budget. Le quartier Heyvaert, comme une bonne partie de Cureghem d’ailleurs, reste, à ce titre, une aubaine pour ceux qui ne peuvent plus suivre l’évolution des prix de l’immobilier.
C’est une des principales raisons également qui a fait du quartier Heyvaert une terre d’accueil pour les populations migrantes venant tout juste d’arriver à Bruxelles : les prix de l’immobilier y sont en moyenne 20 % plus bas que dans le reste de Bruxelles et l’offre d’un habitat au sein des différentes communautés migrantes constituait encore, jusqu’il y a peu, une forme de gisement en logements sociaux de fait, même si les bas loyers n’offrent souvent l’accès qu’à des logements de très médiocre qualité.
Le quartier Heyvaert, territoire déjà convoité à la fin du 19e siècle pour le développement de ses industries, n’a eu de cesse d’être la terre d’accueil d’une population en quête d’un travail ou d’un logement. Situé à proximité du centre-ville, le long du canal et pas loin de la gare du Midi, ce territoire est resté le point d’arrivée de nombreuses populations à faibles revenus. Cependant, l’équilibre des fonctions est fragile et les pressions immobilières en cours, souvent accompagnées par les politiques publiques, pourraient remettre en question ce rôle historique d’accueil.
Après avoir accueilli tout au long du 20e siècle les migrants italiens, espagnols, puis marocains, les cycles migratoires se sont accélérés dans les années 90 avec des migrants d’Amérique Latine, du Liban, d’Afrique puis de l’Europe de l’Est et, plus récemment, de Syrie. Le quartier Heyvaert permet aux populations, dont les ressources économiques sont faibles, d’arriver sur le territoire bruxellois et d’y trouver un logement à tarif raisonnable, ainsi qu’un entourage communautaire rassurant. C’est donc surtout via le bouche-à-oreille et les liens communautaires que les nouveaux arrivants débarquent dans le quartier où ils savent avoir la possibilité de conclure rapidement un bail avec des propriétaires, pour la plupart souvent eux-mêmes issus de l’immigration, et généralement moins regardants sur les garanties à fournir pour accéder à un logement.
« C’est un ami nigérien qui m’a aidé à trouver le logement, c’est lui qui a vu une maison vide, qui était à louer, il m’a informé, on a contacté le propriétaire, je suis allé visiter, il se trouve que ça me convenait et c’est comme ça que je suis arrivé dans le quartier. »
(Homme, 46 ans, Nigérien, habite Heyvaert depuis quelques mois) [2]
On dit du quartier Heyvaert qu’il offre du « logement social de fait », car les loyers y sont plus abordables qu’ailleurs à Bruxelles (le loyer mensuel moyen d’un logement y est de 613 €) mais pour des logements qui ne sont pas toujours confortables (mal isolés, mal chauffés), voire insalubres fautes de moyens ou d’intérêt de leurs propriétaires pour les rénover. Le coût du logement y est inférieur de 25 % à la moyenne de Bruxelles. Ceci dit, ce prix reste élevé, car le revenu par habitant dans le quartier est quasiment deux fois plus bas que la moyenne bruxelloise.
Autre indice de la précarité des populations habitant le quartier Heyvaert, près de 80% des ménages sont locataires alors que la moyenne à l’échelle de la Région bruxelloise tourne plutôt autour de 60 %. Tributaire de l’offre locative en logements et du prix fixé par les propriétaires bailleurs, cette population a subi de plein fouet l’explosion récente des prix de l’immobilier. Or, cette offre ici encore plus qu’ailleurs à Bruxelles, dépend très fortement du marché privé. En effet, on ne dénombre que 2 % de logements sociaux dans le quartier Heyvaert ! Si la commune d’Anderlecht est régulièrement citée pour son important parc de logements publics, et qu’elle se targue de disposer de 14 % de logements à finalité sociale au 1er janvier 2021, une analyse plus fine montre que la production de logements abordables reste défaillante. En réalité, seuls 9,6 % de ces logements sont véritablement sociaux et leur production s’est tarie ces dernières années. En outre, le score honorable de 9,6 % repose sur un parc historique, souvent vétuste, provenant à la fois des cités jardins de la Roue, du Bon Air, du Vogelzang et de Mortebeek combinées avec les grands ensembles modernistes des années 60-70 du Peterbos, du square Albert et des Goujons.
Entre 2005 et 2019, la commune n’a mis que 267 logements sociaux de plus sur le marché pour atteindre un total de 5 144 logements, soit une augmentation de 5% en 15 ans et une production de 17 logements sociaux/an. Or, dans le même temps, la population augmentait de 30 % pour passer de 93 808 habitants en 2005 à 121 929 en 2021. La plupart de ces nouveaux habitants ne sont pas dotés d’un revenu élevé et viennent allonger la liste d’attente pour accéder à un logement social. Une liste qui a explosé depuis la pandémie de coronavirus avec près de 55 000 ménages en attente d’un logement social à l’échelle de la Région bruxelloise et un temps d’attente moyen tournant autour de 10 ans. En 2018, ils étaient 43 170 ménages soit une augmentation de près de 25 % en 6 ans.
Les pouvoirs publics sont pleinement conscients de cette offre indigente. C’est la raison pour laquelle, en 2021, le Plan d’aménagement directeur (PAD) Heyvaert a prévu une clause particulière qui prévoit d’imposer 25% de logements sociaux - ou assimilés à du logement social - dans tous les projets, publics ou privés, de construction de logements de plus de 2 000 m². Une avancée évidente, surtout si l’on sait qu’une telle clause est une première en Région bruxelloise. Toutefois, le retard est tellement important que la « clause Heyvaert » permettra juste d’éviter une dégradation de la situation actuelle. En effet, sur les 3 200 logements du quartier, seuls 2 % sont des logements sociaux, soit 64 unités. Le PAD annonce la construction de 1 800 nouveaux logements. Si on applique la règle de 25 % à tous les nouveaux logements (ce qui est très optimiste puisque la clause ne concerne que les projets de plus de 2 000m²), on arrive au mieux à 450 nouveaux logements sociaux. Ce qui donne un total de maximum 514 logements sociaux. Ce stock, une fois rapporté aux 5 000 logements du quartier Heyvaert, représente à peine 10 % de l’offre, mais au prix d’une densification massive d’un quartier populaire déjà très dense.
La pression qui s’exerce sur le secteur du logement a également un impact fort sur une autre dimension du quartier : les différents commerces de niche qui se sont développés grâce aux populations migrantes occupant le quartier Heyvaert depuis le 19e siècle. Ce territoire joue en effet un rôle important dans deux filières commerciales internationales. L’une consacrée au textile et organisée autour du quartier du Triangle. L’autre spécialisée dans l’exportation de véhicules d’occasion vers l’Afrique. Ces espaces représentent des ressources économiques importantes, même s’ils sont moins connus et valorisés que d’autres secteurs de l’économie. Ce faisant, ils participent d’une forme de mondialisation par le bas qui bénéficie particulièrement aux populations migrantes arrivées plus récemment à Bruxelles et connaissant davantage de difficultés à s’insérer dans les secteurs classiques du marché du travail. Pour visibiliser et se faire croiser les ressources du quartier, IEB avait organisé en 2016, dans les locaux d’Euclides, durant trois mois, une exposition de photos et de témoignages libérant la parole des usagers de Cureghem, habitants et travailleurs, au-delà de leurs cercles d’action. En 2022, en partenariat avec le musée des migrations, sis à Molenbeek, IEB a participé à une exposition retraçant sur plusieurs générations l’histoire des entrepreneurs bruxellois et de leurs parcours migratoires sous l’angle du concept de mondialisation par le bas. Elle y illustrera ces deux activités historiques développées par des entrepreneurs qui utilisent les chemins de leur migration pour leurs activités commerciales et se concentrent sur une portion du territoire devenu ainsi de véritables places marchandes. [3]
Le Triangle textile tire son nom de l’îlot créé par les rues de l’Autonomie, Limnander et Lambert Crickx. Il s’agit du quartier historique de la confection de Bruxelles. Un simple coup d’œil aux vitrines suffit à repérer les nombreux magasins dédiés aux textiles. Bien que les alignements de mannequins en vitrine rappellent n’importe quelles boutiques de mode, la plupart de ces commerces sont en fait des grossistes. On y commande de quelques dizaines à plusieurs milliers de pièces, réalisées sur mesure dans des petits ateliers ou importées directement d’Asie du Sud-Est. C’est ce qui explique également que la plupart des commerçants sont eux-mêmes indo-pakistanais ou chinois. Ce faisant, ils sont venus remplacer une population juive installée dans ce quartier et ce commerce il y a de ça près d’un siècle déjà [4].
En effet, après la 2e guerre mondiale, alors que le quartier du Sentier à Paris devient le cœur du prêt-à-porter en Europe, les commerçants de textiles de Bruxelles viennent s’y approvisionner et se regroupent à Cureghem. Leurs commerces prospèrent peu à peu et les petits artisans de la communauté juive, qui étaient naguère des fabricants, se transforment en grossistes tandis que le quartier accueille également des merceries, des cordonneries… Alors que jusque dans les années 1970, le travail se fait derrière les murs sans vitrine tournée vers la rue, Jacques Bromberg, qui arrive de Paris, va impulser l’image actuelle du quartier avec ses vitrines et ses étalages commerciaux tournés vers la rue. Un autre grossiste, Georges Goldberg rêve de faire du Triangle l’équivalent belge du « Sentier » parisien en attirant des acheteurs de textiles en gros d’Allemagne, de Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg. Cependant malgré l’importance de la dynamique économique et ses liens avec la rue, les autorités communales dénonceront ce qu’ils appelleront un « regroupement sauvage » de grossistes en textile. En 1977, la commune adoptera un plan particulier d’aménagement qui limitera à 10% les activités de même type dans un même îlot. Georges Goldberg à la tête de l’association « Le Triangle » se battra pour obtenir une exception pour les trois rues formant le triangle.
Mais la crise économique et les coûts de la main-d’œuvre locale vont pousser à la délocalisation de la production des vêtements vers l’extérieur de l’Europe. Avec l’arrivée à Bruxelles de grandes chaînes comme Zara pratiquant des prix planchers, la communauté juive va peu à peu lâcher du lest et abandonner cette activité dans le quartier. Les Pakistanais puis les commerçants chinois vont prendre leur place. À côté des nombreux commerces textiles apparaissent des commerces d’accessoires de mode - tels que des sacs à main, des ceintures, des bijoux - et des commerces de petits matériels électroniques également tenus par des Pakistanais.
Cette activité de la confection illustre parfaitement ce que l’on appelle la « délocalisation sur place » [5]. C’est l’idée que bien que certaines activités ne prospèrent que grâce au recours à une main-d’œuvre bon marché, celles-ci ne peuvent pas être délocalisées. C’est le cas des ateliers de confection qui doivent pouvoir s’adapter à la demande et répondre rapidement à une commande. Plutôt que de partir vers l’étranger, ces secteurs – on peut citer celui de la construction également – sont pris en charge sur place par des populations migrantes, contraintes souvent d’accepter des salaires et des conditions de travail en deçà des critères de la population nationale. Ce type d’activité offre néanmoins des conditions de subsistance à une population peu qualifiée et, ce faisant, la possibilité de se maintenir au centre-ville.
Dans une logique de centralité commerciale similaire à celle rencontrée dans le quartier du Triangle, une autre activité économique se concentre autour de la rue Heyvaert. Une rue qui donne son nom au quartier et sa réputation à l’une des plus grandes places marchandes au monde dans le commerce d’exportation de voitures d’occasion. Peu connue de la plupart des Bruxellois, cette activité fait cependant transiter par le quartier des milliers de voitures en provenance de toute l’Europe. Il faut prendre le temps de parcourir les petites ruelles pour observer les dizaines de garages qui s’alignent de part et d’autre de la rue Heyvaert. La plupart de ces voitures sont destinées au marché africain. C’est ce qui explique également la présence importante d’une population originaire d’Afrique subsaharienne dans le quartier. Bon nombre de ces hommes, jeunes et moins jeunes, qui occupent l’espace public sont en fait des importateurs de voitures voyageant depuis l’Afrique pour venir acheter un lot de véhicules dans le quartier. La plupart ne restent que quelques semaines sur place avant de rentrer au pays vendre leurs voitures, reconstituer leur capital, et préparer leur prochain voyage. Ce commerce ne pourrait cependant fonctionner sans la présence d’une douzaine de grands consignataires qui prennent en charge le transit de ces véhicules depuis le quartier Heyvaert jusqu’au port d’Anvers et ensuite par bateau en direction des principaux ports africains.
Si la plupart de ces consignataires sont d’origine libanaise, c’est parce que ce groupe maintient et organise l’activité depuis les années 1980. Ils sont les premiers à avoir mobilisé leur diaspora commerciale pour connecter la demande croissante en véhicules de l’Afrique avec les voitures d’occasion bon marché disponibles en Europe [6]. Depuis une quarantaine d’années, tout le quartier s’est développé autour de cette activité pour devenir une véritable place marchande mettant à disposition non seulement tous les acteurs essentiels à la chaîne logistique permettant aux voitures de circuler, mais également une série de services destinés aux acheteurs africains ; logements, bar, restaurants, épiceries, commerces annexes ainsi que de nombreuses églises pentecôtistes. Ces services ont d’ailleurs contribué à attirer dans le quartier Heyvaert une population d’Afrique subsaharienne qui n’a aujourd’hui plus rien à voir avec l’exportation de voitures d’occasion.
Mais à partir des années 90, les communes d’Anderlecht et de Molenbeek vont commencer à lutter activement pour le départ du commerce de voitures d’occasion du quartier. Les raisons annoncées sont liées aux nombreuses nuisances créées par cette activité. Notamment en termes de circulation des véhicules et d’occupation de l’espace public. Ce conflit entre responsables politiques et activité commerciale rappelle celui observé dans le quartier du Triangle. Les politiques font clairement preuve d’une volonté de récupérer les très grandes superficies occupées par les garages pour construire de nouveaux projets, notamment des logements. Mais les garagistes se maintiennent malgré les pressions, car ils sont en grande majorité propriétaires de leurs entrepôts. Aujourd’hui, le devenir du quartier et de son commerce d’exportation de voitures d’occasion reste incertain.
Si les activités relevant de la mondialisation par le bas représentent bien des ressources économiques importantes, celles-ci sont cependant particulièrement vulnérables aux transformations actuelles et projetées du quartier Heyvaert. Ce territoire est en effet au cœur de l’appétit des promoteurs immobiliers qui voient dans cet ancien espace industriel une opportunité de montée en gamme et de réaffectation en logements. Si elle n’est pas cadrée, cette tendance conduira inévitablement à la disparition des espaces dans lesquels ces activités commerciales prennent aujourd’hui place et vers un processus de gentrification s’opérant à l’encontre d’une partie de la population actuelle de ces quartiers. Or, les autorités politiques en charge de ce territoire ne semblent pas pressées de jouer ce rôle de cadrage, d’autant plus vis-à-vis de pratiques économiques dont elles ne semblent pas toujours mesurer l’importance. Dans bien des cas, les transformations en cours sont même encouragées par les autorités politiques comme le montre la multiplication des programmes publics sur le quartier Heyvaert. À commencer par les contrats de quartier, qui s’y sont succédé à un rythme soutenu depuis 1997 [7], puis les Contrats de Rénovation Urbaine (CRU).
Dans sa dénomination première le CRU Heyvaert était baptisé CRU Ro-Ro [8], évoquant par là le déménagement prochain des garagistes depuis le quartier Heyvaert vers le nord de la Région, ouvrant la voie à une importante mutation foncière avec à la clé une transformation du quartier. Citydev espérait construire à cet endroit 900 logements comme s’il s’agissait d’une friche. 3,6 millions d’euros du CRU sur les 22 millions du programme vont être affectés à « l’acquisition de biens immeubles prioritairement dans la zone du Canal et du quartier Heyvaert afin de disposer de réserves foncières en vue de développer des projets d’espaces publics et immobiliers en lien avec le redéploiement de la zone du Canal ». Le programme de CRU, pour être opérationnel, supposait l’expropriation de pas moins de 14 parcelles du quartier Heyvaert, dont la plupart appartenaient aux garagistes, pour réaliser le « parc » de la Sennette, à savoir un tracé en intérieur d’îlot rejoignant la Porte de Ninove et le site des Abattoirs.
Au final, le projet RoRo a été abandonné. Le Port de Bruxelles a annoncé, avec regret à l’automne 2018, l’échec du projet, les garagistes du quartier Heyvaert ayant refusé l’offre qui leur était faite de déménager au nord. Mais le Plan d’Aménagement Directeur (PAD), précité, est venu rajouter une couche en 2021 avec son projet de construction de 1 800 logements dans le quartier.
Ces politiques publiques de rénovation, en améliorant les qualités esthétiques des espaces publics sans chercher à encadrer le marché immobilier et la spéculation, ont attiré l’attention des investisseurs privés. Le quartier Heyvaert est aujourd’hui pris en tenaille entre les vastes développements immobiliers du bassin de Biestebroeck (15 000 nouveaux habitants annoncés dans des tours de logements privés en bordure de canal) et ceux du quartier Midi (5 000 nouveaux habitants à proximité de la gare TGV internationale). Ces projets de logements sont largement portés par de gros promoteurs immobiliers privés tels que Atenor, Immobel, BPI ou BESIX. Au travers des politiques publiques de revalorisation, les anciens espaces centraux de relégation sont devenus des espaces convoités. Si une population précaire parvient à s’y maintenir, non seulement ses conditions de vie ne s’améliorent pas ou peu, mais en plus la pression à la hausse sur les loyers contient, à terme, le risque d’un déplacement important de ces populations [9]. Pour visibiliser ces questions, IEB organisera en 2021 avec l’Université populaire d’Anderlecht une semaine d’événements autour du quartier de Cureghem pour s’interroger sur les processus de rénovation et de gentrification qui touchent le quartier, mais aussi sur la dynamique de résistance de cet espace central et populaire. [10]
Les premiers projets immobiliers privés commencent à poindre dans le quartier, tantôt portés par des promoteurs immobiliers - tel le projet Revive sur la parcelle Aciers Wauters – tantôt par les exportateurs de voitures eux-mêmes. Pour le moment, malgré la pression au changement, le quartier Heyvaert continue d’accueillir les personnes en situation économique et résidentielle précaire. Mais pour combien de temps encore ? Les pressions décrites ci-dessus, même si elles s’opèrent graduellement, font peser un risque de rupture dans l’accès aux ressources d’un territoire proche du centre-ville : logements et commerces abordables, approvisionnement alimentaire avec notamment le très fréquenté marché des abattoirs, activités pourvoyeuses d’emplois, points d’appui associatifs ou communautaires…
Remplacer ce système, construit sur des décennies et jouant un rôle social vital, pour lui substituer des modes d’habitat et de consommation d’une classe moyenne en quête de logements et d’espaces accessibles, risque de faire disparaître un quartier populaire de centre-ville, sans solution de rechange pour les habitants et autres usagers qui en bénéficient. Comment les commerces de niche que sont les grossistes en textile du Triangle et les exportateurs de voitures d’occasion parviendront à se maintenir dans un quartier ayant connu une montée en gamme et dont les prix du foncier vont inévitablement exploser ? Ces secteurs économiques représentent cependant des ressources essentielles pour un grand nombre de personnes, et parmi elles une population migrante ayant davantage de difficultés à s’insérer sur le marché classique du travail.
Pourtant, la situation décrite ci-dessus n’est pas une fatalité. Les pouvoirs publics à la manœuvre, tant au niveau communal que régional, disposent de leviers divers pour influencer ces dynamiques : production conséquente de logements sociaux, taxation et réquisition des logements vides pour les rénover et les affecter en logements à tarifs sociaux, préservation du foncier public, grille contraignante des loyers fixée à partir du revenu des Bruxellois… Les solutions existent et il est encore temps de les mettre en œuvre !
[1] « Des vaches et des voitures – Carnets du quartier Heyvaert », Bruxelles en mouvements, juillet 2017. Il prolonge le Bruxelles en Mouvements n°276, de juillet 2015, consacré au quartier de Cureghem.
[2] M. Chabrol et C. Rozenholc, « Rester en centre ville : ce(ux) qui résiste(nt) à la gentrification », in Uzance, vol. 4, 2015.
[4] De Caluwé D., 2014, Cureghem. Résistance et déportation, Bruxelles.
[5] Terray E., 1999, Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place, in Balibar E. et al, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La découverte, pp. 9-34.
[6] Rosenfeld M., 2018, Car connection. La filière euro-africaine de véhicules d’occasion, Paris, Karthala.
[7] CQ La Rosée (1997-2001), CQ Chimiste (2001-2005), CQ Heyvaert (2002-2006), CQ Lemmens (2007-2011), CQD Compas (2013-2017). Lire aussi : C. Scohier et P. Ciselet, « Les quartiers populaires en tenaille entre agrafes & passerelles », in Bruxelles en Mouvements n° 298, mai 2021.
[8] Ro-Ro est le diminutif de « Roll on Board – Roll off Board », ce qui désigne le type de navires disposant d’une rampe d’accès pour le chargement de véhicules roulants.
[9] M. Sacco et C. Scohier, « Les habitant·e·s de Cureghem confiné·e·s entre politiques sécuritaires et de rénovation » in Bruxelles en Mouvements n°310, mars 2021.