Constructeurs automobiles et pouvoirs publics s’accordent sur un point : l’avenir est à l’électrique. Ce futur vise-t-il cependant à réinventer la mobilité en milieu urbain ou simplement à remplacer le parc automobile existant ? La question mérite d’autant plus d’être posée que les gains environnementaux de la voiture électrique sont controversés et contestables.
En juin dernier, la Région bruxelloise annonçait vouloir interdire la circulation aux véhicules thermiques sur son territoire, avec un bannissement du diesel en 2030 et de l’essence en 2035. En Europe, pour des raisons qui tiennent à la fois au respect des « objectifs climatiques » (neutralité carbone en 2050) et à la profitabilité de l’industrie, c’est l’électrification de la mobilité automobile qui a été retenue.
Avec une centaine de décès par an imputables à la mauvaise qualité de l’air, la Belgique, et plus particulièrement Bruxelles, se trouvent en infraction des réglementations européennes. Pour faire baisser les concentrations trop élevées de dioxyde d’azote dans l’air, la Région a instauré en 2018 une « zone de basses émissions » chargée de restreindre l’accès des véhicules les plus polluants à son territoire [1]. En parallèle, à travers le plan régional de mobilité Good Move, elle ambitionne une diminution de 24 % de l’utilisation de la voiture en 2030 à Bruxelles.
Quant à la Commission européenne, à la faveur du scandale Volkswagen de 2015 [2], elle impose depuis 2021 des amendes importantes aux constructeurs automobiles en cas de dépassement des seuils d’émissions. Si les constructeurs automobiles avaient déjà commencé à produire des véhicules dits « zéro émission », l’existence de ces sanctions, appelées à être durcies progressivement, a accéléré la transition industrielle vers la voiture électrique.
Ce contexte offre l’occasion de présenter quelques enjeux de l’électrification et de questionner sa pertinence au regard des problèmes que pose la mobilité automobile à Bruxelles. Dans quelle mesure l’installation de nombreuses bornes de recharge encouragera-t-elle une mobilité partagée ? Influencera-t-elle la politique de stationnement ? Peut-on parler de véhicules « zéro émission » ? Dans quelle mesure la pollution générée par l’électrification a-t-elle été évaluée par les autorités bruxelloises ? Enfin, est-on bien certain qu’un changement technologique suffise à rendre notre mobilité « durable » ?
La Région explique vouloir financer ces dispositifs non pas par la collectivité, mais par les futurs utilisateurs.
La transition vers la voiture électrique est tributaire de la présence de bornes de recharge, tant dans des espaces publics (voirie) que privés (garages). Dans sa vision stratégique publiée en juin 2020, la Région explique vouloir financer ces dispositifs non pas par la collectivité, mais par les futurs utilisateurs 3. Pour ce faire, un système de concession a été élaboré, dans lequel les opérateurs placeront les bornes aux endroits définis par Bruxelles-Environnement et Bruxelles-Mobilité, après une adjudication dont est en charge le gestionnaire du réseau électrique, Sibelga. Même si des études complémentaires sont attendues, ces bornes devraient être alimentées avec des énergies renouvelables.
Pour faciliter le placement de ses bornes, la Région a prévu de dispenser les opérateurs d’une demande de permis d’urbanisme, même s’il y a dérogation aux règlements en vigueur. Les dispositifs pourront ainsi être placés sur des emplacements de parking et les trottoirs (à condition de laisser un passage libre d’obstacle sur au moins un tiers de la largeur de l’espace disponible) et ce sans obligation d’informer des riverains, lesquels n’auront plus la faculté d’introduire un recours auprès du Conseil d’État.
Bien que la projection relative au nombre de bornes [3] intègre l’objectif de baisse de la part modale de la voiture du Plan régional de mobilité (Good Move) et que la Région entend favoriser la mobilité partagée, celle-ci ne fait l’objet pour l’instant d’aucune stratégie à long terme. À ce stade, en effet, seuls 5 % des bornes prévues en 2022 seront dédiées à des voitures partagées. En outre, comme nous le verrons plus loin, les mécanismes fiscaux de régulation de l’automobile projetés (la tarification kilométrique) ne semblent pas fortement dissuasifs quant à la possession de voitures individuelles, voire même ils incitent à l’achat de nouveaux véhicules.
Le déploiement de bornes soulève également des enjeux liés au stationnement. Dans la mesure où seuls 26 % des ménages bruxellois disposent d’un emplacement de stationnement privé, le déploiement des bornes visera avant tout à répondre à la demande de ceux qui ne pourront pas recharger leur véhicule chez eux. Parallèlement, puisque la Région ambitionne de supprimer 65 000 emplacements de parking en voirie d’ici 2030 et de favoriser le stationnement hors voirie, il faudra donc favoriser l’implantation de bornes dans les espaces privés et semiprivés (parking de supermarché, par exemple). La dernière réforme du Règlement régional d’urbanisme, entre-temps enterrée, prévoyait ainsi l’installation d’un point de rechargement par 10 places de parking construites hors voirie. On le voit, l’installation de dispositifs de recharge devrait idéalement être couplée à une réflexion sur la mutualisation du parking existant. Dans quelle mesure pourrait-elle justifier la construction de nouvelles infrastructures de stationnement ?
Quoi qu’il en soit, en raison de sa complexité technique (système d’identification et de paiement intégré, raccordement électrique, protection contre le vandalisme…), l’installation présente un coût non négligeable qui sera répercuté sur l’utilisateur en plus du coût du stationnement. On le voit, disposer d’un emplacement de stationnement à domicile confère un avantage financier certain, alors que le prix d’une voiture électrique devrait se rapprocher d’un véhicule thermique seulement aux alentours de 2030.
Quant au réseau électrique, bien que Sibelga l’estime suffisamment dimensionné pour absorber la demande en électricité (à condition de renforcer certains points spécifiques), la saturation pourrait avoir lieu au moment du pic de demande d’électricité (18h-21h). Le cas échéant, des dispositions devront donc être prises : brider les puissances en soirée et/ou proposer un tarif variable plus attractif en heures creuses.
L’installation de dispositifs de recharge devrait idéalement être couplée à une réflexion sur la mutualisation du parking existant.
Lors de son utilisation, une voiture électrique rejette certes beaucoup moins de particules fines et de gaz à effet de serre qu’un véhicule thermique. De là à conclure qu’elle constitue une alternative « zéro émission », il y a un pas qui est allègrement franchi par une partie de ses promoteurs.
Évaluer les performances environnementales de la voiture électrique implique de ne pas se limiter à ses émissions directes, générées au moment de l’utilisation. Il convient de prendre en compte les émissions de l’ensemble du cycle de vie du véhicule, qui renvoient à l’extraction et au transport des matières premières ainsi qu’à l’énergie requise par la production et la propulsion de la voiture (quantité d’énergie qui varie selon la taille et la durée de vie de la batterie).
Évaluer les performances environnementales de la voiture électrique implique de ne pas se limiter à ses émissions directes.
L’extraction des métaux nécessaires à la fabrication des véhicules électriques, qui a essentiellement lieu loin de chez nous (Chine, Amérique du Sud, Congo), est très polluante et nécessite d’importantes quantités de ressources naturelles. Extraire une tonne de lithium requiert ainsi pas moins d’un milliard de litres d’eau. Pour obtenir une tonne de terres rares, deux cents mètres cubes d’eau sont contaminés avec des substances toxiques. Selon l’Agence européenne pour l’Environnement, la généralisation des véhicules électriques devrait doubler voire tripler la pollution des sols et des eaux [4].
Les émissions dites indirectes, malgré leur évidence et leur ampleur, n’ont pas été comptabilisées par les études d’impact commanditées par les autorités bruxelloises : « En l’absence de méthodologie régionale, les émissions indirectes de gaz à effet de serre ne sont pas non plus évaluées. Et le report du transport automobile vers les véhicules électriques sera probablement problématique pour l’atteinte des objectifs du Gouvernement en termes d’émissions indirectes. La prise en compte de ces émissions dans l’action climatique régionale rappelle que c’est la réduction de la consommation énergétique du secteur du transport qui doit être visée, audelà de la seule réduction des émissions directes. ». Cette « absence » de méthodologie, pourtant commune dans le calcul des incidences environnementales, aboutit logiquement à occulter une bonne partie de l’impact écologique de l’électrification : dans la catégorie « climat, pollution et santé » du tableau récapitulatif de l’étude d’impact, aucune « faiblesse » ou « menace » n’est identifiée…
Plus globalement, l’électrification des transports générera immanquablement une hausse de la demande en électricité dont la production, largement tributaire des énergies fossiles, ne pourra jamais être assurée par les seules énergies renouvelables. Alors que celles-ci ne pourront satisfaire que la moitié de cette hausse et qu’est programmée la fermeture de certaines centrales nucléaires, la demande accrue en électricité impliquera la construction de centrales à gaz, émettrices de CO2 [5]. Sur ce point l’étude d’impact est à nouveau laconique et se limite à avancer que « La production de l’électricité utilisée pour alimenter des BEV [véhicules électriques] présente aussi un impact climatique, mais celui-ci est plus restreint par rapport aux autres technologies grâce au mix électrique belge. Il peut également être minimalisé (sic) par l’utilisation de sources d’énergie renouvelable. ».
Sans changements radicaux de notre mobilité, la transition vers la voiture électrique ne constitue pas une solution écologique. Si elle permet de réduire localement la pollution atmosphérique due aux transports, sa production procède d’une délocalisation de la pollution et d’une augmentation de la demande globale d’énergie. À modèle inchangé – et si l’on ne se satisfait pas uniquement de la « qualité » de l’air bruxellois – ce n’est pas un horizon toujours plus vert que nous réserve l’électrification des transports.
La généralisation des véhicules électriques devrait doubler voire tripler la pollution des sols et des eaux.
L’électrification constitue pour certains un véritable tournant dans l’histoire des transports. Mais est-on bien sûr qu’un changement technique suffise à changer notre mobilité et réduire durablement son impact environnemental ?
En effet, sans compter que limitée à ellemême l’électrification n’a a priori aucun impact sur la congestion, la sécurité routière ou l’occupation de la voirie, certains paramètres de notre mobilité automobile sont de nature à fortement tempérer les « gains » environnementaux attendus :
Limitée à elle-même l’électrification n’a a priori aucun impact sur la congestion, la sécurité routière ou l’occupation de la voirie.
À la lumière de ces deux paramètres, l’électrification de la mobilité urbaine devrait être déployée dans le cadre d’un usage intensif, donc partagé, d’une flotte de véhicules légers, avec des batteries dont l’autonomie réduite ne pose pas de problème pour des déplacements qui en RBC sont pour la plupart inférieurs à 5 km.
Il se trouve que la réforme de la fiscalité automobile proposée par le gouvernement bruxellois (Smart Move) prévoit de supprimer la taxe de mise en circulation qui pour nombre de scientifiques constitue l’un des freins à l’achat de voitures, alors que la production d’un véhicule génère autant d’émissions que celles induites par deux ans d’utilisation. De plus, on l’ a dit, la part des bornes de recharge destinées aux voitures partagées n’est à ce stade que de 5 %, trop peu pour fonder une politique de mobilité électrique partagée.
Une telle politique est d’autant plus pertinente (et urgente) que certaines projections des études d’impact ne sont guère encourageantes. « D’une manière générale, quel que soit le scénario, la part des automobilistes actuels qui choisissent d’acheter une voiture électrique est élevée, tant parmi les résidents de la RBC que parmi les non-résidents […] La mesure de sortie des véhicules thermiques n’aura pas un impact fort en matière de report modal » [7]. Quant à la congestion, on lit que « les véhicules-km routiers (voitures, camions, camionnettes) à la pointe du matin diminuent de 0,8 % sur le territoire de la Région, et la vitesse routière moyenne passe de 19,5 à 19,6 km/h ». Autrement dit, la transition vers l’électrique aura « un impact très faible sur le trafic routier dans son ensemble ».
Les études régionales indiquent ainsi que l’électrification seule ne bouleversera pas la manière dont on se déplace et ne réduira pas significativement ni la possession individuelle de véhicules ni la congestion. Et, nous l’avons dit plus haut, elles n’ont pas cherché à objectiver les émissions indirectes induites par la transition vers l’électrique. Si « transition » il y a, elle semble cantonnée au type de propulsion et, en l’état, n’affecte quasiment pas des paramètres déterminants de notre mobilité. Et ce au plus grand bonheur des constructeurs automobiles dont la reconversion industrielle, largement soutenue par de l’argent public, vise à électrifier l’intégralité du parc automobile européen, soit 250 millions de voitures [8]. Changer notre mobilité affectera inévitablement la profitabilité du secteur automobile.
Si la Région ne dispose au bout du compte que d’une prise réduite sur cette « transition » (largement établie en amont d’une délibération régionale) et certains de ses paramètres (mix énergétique belge, recyclage des batteries), elle reste en mesure de proposer un changement de paradigme en matière de mobilité automobile. Décourager fiscalement l’achat et l’usage de voitures, réduire l’espace qui leur est dévolu, déployer massivement du transport public léger : autant de dimensions d’une politique urbaine des transports à même de changer la manière dont on se déplace. Sans oublier que les paramètres principaux qui déterminent le type, la fréquence et la longueur de nos déplacements tiennent à comment nous produisons, habitons et organisons nos loisirs. Articuler ces multiples dimensions n’impose-t-il pas d’abandonner le fétichisme technologique qui imprègne de nombreuses politiques publiques et réduit les enjeux économiques et sociaux à des questions techniques ?
Changer notre mobilité affectera inévitablement la profitabilité du secteur automobile.
[1] Début 2022, cette mesure franchira un nouveau palier en interdisant la circulation aux véhicules diesel de norme Euro4, la dernière génération à ne pas être équipée d’un filtre à particule.
[2] Les mesures d’émissions en laboratoire ne correspondaient pas à la réalité observée en circulation réelle. Ainsi, certaines voitures diesel relevant de la norme Euro 6, autorisée à Bruxelles jusqu’en 2025, répandaient quatre à cinq fois plus d’oxyde d’azote que ce qui était prescrit.
[3] En mai dernier, la Région comptait 944 points de recharge existants dont 402 sur la voie publique, une offre déjà insuffisante pour rencontrer la demande. En 2022, 250 bornes supplémentaires seront installées tandis qu’à partir de 2023 le déploiement se fera de manière beaucoup plus soutenue afin d’atteindre la demande estimée à l’horizon 2035 de 22 000 points de recharge, soit 11 000 bornes.
[4] European Environment Agency, « Electric vehicles from life cycle and circular economy perspectives », report 13/2018.
[5] On comprend mal – si ce n’est en jetant un œil à la liste de ses donateurs – que le bureau d’études Transport & Environnement, dont le travail est largement repris par certaines organisations environnementalistes, se permette d’affirmer que l’électrification pourra « libérer le secteur des transports de la dépendance aux combustibles fossiles ». Cf. « From dirty oil to clean batteries », mars 2021.
[6] P. COURBE, « Véhicules électriques ? Changer de mobilité, pas de voiture ! », InterEnvironnement Wallonie, 2010.
[7] Or, c’est précisément du report modal dont dépendent d’éventuels « bénéfices » sanitaires, comme on peut le lire plus loin dans l’étude : « Pour que les bénéfices précités [en termes de santé] se matérialisent, il est crucial que les Bruxellois et les navetteurs optent pour des moyens de transport alternatifs tels que la marche, le vélo et les transports en commun ».
[8] Martin Dupont, « Voiture électrique en Europe : la folie des grandeurs », Lava, printemps 2021, p.39-53.