Les tensions sociales sont tellement fortes à l’intérieur des enceintes pénitentiaires qu’il peut paraître anecdotique de s’intéresser aux relations entre les prisons et leur environnement. Le déménagement envisagé des prisons vers Haren fournit l’occasion de s’interroger sur les raisons qui poussent à reléguer les prisons loin du cœur des cités.
La réflexion sur la place de la prison dans la cité est bien évidemment une suite logique de la réflexions sur le sens de la peine ; si l’on veut parier sur une réintégration à plus ou moins long terme du détenu dans la société, n’est-il pas indispensable de maintenir les liens entre l’intérieur et l’extérieur ?
Entre intimidation et occultation
Depuis des siècles, la société a oscillé entre une volonté tantôt d’intégrer la prison, tantôt de la reléguer. Au 18e siècle, Jeremy Bentham, l’auteur du modèle architectural panoptique – modèle toujours en vogue pour la plupart des prisons en Belgique – défendait la place de la prison dans la ville tant pour favoriser la réintégration du condamné – qui devait être régulièrement visité par des citoyens de passage qui formeraient, disait-il « un grand comité public du tribunal mondial » – que pour intimider les malfaiteurs. La prison devait être placée au cœur de la Cité comme symbole de la punition.
La réflexion sur la place de la prison dans la ville est plus poussée en France que chez nous. Faisons un petit détour chez nos voisins. Lors du vaste mouvement de rénovation du parc pénitentiaire que connut la France à partir des années 60, de nombreuses prisons furent construites en périphérie. Les anciennes prisons implantées au cœur de la ville furent en général détruites ou conservées pour accueillir une nouvelle affectation plus digne de la qualité de l’environnement. C’est vers les zones les moins nobles du territoire que la planification déplaçât les prisons. La méga-prison de Fleury-Mérogis, construite en 1967 et susceptible d’accueillir 3 110 détenus, est sans doute l’exemple le plus frappant de ce mouvement centrifuge. Pour s’y rendre, certaines familles sont obligées de prendre leur journée pour une seule heure de visite ! Cette relégation en périphérie n’est pas neuve, il suffit de penser à l’histoire de la prison de Fresnes, conséquence d’une opération immobilière juteuse liée à l’organisation de l’Exposition universelle de 1900 poussant les établissements pénitentiaires parisiens vers ce qui allait devenir la banlieue [1]. Cette « banlieuisation » de la prison fait dire à Martine Herzog-Evans que désormais « la vie des enfants des cités est programmée vers la case prison » [2].
Il est vrai que les territoires d’accueil des prisons sont souvent stigmatisés et leur identité ramenée à celle du lieu d’enfermement qui s’y installe. Il n’est dès lors pas rare que les autorités locales s’efforcent de limiter sa visibilité par un travail d’occultation matérielle et symbolique. Ainsi les prisons sont-elles rarement indiquées sur les panneaux signalétiques.
La localisation, l’accessibilité des lieux de détention jouent un rôle déterminant pour favoriser la réinsertion ultérieure des détenus.
A qui profite le crime ?
Nombreux sont les rapports qui dissuadent de l’installation des prisons vers la périphérie. Le rapport de la commission française « Architecture et prisons » en 1985 incitait à l’implantation des maisons d’arrêt près des villes et de préférence près des villes d’une certaine importance jouissant d’une bonne activité industrielle, culturelle et associative. La France s’embarquera néanmoins en 1987 dans un vaste programme d’éloignement des prisons des grands centres urbains tout en s’engageant dans un processus de privatisation du système avec la réalisation de 29 nouvelles prisons [3]. Le ministre de la Justice de l’époque Alain Chalandon reconnut que le choix des sites laissait à désirer : « Les études furent expéditives. Lorsqu’on dispose d’une maigre enveloppe budgétaire pour acheter des centaines de mètres carrés de terrain, il est malvenu de faire la fine bouche sur la qualité de l’environnement. »
En 1989, le rapport Bonnemaison revient néanmoins à la charge en insistant sur l’insertion des prisons dans la cité : « Il convient que le ministère de la Justice mène une politique visant à mieux intégrer la prison dans la cité, afin de limiter les effets ségrégatifs de l’incarcération, de prévenir la récidive et de permettre aux personnels de s’intégrer dans l’environnement social. Le service public pénitentiaire doit prendre toute sa place dans la politique de développement social urbain. »
Mais ces sages conseils restèrent lettre morte. La France continua à recycler ses centres urbains en lieu de prestige et à reléguer les prisons dans la périphérie. A Strasbourg, la maison d’arrêt Sainte-Marguerite en activité jusqu’en 1989 dut faire place nette au profit de la prestigieuse École Nationale d’Administration, bâtiment plus digne pour cette ville où siège le Parlement européen. En 2009, la ville de Nancy déplaça sa prison vers la périphérie pour laisser place à la construction d’un « écoquartier » [4]. A Avignon, la chaîne d’hôtels Marriott prévoit d’ouvrir en 2013 un quatre-étoiles sur le site de l’ancienne prison Saint-Anne, derrière le palais des Papes.
Des mobiles non avoués
Le besoin de construction de nouvelles prisons est souvent objectivé par la nécessité de détruire un vieil établissement devenu trop vétuste ou pour répondre au problème de la surpopulation carcérale, donnant un fondement humanitaire à une volonté de fait répressive et/ou lucrative. Or le bien-être corrélatif qui peut se dégager de ces nouvelles constructions est contrebalancé par le recours très important à des équipements de contrôle et de sécurité à distance qui conduisent souvent à réduire la qualité de la relation sociale qui peut se nouer entre les détenus et le personnel pénitentiaire.
Comme le souligne Florence Dufaux de l’OIP dans le présent dossier, le Master Plan belge justifiant la construction de nouvelles prisons ne repose sur aucune étude, à se demander « si les décisions relatives à la construction de tel ou tel établissement ne relève pas de discussions et de calculs réalisés sur un coin de table ». Il est d’ores et déjà établi que la mégaprison de Haren avec ses 1 190 places, en faisant la plus grande prison de Belgique, ne sera pas à même d’absorber l’ensemble de la population carcérale de Saint-Gilles et Forest. L’augmentation de la population carcérale n’est pas la conséquence mécanique d’une augmentation de la criminalité mais le fait de l’allongement de la durée des détentions préventives [5], de l’allongement des peines [6] ainsi que de la survenance plus tardive des libérations. C’est donc sur la politique criminelle qu’il faut directement agir via une réforme du système pénal plutôt que par la construction de nouvelles prisons pour résoudre le problème de la sous-capacité pénitentiaire. [7]
D’autre part, comme évoqué ci-dessus au travers de l’exemple français, il ne semble pas exagéré d’affirmer que la possibilité de réaliser une opération immobilière rentable soit l’un des mobiles sous-jacents au déménagement des prisons. Les trois prisons de Bruxelles représentent à l’heure actuelle une petite dizaine d’hectares situés à cheval sur les territoires des communes de Saint-Gilles (1/3) et de Forest (2/3) dans une zone très urbanisée dont la valeur foncière ne doit pas être des moindres, contrairement à celle du foncier à Haren. Le fédéral, propriétaire des terrains et opérateur du déménagement cherche sans doute à rentabiliser ce foncier comme le sous-entend cette phrase du ministre-président de la Région bruxelloise : « Nos intérêts [entendre ceux de la Région bruxelloise] pourraient entrer en contradiction avec ceux du fédéral en termes de rentabilisation des terrains. Les premières réunions étaient d’ailleurs assez édifiantes : j’ai dû très vite décourager certains quant à des projets de lotissements de bureaux qui traduisent une absence totale d’étude de ce marché à Bruxelles. » [8] La Région y verrait plutôt du logement, fonction aujourd’hui tout aussi rentable à moins qu’il s’agisse de logements sociaux... on peut toujours rêver.
Le bien-être corrélatif qui peut se dégager de ces nouvelles constructions est contrebalancé par le recours très important à des équipements de contrôle et de sécurité à distance qui conduisent souvent à réduire la qualité de la relation sociale.
Plaidoyer pour une prison dans la Cité
La prison n’est pas un microcosme complètement refermé sur lui-même que l’on pourrait déplacer au gré des caprices de l’aménagement du territoire sans que cela présente de conséquences majeures pour les personnes qui gravitent dans et autour de cet espace. Pour Anne Héricher, « la prison n’est pas une micro-ville ou même une microsociété mais une de ses composantes. Il faut nous méfier de ces propos qui tendent encore une fois à isoler spatialement, fonctionnellement mais surtout socialement la prison » [9].
La localisation, l’accessibilité des lieux de détention jouent un rôle déterminant pour favoriser la réinsertion ultérieure des détenus. Il n’est pas rien pour un détenu d’entendre les bruits de la ville (voir l’encadré Chambre avec vue). Sans la proximité de la ville, c’est toute la politique de réinsertion, d’emploi, de maintien des liens familiaux qui peut être réduite à néant. Les familles viendront moins régulièrement si elles savent que pour une visite d’une heure elles vont perdre une demi-journée [10], sans compter les moyens financiers plus élevés nécessités pour couvrir la distance. Et ce, alors que le maintien des liens familiaux constitue une donnée essentielle pour la future réinsertion des condamnés. Il sera en outre plus difficile de convaincre des entreprises à donner du travail aux détenus si le coût du transport du matériel et de la production annihile les avantages financiers qu’elles peuvent en retirer.
Les associations plus présentes dans les villes et susceptibles d’apporter un minimum d’oxygène à la vie carcérale seront également découragées par la distance. Et qu’en penseront les 900 travailleurs devant rejoindre quotidiennement la prison, sans compter les avocats qui devront rendre visite à leurs clients ? Saint-Gilles et Forest sont des maisons d’arrêt qui nécessitent à ce titre des transferts plus réguliers des détenus vers le Palais de Justice. Le déménagement vers Haren va accroître les problèmes de transport et de sécurité liés à ces transferts.
Au-delà de la distance physique, une dimension plus symbolique veut que les citoyens gardent leur droit de regard sur comment la société punit ceux qu’elle réprouve. La visibilité des sanctions, incarnées ici par la prison, constitue une garantie minimale d’un effort d’équité alors qu’en « isolant le détenu hors de la vie sociale ordinaire, la prison contribue à masquer le subterfuge, permettant au système de se perpétuer en maintenant les citoyens dans l’ignorance des approximations et des simplifications des processus de répression pénale » [11].
Certes, maintenir la prison dans la ville n’est pas tout ; il s’agit de réfléchir en amont, de limiter la mise en détention, de réduire la taille des prisons ou encore d’améliorer le statut des gardiens,... mais au moins assumons la manière dont notre société réprime ceux qui décrochent des codes qu’elle impose parfois avec violence. Il ne suffit pas de planter une prison dans les champs pour qu’elle disparaisse en nous laissant croire en un monde pacifié.
Inter-Environnement Bruxelles
[1] C. Carlier, Histoire de Fresnes. Prison moderne, La Découverte, 1998, p. 239.
[2] M. Herzog-Evans, La prison dans la ville, Toulouse, Erès, 2009, p.11.
[3] A. Héricher, « La ville et l’établissement pénitentiaire : intégration d’un équipement singulier dans les politiques urbaines », in La prison dans la ville, Toulouse, Erès, 2009, p.72.
[4] Ph. Combessie, « La prison dans son environnement : symptômes de l’ambivalence des relations entre les démocraties et l’enfermement carcéral », in Les Cahiers de la sécurité, No 12, avril-juin 2010, pp.21-31.
[5] Il s’agit donc de personnes n’ayant pas encore été jugées.
[6] Augmentation sensible du nombre de peines supérieures à 5 ans.
[7] Ph. Mary, La politique pénitentiaire, Courrier hebdomadaire, CRISP, 2012, n° 2137, p.22.
[8] Interpellation de Charles Picqué par Alain Maron, Commission aménagement du territoire, 2 février 2011, p.9.
[9] A. Hericher, op. cit., p.53.
[10] Il y a bien une gare à Haren mais elle n’accueille aucun train le week-end. Seule la ligne de bus 64 dessert le site à l’heure actuelle.
[11] Ph. Combessie, op. cit., 2010 , p.29.