Comme dans d’autres milieux urbains, l’existence des martinets noirs à Bruxelles est menacée par la transformation du bâti dans lequel ils nichent. Des riverain·es tentent de leur faire une place et façonnent des relations de voisinage avec ces oiseaux, dans une ville pétrie de rénovations. De quoi sont faits ces apprentissages ? Quels dilemmes et émotions suscitent-ils ?
Avez-vous déjà remarqué, entre début mai et fin juillet, ces oiseaux aux ailes en forme de faucille qui nous charment par leurs cris stridents et leur vol acrobatique ? Ce sont les martinets noirs (Apus apus), des oiseaux de la famille des Apodidés, dont les courtes pattes s’agrippent aux parois escarpées et le petit bec crochu attrape des insectes au vol.
Les martinets sont connus parmi les ornithologues pour passer la plupart de leur vie dans les airs. Ces oiseaux migrateurs ne se posent, toujours en hauteur, que pour construire leur nid et y couver leur progéniture. De retour de leur migration subsaharienne, ils reviennent aux cavités dans les bâtiments qu’ils avaient adoptées les années précédentes : des corniches aux bords entrebâillés, des trous d’aération dont les grilles sont tombées, des fissures diverses, ou encore des trous de boulin, situés sous les avant-toits, qui servaient autrefois à recevoir les extrémités des poutres d’échafaudage. Toutes ces cavités sont de véritables points de « rendez-vous » pour les couples qui s’y retrouvent, tout comme le nid qu’ils y avaient construit à l’aide de matériaux légers – brins, plumes, feuilles, plastique, herbe, papiers, pétales –, récoltés au gré du vent, et collés avec leur salive. Ces cavités leur sont aussi familières, car il leur aura fallu plusieurs jours d’entrainement pour apprendre à s’y faufiler avec aisance et rapidité. Les martinets les plus jeunes, quant à eux, rasent les murs et les toitures, à la recherche d’un trou encore inoccupé. Lorsqu’une cavité est habitée, ses occupants sortent la tête et manifestent leur résidence par des cris vers le potentiel intéressé. Par ces jeux d’effleurement et rondes sonores, les membres d’une colonie mènent de véritables enquêtes territoriales.
Les spécialistes des martinets estiment que ces oiseaux ont appris à nicher dans les cavités et fissures de constructions humaines il y 10 000 ans. En Europe, leur population se serait amplifiée durant l’Antiquité avec l’édification des monuments dont les techniques de construction auraient été propices aux nidifications (utilisation de matériaux minéraux ou tuiles romaines) [1]. Au XIXe siècle, on les appelait « martinets de muraille », car ils habitaient les crevasses de vieux édifices, tours d’église ou anciens châteaux. Vu leur forte propension à nicher dans le bâti, il n’est pas étonnant que les martinets en soient venus à vivre majoritairement en ville.
Si leur présence à Bruxelles est formellement documentée en 1921 [2], elle doit être bien plus ancienne. Des sources iconographiques d’artistes flamands montrent que la suspension de pots à oiseaux y était une pratique répandue. Ces flacons en terre cuite étaient fixés sur les hauteurs des bâtiments pour encourager la reproduction des oiseaux tout en gardant un accès aux nids, leurs œufs ou leur propre chair étant destinés à la consommation. Les martinets, comme d’autres oiseaux cavernicoles tels que les moineaux domestiques ou étourneaux sansonnets, ont très certainement dû les habiter. Ainsi des estampes de Brueghel l’Ancien attestent de l’usage de ces pots dans les Marolles au XVIe siècle. Les martinets ont dû aussi apprécier la construction de milliers de « maisons bruxelloises », munies des trous de boulin (alors obligatoires dans la plupart des communes) qu’ils affectionnent toujours.
Ces oiseaux migrateurs ne se posent, toujours en hauteur, que pour construire leur nid et y couver leur progéniture.
Aujourd’hui, la population bruxelloise de martinets occupe une place importante par rapport à celle présente sur l’ensemble du territoire belge. Toutefois, le suivi de cette population, menée par les membres d’Aves/Natagora et commanditée par Bruxelles-Environnement, indique qu’elle aurait diminué de moitié entre 1992 et 2022 [3]. Ce déclin est identifié partout en Europe à des degrés divers. Bien qu’il y ait d’autres facteurs en jeu pour cette espèce insectivore et migratrice, il est avant tout attribué à la disparition des cavités dues à l’évolution des techniques de construction (murs lisses, constructions en béton ou en verre) et au nombre croissant de rénovations, notamment pour l’isolation thermique de façades ou toitures. Leur disparition a été directement observable à Bruxelles, où nombre de quartiers rénovés ont été dépeuplés en quelques décennies.
Entre 2016 et 2018, une cinquantaine d’ornithologues bénévoles ont mené une enquête relative aux martinets sur différentes zones sélectionnées à travers la capitale [4]. Rien que sur celles-ci et sans compter les intérieurs d’îlot, iels ont repéré 681 sites de nidification localisés à 489 adresses, entre autres dans les quartiers les plus centraux et moins dotés de végétation. L’enquête a aussi permis d’affiner la connaissance, en contexte bruxellois, des prédilections de ces oiseaux pour les bâtiments anciens, mitoyens, situés sur des rues de taille moyenne, et où les lignes de tram éventuelles ne les gênent pas. Certaines colonies montrent même des « cultures » locales : elles n’acceptent de nicher que dans le type de cavité auxquelles elles sont accoutumées [5]. La disparition des martinets due aux rénovations urbaines et la connaissance de leurs spécificités locales m’ont incitée à enquêter sur les conditions possibles de l’accueil de ces oiseaux, dans une ville de plus en plus épurée de ses aspérités.
Ce déclin est avant tout attribué à la disparition des cavités dues à l’évolution des techniques de construction.
En 2020, je me suis rendue chez des riverain·es qui se sont engagé·es à accueillir des martinets dans leurs murs. Plonger dans ces situations microlocales m’a permis de saisir à quel point des tentatives de « prendre soin » de ces oiseaux reconfiguraient les relations à ceuxci. Là où une « cohabitation » impliquerait de vivre ensemble dans des espaces communs, ces humain·es et martinets habitent plutôt différentes parties d’un même bâtiment : ils voisinent et inventent des relations qui dépassent de loin les dimensions purement techniques. Tou·tes mes interlocuteur·ices vivent dans des quartiers fortement urbanisés et aisés. Iels sont propriétaires de leur logement, et habitent soit l’entièreté de la maison, soit l’appartement situé au dernier étage. La possibilité d’accueillir les martinets dépend donc d’une certaine marge de manœuvre pour pouvoir intervenir sur le bâti (propriété, moyens techniques, temps disponible), mais ne nécessite pas forcément de disposer d’un grand espace de vie. Leurs expériences témoignent, chacune à leur façon, combien le voisinage avec les martinets est fait d’apprentissages, de tentatives, de dilemmes et de résonances émotionnelles.
Mon premier interlocuteur habite une rue de Jette bien connue des ornithologues pour l’importante colonie de martinets qui y réside. Lorsqu’il se renseigne sur la possibilité de réouvrir les trous de boulin qui bordent sa maison, il constate qu’un tel réaménagement posera un problème de promiscuité. Vu la faible épaisseur du mur, les trous peuvent tout au plus servir de tunnel d’accès vers un nichoir qui serait situé à l’intérieur. La boîte aurait été fixée au mur d’une chambre à coucher, à environ un mètre du sol, ce qui lui semblait potentiellement envahissant. Tout le problème consiste à donner une place aux oiseaux tout en trouvant une juste distance avec eux. Il arpente alors les hauteurs de sa maison et trouve, dans un coin du grenier, une brique du mur latéral qui tombe en miette. Il la retire et fixe une caisse à vin de l’autre côté du trou. Il diffuse une repasse (c’est-à-dire l’enregistrement des cris de martinets, diffusés au moyen de petits baffles pour les attirer près du nichoir) en y croyant à moitié, me confie-t-il, jusqu’au jour où il l’éteint… mais continue d’entendre les cris. Pari gagné !
D’autres questions se posent dans une maison du XVIIIe siècle, située dans une ancienne rue du centre-ville non loin du Sablon, où un couple m’accueille dans un jardin foisonnant d’insectes et d’oiseaux. Iels me montrent les trous de boulin qu’iels ont adaptés en façade pour permettre aux martinets d’accéder à des boîtes de l’autre côté du mur. Ici, la juste distance n’est pas le problème, car il s’agit avant tout de veiller sur leurs hôtes et de les connaître de près. Les nichoirs sont installés sous ou à côté du lit, ou encore dans le salon. Le couple veille sur les martinets qui y nichent, et qu’iels reconnaissent par leurs traits physiques ou de caractère. Grâce à des caméras équipées de détecteurs de mouvement et connectées en ligne, donc aussi au smartphone, iels suivent ce qui se passe au nid – les routines de la couvée, les bagarres occasionnelles. Mon interlocutrice a donc en permanence un œil sur eux. L’année de ma visite, un des deux oisillons se nourrit bien plus que l’autre, qui devient trop chétif et pourrait ne pas tenir le coup. Faudrait-il aller jusqu’à aider les parents à le nourrir ? Si oui, comment trouver une grande quantité d’insectes volants ? Veiller ouvre parfois sur des sentiments d’impuissance, ou soulève un dilemme : jusqu’où faut-il intervenir ?
C’est du côté du cimetière d’Ixelles, au troisième et dernier étage d’un immeuble à appartements, que je rencontre une autre habitante qui s’affaire aussi avec les martinets. Suite à son emménagement, elle n’a pas manqué de remarquer leurs « ballets aériens » en face de sa baie vitrée, me précise-t-elle, avant d’embrayer sur des histoires de chutes. Chaque été, des oisillons tombent sur son balcon, depuis les trous de boulin qu’ils occupent quelques mètres plus haut, ou parfois sur le trottoir, ce qui leur est fatal. Depuis plusieurs années, les chutes sont plus fréquentes en période de canicule. Ici, les nids se trouvent dans le toit, directement sous le roofing. Elle voit les jeunes qui sortent la tête, probablement car ils ont trop chaud, avant de tomber. L’idéal serait de leur proposer des nichoirs fixés directement sur la façade. Mais les copropriétaires de l’immeuble refusent, pour des raisons d’esthétique et d’hygiène. Sans solution technique en vue, il faut continuer à prendre soin des blessés avec les moyens du bord. Mon interlocutrice apprend quelques gestes vétérinaires, tente d’amortir les chocs à l’aide de bacs à plantes ou d’un filet, et remonte les petits quand c’est encore possible.
Accueillir des martinets dans ses murs reconfigure aussi les liens au quartier. Lorsque je rejoins une interlocutrice dans une avenue résidentielle à Woluwe-Saint-Pierre, elle me propose de nous asseoir sur un muret en face de sa maison de type bel étage, pour observer sa corniche. Elle sait qu’à cette heure-ci les entrées et sorties des martinets sont fréquentes. C’est en effet très beau que de saisir leurs mouvements instantanés lorsque l’un d’entre eux se déploie hors du trou et trace un large virage avant de monter vers le ciel. Les quatre couples qui occupent sa corniche l’ont aussi amenée à repérer les autres sites de nidification occupés par la colonie dans son quartier. Elle repère les moindres signes de travaux (échafaudages ou autres), n’hésite pas à interpeler les riverain·es, mais se heurte souvent à un rejet. Cette indifférence socialement répandue à l’égard des hôtes aviaires est évoquée très régulièrement lors de toutes mes rencontres.
Une dernière visite nous ramène à Ixelles, cette fois près de la place Fernand Coq, dans un appartement situé aux derniers étages d’une maison mitoyenne. Il y a quinze ans déjà, mon interlocuteur a remarqué dans son quartier ces oiseaux qui lui étaient alors tout à fait inconnus. Il est rapidement fasciné par les « spécialités » des martinets et apprend à repérer les cavités habitées, mais aussi celles ayant été bouchées. Ceci l’a amené à aménager sa corniche. Grâce à une échelle en suspension, côté rue, il remplace la partie basse de sa corniche par une planche percée de trous et, côté jardin, il fixe des nichoirs de sa fabrication sous la toiture. Depuis que des nicheurs s’y sont installés, il me dit sa joie d’assister chaque été à leurs rondes jubilatoires juste au-dessus de chez lui, et sa tristesse lorsqu’ils repartent. Les martinets lui inspirent aussi une inquiétude : comment assurer sa proposition d’habitat de façon pérenne ? Puisque ses hôtes sont fidèles à leurs sites de nidification et que les colonies se perpétuent dans un même périmètre, comment passer le relais ? Cette responsabilité à long terme, il y pense déjà en envisageant la future revente de la maison. Il faudra trouver une personne de confiance, me dit-il, qui continuera à veiller sur eux.
Comment apprendre à vivre avec d’autres êtres vivants en milieu très anthropisé, dans des écologies endommagées ? Les martinets et leurs lieux de reproduction sont légalement protégés en Région de Bruxelles-Capitale, et de plus en plus d’actions en leur faveur existent dans certaines communes, telles que le soutien à la pose de nichoirs ou l’obligation de récréer des cavités pour toute demande de permis d’urbanisme sur des sites où une nidification a été répertoriée. On peut se demander à quel point ces mesures compensatoires réussissent pour les martinets si fidèles à leurs nids et, surtout, interroger le confort moral dont jouit cette logique de destruction/remplacement. Sans compter qu’elles semblent encore insuffisantes pour mettre en œuvre cette protection de manière efficace à l’échelle du territoire. Les expériences de voisinage que j’ai récoltées appellent à la nécessité de considérer les sites précis où des relations engageantes prennent corps. Mes interlocuteurs·trices partent de leurs propres lieux de vie, rouvrent les interfaces du bâti et reconfigurent des zones de contact accommodées aux martinets et à leurs spécificités. Les « complicités à distance » qui s’établissent dans ces pratiques de soin reposent sur du travail bénévole, peu visible dans l’espace public et peu valorisé par d’autres vecteurs (écrits, médias, etc.). Or on peine à imaginer ce qu’il adviendrait de ces oiseaux sans ces interventions qui ne peuvent se passer de savoirs et savoir-faire locaux, et où se redéploient les attentions et les sensibilités.
[1] B. GENTON & M. JACQUAT, Martinet noir :
entre ciel et pierre, Cahiers du MHNC 15, éd. de la
Girafe. Musée d’histoire naturelle de La Chaux-deFonds (Neuchâtel, Suisse), 2016, p. 129, 132-133.
[2] L. COOPMAN, « Les oiseaux bruxellois », Les Naturalistes belges, 2, 1921, p. 103-105.
[3] Il s’agit d’une estimation car il est difficile de compter avec précision ces oiseaux dont le vol est très mobile et furtif.
[4] A. WEISERBS, A. PAQUET, M. WAUTERS & D. SEVRIN, « Population et habitat du martinet noir Apus apus en Région de BruxellesCapitale », Aves 57/2, 2020, p. 87-102.
[5] Voir M. WAUTERS, « Mesures pratiques pour la préservation du Martinet noir Apus apus en Wallonie et à Bruxelles”, Aves, 55/3, 2018, p. 101-123, où l’on trouve de multiples pistes d’action.