Exarchia, ancien quartier étudiant du centre d’Athènes, est connu pour ses dynamiques autogestionnaires et son histoire de luttes. Depuis l’arrivée au pouvoir de Mitsotakis et de la droite en 2019, le gouvernement grec déploie des moyens considérables pour « nettoyer » le quartier. Que ce soit par la répression ou par le développement immobilier et touristique du quartier. Au cœur de cette stratégie de transformation se trouve un projet de station de métro sur la place du quartier…
L’article ci-présent fait suite à celui paru dans le Bruxelles en mouvements n°319, juillet-août 2022 : Eva Betavatzi, « Exarcheia : en lutte contre la gentrification ».
En août 2022, sous la chaleur estivale du quartier d’Exarchia en pleine gentrification, à part les touristes qui se déplacent, des rumeurs circulent : on va clôturer la place d’Exarcheia et la colline de Strefi alors que la plupart des habitant·es sont en vacances. En effet, la place d’Exarchia devrait accueillir une station de métro de la ligne 4 et la colline, un parc privé pour le plaisir des vacanciers séjournant dans les propriétés de la société privée Prodea [1], situées à proximité.
Depuis l’aube, habitant·es et habitué·es du quartier se relaient en attendant l’assaut des barrières métalliques sur ces deux lieux. Le 9 août, à 5 heures du matin, des forces de police, lourdement équipées, encerclent la place. La fête commence…
Le jour-même, dès le matin, les manifestant·es s’opposent à la destruction de l’unique place du quartier et font face aux policiers. Il·es sont aspergé·es de produits chimiques, interpellé·es et arrêté·es. La même scène se répète le soir, alors qu’un millier de personnes défile avec des banderoles et des slogans autour de la place. Depuis ce jour, la police surveille le chantier 24 heures sur 24, campant à chaque coin de la place. Les agressions verbales, sexistes et physiques de leur part sont monnaie courante.
Pendant les semaines et mois qui suivent, l’assemblée « Non au métro à la place d’Exarchia » [2], qui se réunit chaque semaine depuis mai 2021, met en lumière les nombreuses failles dans la conception de la station. Les immeubles de la place, y compris le célèbre immeuble bleu classé au patrimoine de l’UNESCO, n’ont pas fait l’objet d’études structurelles suffisantes au préalable. Aucune mesure préventive n’a été prise pour atténuer les nuisances sonores ou les poussières générées par le chantier. Cerise sur le gâteau : d’après le constat des habitant·es lors d’une inspection de la pépinière municipale, les 70 arbres de la place n’ont pas survécu à leur « transplantation » en l’absence des soins agronomiques nécessaires. De plus, l’extension du chantier a été faite au mépris des normes de sécurité, ne laissant même pas la place pour le passage des véhicules de secours à certains endroits. Pour finir, les habitant·es n’ont jamais été informé·es de quoi que ce soit, Elliniko Metro 3 n’ayant pas jugé nécessaire de fournir le moindre détail malgré le caractère public du projet. L’impunité dont jouit l’entreprise est résumée dans un commentaire du PDG : il s’agirait d’un projet d’utilité publique et celuici ira de l’avant, peu importe l’opposition des résident·es, c’est-à-dire malgré le fait que ceux et celles à qui le projet est destiné n’en veuillent pas. L’évidence est là. Ce projet de station de métro est un règlement de comptes politique, une attaque du gouvernement contre Exarchia.
Depuis lors, les réactions et les mobilisations sont quotidiennes. Les habitant·es du quartier et ceux et celles qui y travaillent ont compris que le projet ne visait pas à améliorer leur vie. Il a pour but de les faire partir pour faire place aux investissements touristiques. Il tente d’empêcher qu’Exarchia ne reste un lieu de résistance. Il s’agit d’effacer la mémoire du quartier, son histoire, et d’étouffer toute critique du gouvernement. Néanmoins, les habitant·es incarnent la mémoire et l’histoire du quartier. Ainsi, leur prise de conscience les pousse à réagir de plus en plus vivement. En parallèle à une action en justice et un recours devant le Conseil d’État [3], ils se réapproprient les espaces restants. Des fêtes avec des spectacles de théâtre et de la musique animent les rues. Des manifestations partent de la place, passent par le parc autogéré de Navarinou [4], descendent vers le squat Notara 26 [5]et remontent vers la colline Strefi. Des banderoles portant des slogans apparaissent sur les fils barbelés des clôtures de chantier. Des flyers sont distribués aux passants, commerçants et clients. Ces mobilisations attirent de plus en plus de monde, car les enjeux d’Exarchia résonnent avec ceux de toute la ville.
Les habitant·es n’ont jamais été informé·es de quoi que ce soit, Elliniko Metro n’ayant pas jugé nécessaire de fournir le moindre détail malgré le caractère public du projet.
L’attaque contre Exarchia se déploie sur plusieurs fronts. Elle vise à mettre fin à la résistance contre l’étouffement provoqué par la suppression des espaces libres et publics. C’est pourquoi la même scène se répète sur la colline Strefi. Des forces de police gardent les clôtures de chantier et contrôlent les usager·es, tout en laissant les touristes circuler librement. Des incidents absurdes se produisent : des parents protestant contre la présence policière sur un terrain de basket, sont battus devant leurs enfants et des policiers anti-émeutes poursuivent des promeneur·es avec leurs chiens. Des ingénieurs sans licence supervisent les travaux, protégés par des policiers qui menacent de faire arrêter les habitant·es protestataires. Il devient évident qu’à Exarchia, projets de « revitalisation » et forte présence policière vont de pair. Même les représentations théâtrales des écoles locales sont interdites, jugées dangereuses pour le chantier. Malgré tout, la persévérance des habitant·es et des usager·es de la colline, seul poumon vert du quartier, porte ses fruits. Après qu’il·es ont exposé les problèmes du réaménagement et poursuivi la municipalité et l’entreprise privée en justice, la bataille est gagnée. Peu après les élections municipales de 2023, Prodea retire ses plans de réaménagement et la police quitte les lieux. Cependant, la municipalité, refusant la défaite, continue d’envoyer des patrouilles policières pour maintenir une pression constante. Le message est clair : l’opposition aux pratiques gouvernementales sera sanctionnée et les usagers ne resteront pas tranquilles. La victoire est en demiteinte avec un léger goût amer.
En effet, le commentaire d’un policier des forces anti-émeutes (les MAT) est révélateur : « Allez, il est temps que vous dégagiez, qu’Exarchia devienne enfin un quartier normal. » Un quartier normal, selon eux, serait habité par des résident·es calmes et obéissant·es, acceptant sans protester tout ce qui détruit leur vie…
À Exarchia, on entend de plus en plus souvent des gens s’exclamer : « Je n’en peux plus des touristes. » Cette phrase est désormais prononcée par des personnes qui ne sont pas activement impliquées dans une lutte ou un combat quotidien pour le quartier. Comment ce changement s’est-il produit si soudainement ? Est-ce le résultat d’un processus de longue date plutôt que d’un événement survenu du jour au lendemain ?
Ce qu’il se passe à Exarchia est une miniature des processus à l’œuvre dans toute la Grèce. Tout est bradé au profit du tourisme, devenu l’industrie dominante du pays. Les appartements de luxe, les Airbnb, les restaurants, les cafés, et les magasins branchés remplacent progressivement les habitations et commerces de quartier. Au début, c’était charmant d’entendre d’autres langues et de rencontrer des personnes venues d’ailleurs, porteuses de cultures différentes. Puis, nous avons constaté la disparition rapide de tout ce qui constituait le quotidien des habitant·es d’Exarchia pour faire de la place aux touristes. La mutation est devenue évidente avec l’augmentation des prix au marché du samedi à Kallidromiou, où même les tomates sont devenues un luxe. Le luthier de Benaki a fermé pour être remplacé par un bar à vin avec des verres à 10 euros, et mon amie Sophia a dû déménager car l’appartement qu’elle louait depuis douze ans allait devenir un Airbnb. Les lieux emblématiques d’Exarchia, autrefois symboles de mémoire et de révolte, sont désormais des étapes de visites guidées pour touristes. Nous avons commencé à nous sentir comme des animaux en cage, exposés aux touristes qui commentent nos luttes pour la justice sociale autour d’un café. Beaucoup d’amis et voisins ont dû quitter le quartier suite à des augmentations de loyer de 300 %. Le bruit incessant a rendu le sommeil impossible si l’on ne suit pas les horaires des magasins en bas de chez soi. Notre quartier est devenu un terrain de jeu pour touristes [6].
Tout est bradé au profit du tourisme, devenu l’industrie dominante du pays.
Alors, « manifestons, peut-être qu’ils nous entendront et agiront ». Détruire le tissu urbain au profit du tourisme est inacceptable. Les protestations sont fréquentes et nombreuses. Lors de la destruction de la place, nous avons défilé plusieurs fois. L’État restait sourd, mais la police, présente, répondait systématiquement avec des gaz lacrymogènes, de la répression. Tandis que les touristes dégustaient leur vin dans les restaurants de Valtetsiou, les habitant·es d’Exarchia étaient aspergé·es de produits chimiques sur la place. Les affrontements avec la police sont devenus viraux sur TikTok, montrant des forces de l’ordre pourchassant les manifestant·es dans les ruelles, dépassant des touristes tranquillement attablé·es.
Les institutions et les lois de l’État bourgeois sont censées fixer des limites et assurer la coexistence pacifique des citoyen·nes. Mais lorsque l’État applique deux poids deux mesures, les citoyens prennent les choses en main. À Exarchia, cela se traduit par des attaques à la peinture sur les appart-hôtels de luxe et les immeubles Airbnb, des agressions verbales contre les vacancier·es et les hipsters, et l’expulsion systématique des touristes des fêtes auto-gérées. Face à l’indifférence de l’État, les habitant·es ne se préoccupent plus de l’image du pays. Le dilemme est simple : c’est eux ou nous.
Été 2024. Les températures ont déjà atteint 45 degrés. Les gens cherchent désespérément un coin d’ombre pour se tenir debout et reprendre leur souffle. La colline Strefi et la place Exarchia étaient les seuls espaces verts du quartier. Aujourd’hui, les arbres de la place ont été détruits. Les derniers ont été arrachés pendant la canicule. « Nous nous soucions de l’équilibre écologique. Les arbres de la place Exarchia seront transplantés dans la pépinière de la ville et nous planterons 2 000 autres arbres dans d’autres parties de la ville. Nous les ramènerons sur la place dès que les travaux du métro seront terminés », explique Elliniko Metro. Un tonnerre de rires accompagne ces déclarations. Personne n’est dupe.
Il était impossible d’introduire la machine adaptée pour la transplantation sur la petite place ; on a donc procédé avec les moyens disponibles, en ignorant les protestations des habitant·es qui rappelaient que le Conseil d’État ne s’était pas encore prononcé sur la légalité de la construction de la station de métro. Les questions abondent : comment des arbres transplantés à cinq kilomètres de là pourraient-ils améliorer le microclimat local ? Comment de vieux arbres pourront-ils survivre après avoir été déracinés en pleine canicule ? Pourquoi croire l’entreprise alors que les arbres transplantés d’autres chantiers sont morts ? Avec la disparition des végétaux et l’accumulation de chaleur due à la tôle des clôtures du chantier, que feront les habitant·es des étages de la place ? Une étude récente, réalisée par des habitant·es d’Exarchia à l’aide de thermocaméras, a révélé que la température sur le chantier atteignait 61 degrés Celsius, avec une température nocturne minimale de 38 degrés.
Par conséquent, tout le monde se demande pourquoi il est si difficile de déplacer la station de métro, malgré les signes indiquant que la petite place est un mauvais choix. On nous dit que cela coûte trop cher. Pourtant, plus loin, au parc de Rizari, Elliniko Metro a reconsidéré la construction de la station après une demande de l’armateur Nikos Pateras pour sauver les arbres du parc. À Agia Paraskevi, un peu en dehors du centre d’Athènes, l’église et la municipalité ont obtenu l’annulation du permis pour préserver l’activité commerciale de la place. Peut-être qu’Exarchia ne mérite pas d’arbres ni de fraîcheur, faute de pouvoir financier. Les critères de construction semblent bien être dictés par des considérations de classe.
Face à l’indifférence de l’État, les habitants ne se préoccupent plus de l’image du pays. Le dilemme est simple : c’est eux ou nous.
Exarchia change rapidement et violemment. Ce qui prenait autrefois deux ans se réalise désormais en six mois. Les personnes revenant dans le quartier après une longue absence sont stupéfaites par les transformations. L’afflux d’investissements engloutit tout, faisant surgir du jour au lendemain de nouveaux restaurants et bâtiments destinés à la location saisonnière. En face du squat Notara 26, un immeuble de luxe appartenant à une entreprise israélienne va voir le jour. Les forces de police surveillent les lieux de rencontre politique, mettant à l’épreuve notre endurance. L’ancien café « étudiant » de nos parents où résonnait le juke-box, est devenu une chaîne de supermarchés. Les vieilles maisons ont été achetées par des nouveaux riches grecs qui y organisent des fêtes bruyantes avec prostituées de luxe et drogues. Dans le bas de la rue Solomou, un restaurant de luxe nourrit des mafieux avec des montres en or et des personnalités politiques, dont le premier ministre qui fait semblant de ne rien voir de ce qui se passe à l’extérieur. Pendant ce temps, les toxicomanes, laissé·es dans un état misérable par les politiques sociales, errent à deux pas de là. Le quartier est désormais envahi par des mafieux, en uniforme ou non.
Toute personne exprimant une plainte risque d’être arrêtée. Ceux et celles qui osent contester la réalité présentée à la télévision sont immédiatement ciblé·es. Ceux et celles qui se demandent comment les habitant·es de ce quartier supportent que la police surveille chacun de leurs mouvements sont étiqueté·es comme gauchistes ou « sales anarchistes » – caractérisation classique des résident·es et des habitué·es du quartier.
L’avenir d’Exarchia n’est pas encore scellé. Le quartier est en pleine effervescence et lutte de toutes ses forces. Bien qu’il lui manque son centre, sa place, son point de référence, il refuse de céder. Il ne veut pas voir son histoire, sa vie et sa mémoire transformées en musée. Même dans les régions les plus isolées du pays et à l’étranger, la vendetta politique est manifeste. Plus que jamais, la résistance d’Exarchia est pleinement justifiée. Comme le proclame une banderole, « Aujourd’hui Exarchia, demain toute la ville ».
Le quartier est en pleine effervescence et lutte de toutes ses forces. Bien qu’il lui manque son centre, sa place, son point de référence, il refuse de céder.
[3] https://oximetrostinplateiaexarcheion. com/2022/11/02/δελτίο-τύπου-αίτησηακύρωσης-και-ανασ
[4] Friche urbaine occupée depuis 2009 et transformée en parc géré collectivement par ses usager·es : https://parkingparko.espivblogs.net
[5] Squat d’habitation accueillant depuis 2015 des personnes migrantes et réfugiées.
[6] Le récent incendie qui a ravagé la seule forêt de l’île d’Hydra illustre bien la transformation du pays en parc d’attractions pour riches touristes. Cet embrasement a été causé par des feux d’artifice tirés en pleine canicule. Divertissement d’oligarques kazakhs, repartis sans être inquiétés tandis que les employés du bateau sont poursuivis en justice.