Dans un article de son magazine « Bruxelles Métropole », la fédération patronale bruxelloise BECI tente d’évaluer le manque à gagner fiscal pour les communes et la Région des « diverses lenteurs qui grèvent les politiques d’urbanisme et d’aménagement du territoire bruxellois ». Le décryptage d’IEB.
Un article paru dans la rubrique « Think tank » du dernier opus du magazine « Bruxelles Métropole », édité par la fédération patronale bruxelloise BECI, tente d’évaluer le manque à gagner fiscal pour les communes et la Région des « diverses lenteurs qui grèvent les politiques d’urbanisme et d’aménagement du territoire bruxellois » [1].
En guise d’illustration, l’auteure choisit de traiter un projet fictif de grande ampleur (250 000m²) composé de logements, bureaux, commerces et autres équipements. La lenteur des procédures administratives, les recours juridiques continuels et autres situations kafkaïennes ralentiraient sans fin ce type de projet, au point de faire perdre aux pouvoirs publics bruxellois plus de 6 millions d’euros chaque année [2]. Et de conclure qu’il est nécessaire de rendre les procédures plus efficaces pour permettre au secteur immobilier de s’épanouir et de répondre à la demande de logements moyens tandis que les pouvoirs publics devraient concentrer leurs efforts sur les publics les plus fragilisés.
Voilà une subtile analyse déstabilisante au premier abord mais...
Un petit air de déjà vu...
L’observateur avisé de l’actualité en matière d’aménagement du territoire bruxellois aura vite fait de faire le lien avec le projet bien réel de Tour et Taxis qui propose un programme analogue. Il a fait l’objet d’une première délivrance de permis en 2010. Mais cinq ans plus tard, le promoteur n’a toujours rien construit des 218 327 m² autorisés dont près de 90 000 m² de logements. Comment expliquer cette frilosité à mettre en œuvre un permis délivré de longue date dans une zone bénéficiant de toutes les attentions des pouvoirs publics qui, à grand renfort d’opération de marketing diverses et variées, en vante les atouts ? La zone du canal n’est-elle pas la nouvelle « place to be » des classes moyennes urbaines ? Ce retard est-il vraiment lié, comme le laisse penser BECI, aux réglementations bruxelloises ou aux recours déposés contre le projet ? Chacun pourra constater que la réalité ne rejoint pas la fiction dès lors que :
Et paf ! Voilà l’argumentaire de BECI désavoué. C’est ici la lenteur du promoteur qui a peut-être fait perdre à la Région bruxelloise un sacré paquet de recettes fiscales !
Plus sérieusement, comment peut-on expliquer le paradoxe apparent que face à une forte demande de logements, un promoteur qui a tous les atouts pour en produire rapidement, ne le fasse pas ?
Un secteur sous perfusion, grâce aux bureaux occupés par des acteurs publics...
La hausse démographique bruxelloise concerne principalement une population pauvre, majoritairement incapable d’accéder à la propriété et condamnée à se loger sur le marché locatif en majorité privé [3]. L’actionnaire de T&T Project, le propriétaire de la friche de Tour et Taxis, cherchant à maximiser le profit qu’il peut dégager de l’urbanisation du site, l’a bien compris. C’est sans doute la raison pour laquelle il privilégie la construction de bureaux (qui ont fait l’objet de demandes de permis séparées) comme ceux qu’il loue depuis peu, à un prix conséquent, à Bruxelles Environnement (IBGE). Des bureaux construits en contradiction avec les principes du schéma directeur [4] et qui lui assurent de confortables revenus récurrents, des revenus publics qui l’encouragent à continuer dans cette voie plutôt que de produire des logements qui risquent de ne pas trouver preneur [5]. Notons au passage l’absurdité des processus décisionnels des pouvoirs publics bruxellois qui autorisent la construction de nouveaux bureaux et contribuent par leur action à augmenter encore le taux de bureaux vides à Bruxelles.
Et flop ! Non content de ne pas produire les logements tant attendus, le promoteur de T&T rémunère son actionnaire en pompant les finances publiques grâce aux plantureux loyers perçus pour la construction de bureaux inutiles.
Des logements inaccessibles, même aux classes moyennes supérieures !
Il est intéressant d’analyser plus en détail l’idée que la construction de nouveaux logements pourrait peut-être augmenter l’assiette fiscale de Bruxelles. Commençons par le profil fiscal choisi dans l’article de BECI. Avec un revenu moyen annuel de 35 000 euros imposables, celui-ci se classe, selon l’auteure elle-même, dans la catégorie des classes moyennes supérieures. Dont acte. Mais un tel revenu permet-il vraiment d’accéder à la propriété à Bruxelles ? Imaginons qu’une famille composée d’un couple et de deux enfants désire quitter la Flandre ou la Wallonie [6] pour s’installer dans un quartier « plein de potentiel » au bord du canal. Selon les critères appliqués par BECI, ces candidats à l’installation pourront s’offrir sur le marché privé un appartement neuf de... 73 m², au mieux [7]. Autant dire qu’avec un seul revenu, une famille monoparentale n’aura droit qu’à un clapier...
On comprend mieux que la tour Up-site du promoteur ATENOR peine à remplir des appartements proposés à plus de 4 000 euros/m² en moyenne. On comprend mieux aussi pourquoi le propriétaire de T&T préfère rester assis pour le moment sur son foncier, en attendant une conjoncture plus favorable.
Vu que le marché n’est pas à même de répondre aux besoins de logements de la majorité de la population, il faudrait peut-être changer de paradigme. Nous y reviendrons.
Des pratiques publiques inefficaces...
Selon BECI, en subsidiant la construction de logement acquisitif moyen par l’intermédiaire de Citydev [8], les pouvoirs publics feraient de l’ombre au secteur immobilier dans un segment du marché qu’elle aimerait plus porteur. Le secteur de l’immobilier considère cette activité comme une concurrence déloyale [9] et c’est sans doute la raison pour laquelle BECI suggère, d’une part, que les pouvoirs publics concentrent plutôt leurs efforts financiers vers la construction de logements sociaux et, d’autre part, que la Région subsidie directement le secteur privé en supprimant les charges d’urbanisme s’appliquant à leurs projets.
Car depuis 2013, un Arrêté bruxellois prévoit que la construction de logement privé doit faire l’objet de la perception d’une charge financière de 50 euros/m². Ces charges d’urbanisme, pourtant bien modestes [10], sont censées permettre aux pouvoirs publics de financer les aménités nécessaires à la bonne intégration des nouveaux logements dans leur environnement immédiat : voiries et éclairage public, égouts, crèches, écoles, équipements divers, nouvelles lignes de transport en commun,... etc. L’Arrêté prévoit par ailleurs une exemption de charge pour les promoteurs qui intègrent d’autorité dans leur projet une part de 15% de logements moyens.
On ne comprend dès lors pas vraiment pourquoi BECI réclame une suppression des charges d’urbanisme pour faciliter la construction de logements moyens alors que l’Arrêté précise que si le promoteur construit ce type de logement, le demandeur en est automatiquement exempté. Sauf à penser que la définition du logement moyen diffère selon la partie concernée. En effet, le logement moyen est défini par la loi : il doit être vendu ou loué à des conditions avantageuses par rapport au prix du marché, fixées par arrêté aux environs de 1 900€/m².
Ce dispositif nouveau de charges d’urbanisme a fait l’objet d’une analyse antérieure d’IEB démontrant qu’il était inapplicable en l’état et qu’il ratait son objectif de faire produire du logement moyen par les acteurs privés. En effet, ceux-ci préféreront toujours réduire légèrement leur marge de quelques dizaines d’euros via la charge d’urbanisme plutôt que de vendre du logement moyen à 1 900€/m². En réalité, les promoteurs ne sont absolument pas désireux de réduire à ce point leurs marges bénéficiaires. Ce que BECI prétend le démontre à souhait : avec l’énergie du désespoir, la fédération des entreprises bruxelloises préfère reporter la responsabilité du manque de solidarité du secteur immobilier sur de soi-disant lourdeurs administratives ou sur les épaules de riverains ou d’associations qui se permettent (rarement) d’exercer leur droit démocratique de recours. Recours d’ailleurs que l’Union Professionnelle du Secteur Immobilier (UPSI) n’hésite pas à déposer (et c’est son droit) dès lors qu’un texte de loi nuit à ses intérêts, démontrant à cette occasion la géométrie variable de son jugement selon qu’il y va ou non de ses propres intérêts...
Et si on fabriquait de la classe moyenne plutôt que l’importer ?
Tout le monde est d’accord : les Bruxellois sont pauvres ! Cette situation a un effet direct sur les finances de la Région qui est manifestement incapable de redistribuer la richesse produite sur son territoire. Cet état de fait a bien été intégré par l’ensemble des responsables politiques et la plupart des élites qui font l’opinion.
Proportionnellement à sa population, la Région bruxelloise est la plus grosse contributrice au produit intérieur brut de la Belgique. Le problème principal est donc la redistribution inégale des richesses produites sur ce territoire. Ce que l’on sait moins, c’est que cette situation est loin de s’améliorer. En 5 ans (de 2007 à 2012), le revenu moyen des Bruxellois est passé de 84% à 80% du revenu moyen des Belges [11] : les Bruxellois continuent donc de s’appauvrir par rapport aux habitants des régions voisines. Ceci prouve que les efforts déployés depuis plus de 20 ans [12] par la Région bruxelloise pour ramener les classes moyennes sur son territoire sont vains et que le secteur privé n’est d’aucune aide non plus dans la réalisation de cet objectif. Cette réalité est confirmée par les chiffres de la démographie bruxelloise qui confirment bien un solde migratoire négatif significatif et constant dans le temps des classes moyennes entre la Région bruxelloise et les régions voisines [13]. Le constat de ce double échec devrait amener l’ensemble de la société civile et de la classe politique à marquer une rupture, dans ses pratiques comme dans ses objectifs, et à s’engager dans d’autres voies.
Il est temps de réparer l’ascenseur social en panne et d’offrir à la jeune génération issue tant des classes moyennes en voie de précarisation que des classes populaires une véritable perspective de réalisation personnelle marquée par la possibilité d’exercer leurs droits les plus élémentaires, comme le droit à un logement décent et à un travail épanouissant et correctement rémunéré.
Voilà un beau challenge pour la fédération des employeurs bruxellois, comme pour le monde politique et l’ensemble de la société civile bruxelloise car on peut être sûr d’une chose, c’est que si c’est bien dans les vieilles casseroles qu’on fait les meilleures soupes, celle que l’on nous sert à Bruxelles depuis 25 ans est devenue carrément impropre à la consommation. Il est temps de changer de casserole et de rompre avec la pression sur les salaires, la chasse aux chômeurs et la criminalisation rampante de la pauvreté, les profits scandaleux des grandes entreprises (y compris de l’immobilier), l’exonération fiscale des revenus du capital (y compris ceux des bailleurs) et, last but not least, la complicité tacite des pouvoirs publics dans le maintien des privilèges d’une minorité (agissante) au détriment de la majorité (silencieuse) des Bruxellois.
[1] « Immobilier, le temps c’est de l’argent perdu », Lise Nakhlé, Bruxelles Métropole, février 2015
[2] Sans rentrer dans une inutile polémique, notons tout de même que l’article entretient une savante confusion entre pertes annuelles et cumulées ainsi qu’entre les bénéficiaires potentiels des revenus fiscaux (les différents niveaux de pouvoir). Ainsi, l’auteure consacre une partie significative de son article pour calculer l’impôt sur les personnes physiques potentiellement payé par les candidats acquéreurs, citant un chiffre de 23 millions d’euros annuels, pour in fine écarter cette somme de sa démonstration finale. Par contre, elle additionne 10 ans de pertes fiscales directes pour la Région bruxelloise et dans le même paragraphe entretient la confusion avec le principe d’une perte annuelle : « Sur cette base, un projet qui met dix ans à voir le jour constitue donc un manque à gagner de près de 66 millions d’euros pour les finances régionale et communale. A ces sommes perçues annuellement (SIC), il faut ajouter... ».
[3] Lire « Dossier Démographie ? », article 11541.
[4] Les bureaux de l’IBGE trônent au milieu de ce qui devait devenir un parc selon le schéma directeur. Un comble pour l’administration en charge de la gestion de l’environnement !
[5] Une nouvelle demande de permis pour des bureaux a été récemment déposée. Lire la lettre d’info d’IEB du 20 novembre 2014.
[6] Une condition nécessaire au calcul de BECI est en effet que le candidat vive dans une autre région. Sinon, il n’y a pas de gain fiscal...
[7] Le couple bénéficie d’un revenu annuel imposable de 70 000 euros, soit environ un salaire net cumulé de 3 345€/mois (selon une simulation Tax on web). Avec ces revenus, cette famille possède une capacité d’emprunt correspondant à environ 250 000 euros. Que nous propose le marché bruxellois à ce prix ? Il est difficile de trouver aujourd’hui un appartement neuf à moins de 2 500 euros/m² (hors taxes et frais divers).
[8] Citydev (anciennement SDRB) est une entreprise autonome liée à la Région par un contrat de gestion. L’une de ses missions est de construire sur du terrain public du logement accessible aux classes moyennes et de les vendre à un prix inférieur à celui du marché.
[9] Séminaire de Hemptinne du 24 septembre 2014 « Vers un véritable big bang urbanistique bruxellois ? ».
[10] « Charges d’urbanisme : un arrêté très favorable pour promoteurs... », IEB, mai 2013.
[11] SPF Economie : Statistique fiscale des revenus soumis à l’impôt des personnes physiques par commune de résidence. Dernière mise à jour : 1/12/2014.
[12] Le retour des classes moyennes à Bruxelles était déjà un objectif du premier PRD datant de 1995.
[13] « Évolution, caractéristiques et attentes de la classe moyenne bruxelloise », Cahiers de l’IPSA n°3, décembre 2012.