Mathieu Sonck — 11 décembre 2012
Avec la fermeture inopinée des centrales de Doel 3 et de Tihange 2, dont les cuves de réacteurs sont criblées de fissures, les spécialistes du secteur nous ont annoncé un risque de black-out, soit une coupure instantanée de la fourniture d’électricité due à une demande dépassant l’offre disponible sur le réseau. Ces annonces se sont faites sur un ton apocalyptique, et en profitaient pour appuyer le fait que seul le nucléaire est capable de pourvoir à nos « besoins ». Sans le nucléaire, pas de salut, seule la fin du monde nous attend.
Il aura fallu attendre près de deux mois pour qu’on envisage enfin la possibilité de moduler la consommation électrique pendant les quelques jours de possible surconsommation. Ces jours sont pourtant prévisibles (cela se passe en hiver, aux heures de pointe, par froid extrême, parfois conjugués à une diminution ponctuelle de la capacité de production) et les moyens de communication sont aujourd’hui tels que l’on peut rapidement mobiliser la population et les entreprises pour réduire à l’essentiel la consommation électrique. Ces jours-là, la recette est simple pour le citoyen : chômage technique pour les ménagers et ménagères, gros pull dans les bureaux, soirées « jeux de société » plutôt que télé, ça pourrait même devenir joyeux... Elle est sans doute un peu plus compliquée pour les entreprises, quoique, qui douterait de leur capacité à innover en pareille circonstance ?
Entre-temps, les pouvoirs publics ont pris des dispositions pour éviter un effondrement du système de production électrique. En cas de demande supérieure à l’offre, on envisage de délester le réseau en coupant pendant les heures de pointe la fourniture d’électricité dans certaines régions peu peuplées. Un risque qui, de l’aveu même du Ministre fédéral en charge de l’Énergie, est nul [1].
En réalité, l’épée de Damoclès que semble constituer le risque de black-out représente une formidable opportunité pour engager notre pays dans un programme un peu plus volontariste de réduction de la consommation électrique de la Belgique. Pour l’instant, c’est le contraire qui se passe : la Commission de Régulation de l’Électricité et du Gaz [2] elle-même prévoit une consommation à la hausse malgré les mesures visant à la réduire comme la promotion des appareils faiblement consommateurs. A l’index : l’effet rebond (les appareils consomment moins, donc on en utilise plus) et les « innovations technologiques » telles que la voiture électrique [3].
Cette « demande » en énergie des consommateurs que nous sommes tous n’est pourtant presque jamais mise en question. Il n’y a pourtant pas de phénomène naturel dans l’augmentation de cette « demande », elle est le résultat d’un système qui compte sans arrêt sur la hausse de la consommation. Les nombreux produits consommateurs d’électricité que nous possédons nous semblent « normaux », mais leur mise sur le marché ne tombe pas du ciel, et les leviers pour faire changer les comportements sont nombreux.
Ce raisonnement consistant à focaliser sur les comportements individuels des « consommateurs », « à appeler chacun à adopter un mode de vie, les entrepreneurs en produisant des énergies vertes, les consommateurs en les utilisant » [4], présente tout de même des limites qui occultent une série de mécanismes structurels qui empêchent précisément « l’émancipation énergétique » des citoyens.
Ces mécanismes, nourris aux mamelles des rapports de classes, des inégalités sociales et des nécessaires profits, toujours croissants des multinationales du secteur énergétique, empêchent la raison de s’imposer. C’est la loi de la valeur qui s’impose. Selon Daniel Tanuro [5], « elle est pourtant inapte à intégrer les éléments qualitatifs indispensables au pilotage de la transition énergétique ». Une transition, toujours selon l’auteur, incompatible avec le marché car elle impliquerait une planification publique qui ne pourrait se faire qu’au détriment de la logique d’accumulation consubstantielle au capitalisme.
Il suffit pour s’en persuader de se pencher un instant sur une question qui se posera inéluctablement dans les prochaines années, même si le pays arrivait à modérer, voire diminuer sa consommation électrique... Car même fermées, le sort des centrales nucléaires n’en serait pas fixé pour autant. Reste à les démanteler et à traiter les combustibles irradiés.
Cet aspect des choses a été prévu par le législateur qui a obligé les constructeurs de centrales à provisionner annuellement un montant destiné à alimenter un fond de démantèlement.
Au 31/12/2010, le fond contenait une provision totale d’un peu plus de 6 milliards d’euros [6].
Le coût estimé du démantèlement des centrales belges et du traitement des combustibles usés est évalué à respectivement 2,3 milliards d’euros et 7,45 milliards d’euros [7].
La question à 10 milliards est la suivante : cette estimation est-elle correcte ? Difficile d’y répondre avec certitude mais des chiffres circulent, tout de même. On estime les seuls coûts de démantèlement d’une centrale à 100, voire 150% de son coût de construction [8]. Le coût d’une centrale de 1 000 MW est aujourd’hui d’environ 3 milliards d’euros [9]. Il y a sur le territoire belge 7 unités de production ayant des capacités variant de 400 MW à 1 000 MW. Bien qu’il y a fort à parier que le coût de démantèlement d’une centrale de 400 MW soit plus ou moins comparable à celui d’une centrale de 1 000 MW, nous pouvons calculer le coût total de démantèlement des centrales belges proportionnellement à leur puissance, soit environ 6 000 MW, ce qui mène à la sympathique ardoise de 18 milliards d’euros [10].
Que se passerait-il si l’on fermait Doel 3 et Tihange 2 plus tôt que prévu alors que les sommes nécessaires à leur démantèlement n’ont pas été provisionnées ? Qui payerait ? GDF-Suez, propriétaire des centrales ou l’Etat belge ? Tout porte à croire qu’une fois confrontés à une équation insoluble dans le capitalisme, GDF-Suez invite les pouvoirs publics, au nom de la raison d’État, à mettre la main au porte-feuille. Une ritournelle bien connue depuis le crash de 2008 dans le secteur financier.
« Si l’État a le droit de confisquer la vie d’un homme pour satisfaire à l’intérêt général, alors il doit certainement pouvoir réquisitionner la fortune de quelqu’un pour les mêmes raisons. »
Cette déclaration d’Amos Pinchot faite devant le Congrès américain pendant la première guerre mondiale a permis une modification profonde de la fiscalité américaine de l’époque : le taux supérieur d’imposition sur les revenus dépassant le million de dollars passe de 7% en 1914 à 77% en 1918 [11].
Que faire dans le cas qui nous occupe si ce n’est de prendre le contrôle dès maintenant de l’ensemble de la capacité de production électrique ne Belgique, et de capter 100% des profits générés par le secteur pour alimenter le fonds de démantèlement et planifier, enfin, la décentralisation de la production d’électricité ?
Rien ne nous empêche d’imaginer que cette posture morale qui fut possible dans l’Amérique d’il y a un siècle, creuset du libéralisme économique, ne le soit pas aujourd’hui en Europe, et ne permette à terme de reprendre les rênes d’un secteur énergétique qui, assoiffé de profits à court terme, ne peut plus garantir la sécurité des peuples face à une technologie dont il convient de se séparer au plus vite, quel qu’en soit le coût pour les multinationales.
Haro sur la voiture électrique |
Sortir du nucléaire : c’est possible ! |
[1] Panne totale d’électricité : la Belgique se prépare, Le Soir, 8 septembre 2012.
[2] La CREG est le régulateur fédéral des marchés de l’électricité et du gaz naturel en Belgique. Outre sa mission de conseil auprès des autorités publiques, la CREG est notamment chargée de surveiller la transparence et la concurrence sur les marchés de l’électricité et du gaz naturel, de veiller à ce que la situation des marchés vise l’intérêt général et cadre avec la politique énergétique globale, ainsi que de veiller aux intérêts essentiels des consommateurs.
[3] ETUDE (F)110616-CDC-1074 relative aux « besoins en capacité de production d’électricité en Belgique pendant la période 2011-2020 », CREG, juin 2011.
[4] L’impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro, La découverte, 2010.
[5] Ibid.
[6] Commission des provisions nucléaires, rapport annuel 2010.
[7] Les coûts du nucléaire, Luc Barbé, Etopia 2005.
[8] Une affirmation qui n’a pas été démentie lors d’un débat organisé par IEB en décembre 2011 : Le nucléaire, c’est par où la sortie ?.
[10] À titre de comparaison, l’assainissement des 2 réacteurs nucléaires de Mol (un tout petit site nucléaire expérimental) était évalué en 2005 à près de 1 milliard d’euros.
[11] Plafonner les revenus, une idée américaine, par Sam Pizzigati, Le Monde Diplomatique, février 2012.
[12] 5 millions de véhicules individuels parcourent en moyenne 15 000 km annuels. Une voiture électrique moyenne consomme 25KWh par 100 km parcourus. Le remplacement de tout le parc automobile par un parc à 100 % électrique provoquerait une augmentation de la consommation d’électricité de près de 20 millions de MW chaque année...
[13] Sortie du nucléaire : arrêtons l’ambiguïté, Renouvelle, mai 2012.
[14] Plus d’infos sur www.apere.org.