Inter-Environnement Bruxelles
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Enfouir les déchets sous des solutions techniques

Aujourd’hui, l’ingénierie du traitement des déchets bruxellois s’organise en « maillage de solutions » que la Région prévoit de compléter par une unité de méthanisation. Une direction technique et industrielle prendra sans doute le pas sur des modèles à échelle plus locale, occultant parfois la nécessité d’agir à la source.

À Anderlecht, Forest, Neder-OverHeembeek et Haren, plusieurs entreprises tournent parfois jour et nuit pour traiter nos déchets : deux stations d’épuration, un incinérateur, un compost régional, plusieurs stockages de métaux, de briquaillons, des zones de transit pour les plastiques, les cartons, et plusieurs déchetteries. La dernière perle de ce chapelet industriel serait une unité de méthanisation, prévue sur un terrain attenant à la station d’épuration Nord, située non loin du pont Buda.

Maîtriser le gaz

Quel élément gazeux relie les feux follets des marais, un coup de grisou, une blague potache avec un briquet, le pet des vaches et l’explosion d’un Thermos de soupe oublié sur le haut d’une étagère ? La fermentation de matières organiques dans un milieu pauvre en oxygène qui produit un gaz appelé méthane. L’industrie exploite ces gisements fossiles sous l’appellation de « gaz naturel », mais tout comme son cousin pétrole, ils sont loin d’être infinis. Dans une unité de méthanisation, l’idée est donc d’en produire sous une forme renouvelable, à partir de la fermentation de matière organique en milieu anaérobique soutenue par des bactéries.

Les premières de ces unités se sont installées dans les campagnes, souvent au voisinage d’exploitations agricoles existantes. Ces infrastructures génèrent du gaz, de la chaleur et un liquide, appelé digestat, utilisable comme fertilisant. Pour un secteur agricole en crise, elles ont tout de l’effet win-win, combinant valorisation de déchets agricoles, autonomie énergétique et revenus complémentaires. Par ailleurs, elles produisent localement une énergie renouvelable, hautement préférable à l’extraction des énergies fossiles.

Voilà pour les avantages. Malheureusement, il y a toujours des effets rebond. Le digestat, pour être utilisé comme compost, doit être associé à un « broyat », à savoir des végétaux ou branches d’arbres, le tout passé au broyeur. Le gaz n’est pas directement utilisable : on l’utilise généralement pour produire de l’électricité. Et la récupération de la chaleur nécessite que l’unité de production soit mise en réseau avec d’autres bâtiments.

Par ailleurs, les infrastructures doivent être régulièrement inspectées, car plus encore que le CO 2, le méthane favorise l’effet de serre et donc le dérèglement climatique. Toute fuite de production – accidentelle ou consécutive à un manque d’entretien – entraînerait donc un effet contraire à l’effet écologique attendu.

D’autre part, des organisations paysannes alertent sur la multiplication des cultures à vocation énergétique : des hectares de terres agricoles sont désormais réservés à des plantations destinées à faire tourner les unités de méthanisation et de fabrication d’éthanol, un biocarburant. Cette occupation et spécialisation des terres concurrence une agriculture traditionnelle déjà en tension avec l’étalement urbain. Les cultures énergétiques contrecarrent ainsi les vœux de souveraineté alimentaire – le manger local – formulés à la fois par les associations environnementales et les politiques publiques [1].

Enfin, au lieu d’imposer des limites à l’industrie agroalimentaire, la fabrication de biogaz lui offre une forme d’alibi teinté de bonne conscience écologique. Avec le recyclage de ses surplus (des épluchures, des invendus des fabricants de frites surgelées aux centaines de tonnes de pains mal moulés), l’industrie s’aménage ainsi un débouché financier positif et une occasion de surclasser ses déchets en ressources. Un modèle d’économie circulaire qui peut l’exempter au passage des taxes sur ses rejets.

Au lieu d’imposer des limites à l’industrie agroalimentaire, la fabrication de biogaz lui offre une forme d’alibi teinté de bonne conscience écologique.

Méthaniser les poubelles ménagères

En ville, nul besoin de culture énergétique : des tonnes d’ordures ménagères offrent un repas riche et renouvelable pour les bactéries d’une unité de méthanisation. « Le ressac de la vague verte contre le mythe purificateur : trier et méthaniser » titrait déjà Le Soir, en juin 1990, quelques mois après la création de la Région bruxelloise. Le tri, le recyclage et la méthanisation apparaissaient déjà comme l’alternative à l’incinération des poubelles.

En effet, trois ans plus tôt, l’agglomération bruxelloise, ayant fermé son encombrante décharge intercommunale, avait opté pour l’incinération. Les décideurs politiques d’alors étaient enthousiastes et chantaient un refrain connu du technosolutionnisme : l’usine promet de désintégrer les rebus de la société de consommation. Mais voilà… La combustion pollue l’air (soufre, acide chlorhydrique, NOx) et son exploitant privé mettra près de quatorze ans à installer un système de « lavage des fumées » (1999). Or, même avec les meilleurs filtres du monde, un incinérateur rejette une masse de CO₂ dans l’atmosphère. Depuis la prise en compte des conséquences du dérèglement climatique, la diminution du recours à l’incinération figure bien haut sur la liste des mesures à prendre pour diminuer l’empreinte carbone de la Région.

Une solution industrielle à un problème industriel

Plusieurs arguments motivent les pouvoirs publics à doter la Région de sa propre unité de méthanisation à l’horizon 2026. Tout d’abord, une directive européenne contraint désormais les communes à collecter et traiter les déchets organiques séparément du « tout venant », au risque d’être mises à l’amende…

Ensuite, depuis l’obligation de la collecte des déchets organiques, il faut bien en faire quelque chose. Pour l’heure, seules trois entreprises méthanisent les ordures ménagères des communes belges : Waterleau NV à Ypres (à 130 km de Bruxelles) et les intercommunales Intradel à Herstal (110 km) et Idelux à Tenneville (130 km). L’acheminement par camion jusqu’à l’entreprise de Flandre orientale est déjà une contradiction écologique. Mais la situation augure également un problème financier pour demain. En effet, vu la généralisation des collectes en Belgique, la capacité de traitement existante est en voie de saturation, ce qui amènera probablement ces entreprises à revoir leurs tarifs à la hausse.

Enfin, ce choix relève de la stratégie politique. Il offre le récit d’une confiance renouvelée envers des solutions techno-industrielles, pareillement à celle qui avait motivé la construction de l’incinérateur. Une attitude qui a poussé deux chercheurs, Simon De Muynck et Stephan Kempelman, à prendre plusieurs fois la plume pour tenter d’explorer des alternatives moins technophiles et industrielles. D’autant plus que le choix de la méthanisation était, en 2019, assorti d’un partenariat public-privé avec Véolia : « Avant les élu·es politiques devenu·es ardent·es partisan·es de la technique, les premiers bénéficiaires de la biométhanisation industrielle sont les grands groupes privés, notamment Véolia, le groupe français qui possède des centrales de biométhanisation un peu partout en Europe. Pour eux, la biométhanisation est rentable – à condition qu’elle soit fortement subventionnée. À Bruxelles aussi, il faudrait que les consommateurs financent la production de biogaz grâce à l’émission de certificats verts. Car le seul prix du marché du biogaz ne permet pas un retour suffisant sur les coûts d’investissement et d’entretien. La dernière proposition de Véolia consiste à combiner la biométhanisation des biodéchets bruxellois avec le traitement des boues de la station d’épuration Nord de Bruxelles, que cette même entreprise contrôle déjà via sa participation dans Aquiris [2]. »

Mais le partenariat public-privé n’était pas leur seul motif d’inquiétude. En 2022, Ondine Werre redonne la parole à Simon De Muynck et à l’asbl Worms, association spécialisée dans le soutien des composts de quartier à Bruxelles. Son article revient sur plusieurs écueils – ou effets rebond – de la construction d’une usine de méthanisation, en particulier sa concurrence avec des solutions plus low-tech, comme les composts de petite et moyenne capacité [3].

Deux ans plus tard, le projet d’unité de biométhanisation suit son cours. Le cahier des charges pour la procédure de marché public vient d’être finalisé. Kurt Custers et Michael Oms, respectivement en charge du dossier pour Bruxelles Environnement et pour Bruxelles Propreté, sont rassurants sur plusieurs points. Sur sa capacité d’abord : avec un tonnage maximum de 30 t l’an, elle sera à la taille de la ville-région, et ne visera donc pas d’autres marchés.

Deuxièmement, l’appel au secteur privé ne concernerait désormais plus que sa construction, assortie d’une période de consultance limitée à une année. Il s’agirait d’accompagner le démarrage de l’installation, de s’assurer de son bon fonctionnement et de former le personnel d’un opérateur public. L’unité de méthanisation est toujours prévue à côté de la station d’épuration des eaux de Haren (STEP Nord), mais la Région entend ne pas renouveler la convention avec Véolia et envisage de la confier à Hydria (organisme d’intérêt public), déjà en charge de sa station forestoise (STEP sud). L’interconnexion de STEP Nord et de l’unité de méthanisation les placerait en réseau de chaleur, alimentant l’une des déperditions de l’autre. La station d’épuration pourrait donc fonctionner en « neutralité » carbone et rencontrer ainsi une nouvelle contrainte de législation européenne.

Toutefois, beaucoup d’incertitudes demeurent, d’autant plus en cette période de changement de majorité et du renouvellement du Plan de gestion des ressources déchets. Ces précautions serontelles conservées à la signature des contrats de construction et des permis d’environnement sous la prochaine législature ?

Par ailleurs, malgré son plébiscite dans les textes légaux, l’alternative à l’échelle artisanale reste fragile. Le secteur est peu soutenu financièrement en comparaison de l’attention portée aux solutions industrielles. De plus, comme dans beaucoup d’autres domaines de production, les normes sanitaires européennes favorisent surtout la transformation des déchets en contexte industriel. En cause, l’impératif de traçabilité.

Les composts collectifs se confrontent à cette contrainte. Ces derniers permettent à des habitant·es d’une rue ou d’un quartier de composter leurs restes. Or, leur production ne peut pas être redistribuée, ce qui est gênant, puisque ces habitant·es n’ont pas forcément de jardin. Pourquoi ? Car, même pour une distribution à titre gracieux, les normes européennes exigent une traçabilité des intrants. En pratique, c’est impossible. Lors de la réforme du Brudalex, le législateur est parvenu à introduire une dérogation permettant aux services communaux d’utiliser ce compost « mûr » pour nourrir les pieds d’arbres et plantations ornementales. La mesure est clairement la bienvenue, mais Worms, lors d’un colloque, a déploré que celui-ci ne soit, in fine, que très rarement collecté. L’association n’incrimine pas directement les services communaux, mais leur déficit structurel en personnel. Elle-même ne compte qu’une poignée d’employé·es pour assurer le suivi de 150 composts collectifs [4].

Sous l’impulsion de l’Opération Phosphore, plusieurs communes ont créé des composts de moyenne capacité pour accueillir feuilles, branchages d’arbres, fauche et coupe de pelouse collectés par leurs services d’entretien des espaces vert. Il faut croiser les doigts pour qu’ils soient maintenus compte tenu du déficit chronique des finances communales [5].

Les normes sanitaires européennes favorisent surtout la transformation des déchets en contexte industriel.

Recyler le paradigme

Comme largement déplié dans une récente étude d’IEB [6], le modèle économique du traitement des déchets s’est rangé sous la bannière de l’économie circulaire. Celle-ci n’est pas ancrée dans une logique de post-croissance, mais demeure bien inscrite dans des logiques marchandes et des trajectoires hautement technologiques. Les solutions les plus techniques sont d’ailleurs souvent privilégiées aux méthodes plus artisanales au motif de leur rentabilité et de leur efficacité massive et immédiate.

Or, pour limiter la production de déchets et donc toute ingénierie de leur traitement, ne faudrait-il pas surtout limiter la surproduction d’objets, d’emballages, de nourritures ? Le recyclage, le tri, et la figure de l’écocitoyen, ne sont jamais qu’une variation d’une pratique consumériste – dotée cette fois d’une « bonne conscience ». Les habitant·es y sont associé·es au titre de « jeteurs-trieurs », dont les gestes très techniques compensent la consommation. Par ailleurs, les contraintes ne s’appliquent pas de la même manière à toutes les catégories de la population. Dans ce domaine, comme en toute politique environnementale, soulignons que « si une solution n’est pas équitable pour les plus vulnérables, ce n’est pas une solution » et elle constituera même probablement un point d’agression pour ces dernier·es.

Le traitement des déchets, dissimulé derrière les enceintes des industries, installe un rapport de mise à distance. En confiant le soin de s’occuper de ce que nous abandonnons à des moyens techniques (incinération, usine de recyclage, méthanisation), nous perdons encore une fois le contact avec le sensible, avec ces objets que nous délaissons. Or, comme le souligne Hartmunt Rosa, c’est justement cette tendance qui précipite le monde dans la catastrophe écologique et par conséquent sociale : « l’aliénation désigne une situation de relation sans relation dans laquelle sujet et monde se font face avec indifférence ou même hostilité sans établir de lien inhérent. Dans ce monde de relation se dissimule déjà le rapport d’agression (au monde) – mais aussi un rapport qui a toutefois permis les succès spectaculaires de la science, de la technique et du développement [7]. »

Le paradigme marchand et technologique ne peut pas nous préserver des risques environnementaux majeurs, et sa variante technosolutionniste ne va pas sauver la planète. Il faut laisser coexister des procédés plus conviviaux et a-normatifs pour nous reconnecter avec nos restes. Le sociologue Baptiste Monsaingeon nous incite plutôt à réapprendre à vivre avec les restes. Il invoquer une autre figure, plus marginale aujourd’hui, pour « dessiner des chemins de création, des pistes pour inventer un faire monde avec les restes » : il nous invite à s’inspirer du paradigme du chiffonnier qui « aide à comprendre comment certaines pratiques de mise au rebut peuvent se laisser comparer, parfois, à des formes de don, bien plus qu’à de simples processus d’abandon » [8]. Et c’est bien ce modèle que convoquent les composts collectifs. Ils ne sont certainement pas rentables « financièrement » mais proposent une manière de vivre ensemble autour de nos restes.

par Cataline Sénéchal

Chargée de mission


[1S. LIGOT, « La biométhanisation est-elle compatible avec la ferme biologique ? », Analyse, Nature et Progrès, 2022. [en ligne].

[2S. DE MUYNCK et S. KAMPELMANN, « Vers une stratégie raisonnée des biodéchets bruxellois », dossier de presse, 2019 [en ligne].

[3O. WERRES, « Le défi des épluchures », Médor, septembre 2022.

[4WORMS asbl (Waste Organic Recycling & Management Solutions) aide les citoyen·nes, les administrations publiques et les écoles à composter.

[5Projet de recherche-action (2017 à 2023) sous forme d’une plateforme de concertation regroupant Bruxelles Environnement, l’Agence Bruxelles-Propreté, des communes, des chercheurs de l’ULB, le centre d’écologie urbaine, Worms asbl, et la société civile. Ses trois rapports sont consultables sur le site de Worms [https://www.wormsasbl.org/ projets-de-recherche

[6Cet article peut-être lu comme supplément d’une étude antérieure d’IEB : C. SÉNÉCHAL, « Il faut bien en faire quelque chose », 2023.

[7H. ROSA, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2023, p. 47.

[8B. MONSAINGEON, Homo detritus, Critique de la société du déchet, Seuil, 2017, p. 252.