Que sait-on des humains que l’on y rencontre, dans ces fameux cafés « revitalisants » ? Qui sont-ils ? Pourquoi viennent-ils là ? Que pensent-ils du quartier ? Que disent-ils ?… Étrange, personne n’avait encore pensé à leur demander…
À l’automne 2012, des étudiants en sociologie de l’ULB sont allés à la rencontre des clients de quelques cafés branchés de Bruxelles [1]. Ensemble, ils se sont intéressés à 9 cafés : le Flamingo (rue de Laeken, près du KVS), le Potemkine (face à la Porte de Hal, à Saint-Gilles), le Bar du Matin (Chaussée d’Alsemberg, à la limite de Forest et de Saint-Gilles), le Walvis et le Barbeton (Rue Dansaert, près du canal), le Mappa Mundo, le Zebra et le Roi des Belges (Place Saint-Géry) et la Maison du Peuple (Parvis de Saint-Gilles). En tout, ils y ont interrogés 169 clients, avec un maximum de 30 entrevues à la Maison du Peuple (le seul café de l’échantillon qui n’a pas été lancé par F. Nicolay) et un minimum de 6 au Mappa Mundo. Ils ont posé les mêmes questions dans les différents cafés, et le questionnaire était composé de nombreuses questions ouvertes de manière à laisser les clients s’exprimer à leur guise sur leurs usages du café, ce qu’ils y apprécient, leurs avis sur le quartier, etc.
Certes, ce matériau ne constitue pas un échantillon représentatif, au sens statistique du terme, de l’ensemble des clients des cafés branchés bruxellois. Si l’on ne peut donc en tirer de règles générales, on peut tout de même en extraire certaines indications… qui remettent sérieusement en doute la crédibilité de la petite musique habituelle sur les cafés branchés.
Café inter-générationnel ?
On peut rencontrer des gens de tous âges (enfants mis à part) dans les cafés branchés. Mais, de très loin, ce sont les jeunes adultes qui y prédominent : 7 clients rencontrés sur 10 sont dans la vingtaine ou dans la trentaine. Les enfants et les adolescents sont, eux, quasiment absents.
Café du coin ?
Les cafés branchés de Bruxelles sont-ils des cafés de quartier ? Fréquentés par les habitants du coin ? En fait, sur l’ensemble des clients interrogés, moins d’un tiers déclare habiter dans la même commune que celle où se trouve le café. C’est même moins d’un quart des clients qui déclare travailler dans la même commune que le café. Au final, plus de la moitié des clients rencontrés n’habite pas dans la commune et n’y a pas non plus son lieu de travail. On semble donc fort loin du stéréotype du café de quartier.
Des habitués ?
Si les clients de cafés ne sont pas, en majorité, des habitants du coin, peut-être y ont-ils quand même leurs habitudes ? À nouveau, les données récoltées donnent une toute autre impression. Le nombre de clients rencontrés qui ont déclaré fréquenter le café plusieurs fois par semaine est quasiment égal au nombre de ceux qui n’y viennent qu’une fois par mois. Et, au total, on compte nettement moins d’habitués fréquentant le café une ou plusieurs fois par semaine que de clients épisodiques, s’y rendant au maximum une fois par mois. D’ailleurs, moins d’un client rencontré sur trois a déclaré connaître des habitués du café. Et moins d’un sur cinq connaît le patron.
Des clients à l’image du quartier ?
Précisons-le d’emblée : contrairement à ce que nous conte la légende des cafés branchés, ceux-ci ne sont pas situés au cœur des quartiers populaires de Bruxelles [2]. Ces cafés ne se trouvent pas non plus dans des quartiers vides, des « no man’s lands ». Plutôt, il faut qualifier les quartiers de prédilection de ces cafés de quartiers intermédiaires, c’est-à-dire, des quartiers marquant une transition entre des quartiers d’habitat populaire et des quartiers soit centraux et touristiques (pensez à la place Saint-Géry), soit résidentiels et bourgeois (pensez au Parvis de Saint-Gilles ou à la place Flagey). Voilà sans doute ce qui alimente cette association tenace entre cafés branchés et mixité sociale… mais les profils des clients des cafés sont-ils réellement à cette image ?
Il est fort instructif à ce sujet de comparer le profil social des clients rencontrés dans les cafés à celui des quartiers dans lesquels ces cafés sont implantés [3]. Le constat est clair : les clients rencontrés dans les cafés branchés ont un profil social nettement différent de celui des habitants des quartiers correspondants.
Qu’on en juge, d’abord, par la part des actifs occupés, c’est-à-dire, les personnes qui exercent un emploi et ne sont donc ni chômeurs, ni étudiants, ni retraités. Parmi les clients rencontrés, c’est deux actifs occupés sur trois, alors que parmi les habitants, ce n’est plus qu’un sur deux. Même constat si on se base sur la proportion de chômeurs : moins d’un client sur dix dans les cafés branchés a répondu être au chômage, contre officiellement plus d’un habitant sur quatre dans les quartiers où se trouvent ces cafés. La clientèle des cafés apparaît donc, sur ces deux critères, clairement en décalage par rapport à la population des quartiers. Elle l’est également si l’on compare les niveaux de diplôme : neuf clients sur dix sont ont dit être passés par l’université ou une haute école (ou sont encore étudiants), soit une proportion très très supérieure à la moyenne bruxelloise.
En définitive, la clientèle des cafés branchés, malgré une certaine hétérogénéité, correspond de très près à la population que les pouvoirs publics souhaitent voir s’installer dans les quartiers « à revitaliser ». Et les clients rencontrés dans les cafés branchés jugent généralement positivement cette « revitalisation », avec assez peu d’égards pour les « autres » habitants.
Échantillons d’interviews
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[1] Les données empiriques présentées ici ont été récoltées dans le cadre du séminaire d’étude approfondie de question de sociologie de Pierre Lannoy, animé par Daniel Zamora. Les étudiants suivants ont participé à l’enquête : Cherpion Louise, Nobels Berangère, Steffens Emilie, El Gammal Jennifer, Groslambert Catherine, Sananikone Wattha, Frère C., Kapanci Sam, Lemaire S., Luxen A, Doucet Sarah, Montanari Lucia, Thibaut Charlotte, Berthe Laure, DeLoecker Raphaelle, Dubois Laurianne, Lefevre Stéphanie, Quentin Dumont, Felicia Solis Ramirez et Halil Ibrahim Altinbas.
[2] F. Nicolay n’a lancé aucun café à l’ouest du canal.
[3] Les données pour le profil des quartiers proviennent du site http://monitoringdesquartiers.irisnet.be.