Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

En finir avec les marchands de sommeil : s’organiser face à l’État et aux propriétaires illégaux

Depuis les violences d’avril 2022 rue des Coteaux à Schaerbeek, puis celles chaussée de Boondael à Ixelles en décembre de la même année, deux groupes de locataires, majoritairement sans papiers, s’organisent pour défendre leurs droits et obtenir réparation.

© IEB - 2024

Victimes de pratiques d’un marchand de sommeil et d’expulsions sauvages, ces locataires réclament justice dans une société qui construit et invisibilise ces violences et cette exploitation, et bafoue le droit au logement.

Le mardi 23 avril prochain, au Palais de Justice, aura lieu la prochaine audience correctionnelle concernant la plainte pénale de rue des Coteaux. Un peu plus de deux années après les violentes expulsions sauvages, les onze plaignants de l’immeuble ont rendez-vous avec la justice. Si celle de paix de Schaerbeek a été favorable à ces derniers dans ses jugements, les locataires, le groupe de soutien (collectifs et associations militant pour le droit au logement) et les avocat·es attendent avec impatience les positions et décisions que prendront l’État et l’institution judiciaire, ceux-là mêmes qui ont fait le choix de classer sans suite la plainte de Boondael, regroupant six locataires exclusivement sans papiers, victimes de violences aggravées.

Chronique d’une expulsion annoncée

Une quarantaine de locataires habitaient dans le bâtiment rue des Coteaux 199, dont une ou deux femmes que nous n’avons jamais retrouvées après les expulsions sauvages. La population de l’immeuble était principalement composée d’hommes sans papiers, isolés, parfois à plusieurs dans une chambre. À cette surpopulation s’ajoutaient des conditions de logement inhumaines : quatre douches au sous-sol et six toilettes pour l’ensemble des locataires, certaines ne fonctionnant plus et toutes n’étant plus entretenues, plus de nettoyage des communs. La saleté et les déchets dans la cour intérieure favorisaient la prolifération de nuisibles (rats et cafards). Les coupures de courant étaient régulières, accompagnées de problèmes de chauffage et d’eau chaude. Les taques, dans une cuisine commune décorée de champignons dus à l’humidité, faisaient sauter l’électricité. Le tout, pour des loyers mensuels fixés entre 300 et un peu plus de 400 euros. La quasi-totalité de ces montants était récupérée de la main à la main, par l’intermédiaire d’un concierge qui vivait dans le bâtiment. Un échange de sms, et il venait dans les chambres chercher le loyer. Son rôle établi par les propriétaires était connu de tous : il faisait le lien entre eux et les locataires. En janvier 2022, le parquet avait fait une descente sur les lieux, accompagné de l’Inspection du logement (DIRL), vraisemblablement suite à un témoignage. À ce moment-là déjà, ces autorités intervenant auprès des locataires dans le bâtiment qualifiaient les propriétaires de marchands de sommeil. La Commune de Schaerbeek avait, elle aussi, l’immeuble dans le collimateur. En effet, la partie arrière notamment, composée d’une vingtaine de chambres, était interdite à la location car représentait une infraction urbanistique. Ces éléments ont sûrement conditionné la suite des événements.

Tout le monde dehors !

« Il faut quitter le bâtiment dans les quinze jours », « tout le monde doit partir », voici les premiers messages adressés aux locataires de la rue des Coteaux, à la mi-mars. Leur argumentaire se précisant, les gérants prétextent un grand nettoyage pour sommer les habitants de s’en aller le temps d’un week-end. Ces derniers, prétendentils, pourront ensuite retrouver leur chambre. Le vendredi approchant, les propos d’un des gérants deviennent plus menaçants et agressifs et poussent une partie des locataires à quitter les lieux. Les expulsions sauvages débutent. Les habitants présents sur place racontent : plusieurs hommes lourdement équipés, notamment de pieds de biche, accompagnent un des gérants puis surviennent des bruits de destruction. Toutes les chambres des parties arrière sont détruites, avec les affaires et les meubles. C’est une véritable dévastation. Au moins un locataire aura été violenté ce jour-là, frappé au visage. Les communs et la partie arrière du bâtiment sont condamnés, l’entrée principale également, la serrure changée. Un des propriétaires le répète : « Tous les locataires doivent partir au plus vite. » Ces violences durent du vendredi au samedi. Le dimanche, pendant que des personnes évacuent les décombres, les locataires revenus à l’immeuble constatent le sinistre. Des plaintes à la police sont déposées le jour-même, pour violences et intrusions. Certains locataires sans papiers sont condamnés à la rue et à l’errance. Ils ont tout perdu. Les forces de police se rendent sur les lieux pour constater la situation mais aucun procès-verbal n’est dressé sur place.

Plusieurs hommes lourdement équipés, notamment de pieds de biche, accompagnent un des gérants.

Les locataires s’organisent

Les locataires, sous le choc, profitent du soutien des associations pour construire leur défense. Ils sont déterminés à obtenir justice et réparation. Commence alors une étape décisive : la récolte des preuves et des témoignages des habitants qui le souhaitent. Très vite, la défense se met en place sur deux plans. D’une part, la volonté commune et partagée de déposer plainte au pénal avec le soutien d’avocat·es. D’autre part, l’organisation d’un rassemblement pour médiatiser la situation, rendre visibles les brutalités commises et interpeller la représentation politique. La plainte pénale collective rassemblant onze locataires et visant la société et ses gérants est introduite le 28 avril 2022. Le lendemain, un rassemblement a lieu devant et dans le bâtiment. La bourgmestre et des médias visitent les lieux et recueillent les témoignages des locataires, un reportage passe le soir-même au journal télévisé. Suite à cette action, les propriétaires font preuve d’une violence accrue : les habitants sont attaqués à coups de masse en pleine nuit. Ils ont peur, la situation sur place est dramatique.

Inefficience et complaisance

S’ensuivent des rendez-vous avec les autorités compétentes (communales et régionales). Cependant, ceux-ci ne permettent pas de répondre à l’urgence de la situation. Aucune solution de relogement, de protection des habitants, surtout de ceux restés sur place, ni aucune mesure empêchant les propriétaires de nuire n’est mise en place. Les locataires sans papiers ont été, quant à eux, disqualifiés dès le début des échanges. Les autorités avancent qu’elles ne peuvent rien faire pour eux. Par ailleurs, les premiers rendez-vous avec le CPAS interviennent tardivement, et seuls deux locataires avec papiers sont relogés en décembre 2022. Nous n’avons pu que constater et subir dès ce momentlà l’inefficience des pouvoirs publics. L’autorité communale n’a que freiné l’expulsion.

À l’été 2022, en parallèle de la plainte pénale, un autre cabinet d’avocat·es prend en charge au civil une nouvelle série de plaintes. Ce dernier nous rapporte assez rapidement qu’une demande d’expulsion est adressée à la Justice de paix. Les propriétaires, après les violences à répétition à l’encontre des habitants et les attaques de l’immeuble, trouvent encore le moyen de demander à la justice de prononcer leur expulsion. Cette demande est instruite tout à fait facilement. Leur argument se focalise sur deux points : « les locataires sont des squatteurs », « ils ne payent pas leur loyer ». Ces propos sont répandus et bien connus dans l’argumentaire des marchands de sommeil. Néanmoins, à la suite des premiers échanges, le juge de paix décide d’organiser une visite de l’immeuble. Toutes les parties se retrouvent et participent à cette visite officielle, avocat·es, locataires, propriétaires, en dépit des attaques et violences perpétrées. Confortés dans leur impunité, les gérants profitent de ce moment pour menacer de mort des locataires et intimider leur avocate, en présence du juge de paix. Nous pensons même que cette visite a permis un certain repérage. Peu de temps après la fin de celle-ci, un des gérants revient en effet sur place pour s’attaquer et saccager les chambres de trois locataires plaignants. Trois nouvelles plaintes sont déposées aux autorités policières.

Les sacrifiés de Boondael

Quelques semaines plus tard, des locataires sans papiers habitant un bâtiment insalubre à Ixelles nous contactent car ils subissent des menaces d’expulsion et intimidations de la part de leurs propriétaires. L’immeuble est loué à une dizaine de locataires, certains disposant d’un bail et d’autres non. Les chambres, sans sanitaires, sont louées entre 350 et 500 euros par mois, de la main à la main. Assez vite, le lien est fait avec la rue des Coteaux. Une même société immobilière est propriétaire de ces deux bâtiments. Le procédé est identique à celui de Schaerbeek : des harcèlements répétés, les locataires sont menacés de mort s’ils ne quittent pas l’immeuble au plus vite. Une tentative d’expulsion tourne mal, une arme est sortie, des coups de feu sont tirés, un locataire est blessé par balle. De nouvelles plaintes sont déposées au commissariat de police. Les associations reproduisent alors la même défense qu’à Coteaux : une plainte pénale collective est constituée et envoyée, et une série de plaintes sont introduites à la justice de paix d’Ixelles. À la première audience civile, le juge de paix déclare ne rien vouloir entendre du contenu du dossier, demandant que les locataires prouvent qu’ils ne sont pas squatteurs. En agissant de la sorte, l’autorité judiciaire inverse les responsabilités en demandant aux locataires de se justifier, alors que ce sont eux qui ont subi des violences. Elle fait ainsi le choix de ne pas protéger les victimes – d’autant plus vulnérables qu’elles sont ici exclusivement sans papiers – et, dans un sens, rejoint l’argumentaire des propriétaires illégaux. Les plaintes d’Ixelles ont été beaucoup plus complexes à construire à cause de ces violences armées. De surcroît, en mars 2023, les propriétaires réussissent à vendre le bâtiment de Boondael, sans le faire visiter, et ce en pleine procédures civile et pénale. Dix mois se sont écoulés entre l’introduction de l’affaire en Justice de paix et les jugements de novembre. Le contenu du dossier sera occulté, seulement deux plaignants sans papiers seront considérés comme locataires (bail ou preuve de paiement), les autres verront leurs demandes refusées, certains seront condamnés à être expulsés.

Été 2023, nous recevons des nouvelles du parquet concernant les deux plaintes pénales. Le procureur du Roi fait le choix de classer sans suite celle de Boondael, motivant sa décision : « Les faits dans votre dossier ont été examinés. Cependant, l’enquête ne relève pas suffisamment de preuves permettant de poursuivre le(s) suspect(s) comme auteur(s) de l’infraction. J’ai donc décidé de traiter le dossier sans poursuites pénales. Si de nouveaux éléments étaient portés à ma connaissance, je pourrais rouvrir le dossier. » Cette plainte pénale, réunissant exclusivement des locataires sans papiers, a ainsi été balayée par le ministère public. Pourtant, une même société est derrière ces pratiques illégales et a agi selon le même modus operandi. Et un cap dans la violence exercée a été franchi à Ixelles avec ces coups de feu. On peut dès lors se demander ce qui justifie un tel traitement différencié et défavorable à l’égard des locataires de Boondael alors que ceux-ci ont été exposés à un danger de mort. Ont-ils été pénalisés parce qu’ils étaient sans papiers ? Que faudrait-il de plus pour permettre de « rouvrir le dossier » ? Plutôt que de leur garantir une protection d’autant plus nécessaire qu’ils sont vulnérables, l’État choisit de les abandonner à leur sort.

Des verdicts en attente

Concernant Coteaux, à l’été 2023, la justice de paix de Schaerbeek rend des jugements favorables aux locataires. Les plaignants sont indemnisés, chacun selon sa situation, pour un total de plus de 50 000 euros. Le juge de paix tranche également en faveur d’une reconnaissance de bail pour tous les plaignants, avec et sans papiers. Les propriétaires ne feront pas appel de ces jugements. Un huissier est, depuis janvier 2024, mandaté pour les faire exécuter. Nous ne savons pas combien de temps cette procédure va durer. La plainte pénale, elle, est acceptée, en dépit des échanges incertains de fin octobre 2022 avec le parquet. Une première audience a eu lieu le 19 décembre 2023, à laquelle ont participé des plaignants et soutiens. La société mise en cause n’étant toujours pas représentée, un mandataire a été désigné par le juge. Et pourtant, encore une fois, en pleine procédure pénale, le bâtiment rue des Coteaux est vendu. Est-ce à dire que le ministère public préfère percevoir l’argent de la vente que d’appliquer la loi en confisquant le bâtiment ? La prochaine véritable audience dans laquelle le contenu du dossier sera débattu se déroulera le mardi 23 avril prochain. Nous entendons bien obtenir des réponses.

Plutôt que de leur garantir une protection d’autant plus nécessaire qu’ils sont vulnérables, l’État choisit de les abandonner à leur sort.

La responsabilité de l’État

Les violences et exploitations auxquelles sont exposés les locataires – principalement sans papiers – ne sont pas une fatalité. Elles sont construites par la société dans laquelle nous vivons, par les choix politiques passés et actuels. La marchandisation du logement, l’abandon du droit au logement par les pouvoirs publics et l’impunité des propriétaires illégaux alimentent les pratiques de marchands de sommeil. On ne peut lutter efficacement contre ces pratiques et contre les expulsions sauvages sans mettre en avant l’enjeu et la nécessité de reloger. Or aujourd’hui les autorités publiques, communes et régions, n’ont peu ou pas de capacité de relogement, ni en logement social, ni en logement de transit. Pourtant, il est de la responsabilité de l’État de garantir ce droit, si tant est qu’on veuille mettre fin réellement à ces pratiques illégales et inhumaines.

Des droits pour les victimes

Rappelons que les personnes qui subissent les pratiques de marchands de sommeil sont surtout sans papiers. Invisibilisées et criminalisées (travail illégal, conditions de vie indignes et non-respect du droit d’accueil), elles se confrontent au racisme d’État dès lors qu’elles essayent de défendre leurs droits. Aucune protection ni reconnaissance ne leur est garantie, les condamnant ainsi à une forme d’esclavagisme moderne. Il faut en finir avec cette exploitation organisée et cautionnée de la misère humaine. Les victimes de marchands de sommeil doivent obtenir réparation et justice, y compris des dédommagements et un relogement garanti. Si l’on veut mettre fin à ces oppressions, il est impératif aussi de faire accéder ces personnes à de nouveaux droits, notamment le droit de séjour.

Déni de justice à tous les étages

Force est de constater que le chemin pris est à l’opposé puisque aujourd’hui le pouvoir fédéral a l’intention de déclasser en gravité les pratiques de marchands de sommeil. Par ailleurs, devant la justice de paix, les locataires sans papiers sont généralement sommés de prouver qu’ils ne sont pas squatteurs, tandis que les intérêts des propriétaires sont préservés. Pour les personnes isolées et minorisées, il est très difficile d’accéder à cette justice, le rapport de force leur est défavorable de fait. Dans le même temps, les propriétaires marchands de sommeil sont très peu condamnés par le pénal. Ces impunités doivent être dénoncées. Si le rôle de la justice est bien de défendre les opprimé·es, l’enjeu pour les locataires est, entre autres, de la saisir, de l’investir collectivement et de mener aussi la bataille politique dans le domaine du droit.