Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Élargissement du Ring : la Flandre envers et contre tout

En octobre dernier, la Flandre a présenté son projet définitif pour le réaménagement du Ring de Bruxelles. Elle s’entête à développer une infrastructure qui offre plus de problèmes que de solutions, même en matière de mobilité.

Symbole d’une époque révolue, l’autoroute contournant Bruxelles a été programmée en 1949, dans la droite ligne intellectuelle du plan Marshall et de ses grandes infrastructures pourvoyeuses de main-d’œuvre. Il aura toutefois fallu attendre une petite dizaine d’années pour que l’exposition universelle de 1958 vienne donner l’impulsion nécessaire au commencement du chantier. Afin de faciliter l’accès des visiteurs belges et étrangers à cette exposition universelle, Bruxelles multipliera les grands travaux, dont la petite ceinture et une première portion du Ring. Progressivement continuée, cette grande rocade a atteint son étendue actuelle en 1978, sans aboutir au projet initial qui prévoyait un bouclage dans la forêt de Soignes, via Uccle et Forest. Les restrictions économiques des années 70 et les protestations face aux conséquences écologiques ont eu raison de l’ambition de départ. À la place, on peut encore aujourd’hui jouir de larges espaces naturels : Kinsendael, Keyenbempts, Kauwberg, Verrewinkel, etc. Paradoxalement, tous ces espaces verts n’ont pu être préservés que grâce au projet de Ring, pour lequel ils étaient mis en réserve.

Un projet d’un autre âge

Toutefois, jamais les velléités de compléter ou d’agrandir l’infrastructure du Ring n’ont complètement disparu. L’idée la plus fréquente est celle de « boucler la boucle » au Sud, soit via un long tunnel, soit grâce à une percée dans la forêt de Soignes. Mais le fantasme d’une extension de l’infrastructure au Nord n’est pas neuf non plus. En 1981 déjà, alors que la section septentrionale attirait suffisamment d’automobilistes pour créer les premiers embouteillages, le Ministre Jos Chabert projetait officiellement d’ajouter 2 bandes, sans s’inquiéter du cercle vicieux. De fait, élargir le Ring est souvent considéré comme une solution de bon sens et, dès 2004, la Flandre la défendait officiellement. A cette époque, le gouvernement flamand a présenté le plan « START » pour l’aéroport de Zaventem (Strategisch Actieplan voor de Reconversie en Tewerkstelling, soit plan d’action stratégique de reconversion et d’emploi). Son ambition est de faire de la zone de Brussels Airport le deuxième pôle économique de la Flandre à l’horizon 2025. Ce plan, qui contient un volet mobilité explicite fait l’objet d’un très large consensus dans la classe politique flamande puisqu’il est défendu par les différents niveaux exécutifs et donc par quasi tous les partis traditionnels flamands. Afin de faciliter le développement de l’aéroport et des zonings industriels qui l’entourent, le plan START prévoit – parallèlement à des mesures socio-économiques – d’en améliorer l’accessibilité, puisque les transports publics y sont assez peu efficaces et que le réseau routier atteint déjà un niveau proche de la saturation. A côté du développement de lignes de bus et de tram, le plan START annonce un élargissement de la partie Nord du Ring entre les autoroutes A10 et A3 (numérotées E40 de chaque côté) qui correspond en tous points au projet adopté en octobre 2013 par le gouvernement flamand : une séparation du trafic de transit et du trafic local.

Une démonstration par l’absurde

Avant que ce projet ne puisse être adopté, il a dû respecter certaines étapes administratives, et notamment, faire l’objet d’une étude de faisabilité technique et d’un rapport d’incidences environnementales (appelé Milieu Effect Rapportage en Flandre). Le but d’un tel rapport d’incidences est notamment de mesurer les impacts de tout projet urbanistique d’envergure et de faire état des différentes solutions alternatives envisagées. Hélas, ce rapport [1], présenté en 2012 a soulevé de nombreuses suspicions. En effet, il n’étudiait aucune alternative qui ne comportait pas d’infrastructure nouvelle, ce qu’on appelle une « alternative zéro » et qui permet d’établir des comparaisons sur une base neutre. Au contraire, les différentes alternatives envisagées s’apparentaient à la folie des grandeurs : tunnels de plusieurs kilomètres ou viaducs superposés ! Il n’était donc pas surprenant que l’alternative « raisonnable » soit distinguée à l’issue de l’analyse. Ce biais fondamental ne permettait qu’un choix par élimination ; pour ne pas dire une démonstration par l’absurde. En outre, toutes les alternatives étudiées par le rapport considéraient comme acquises la construction d’infrastructures nouvelles de transport public ainsi que des améliorations concrètes de la mobilité cycliste. Ces deux aspects positifs en termes de fluidité du trafic routier et de pollution atmosphérique étant noyés dans les résultats globaux, alors que rien ne garantit leur mise en œuvre, bien au contraire.

Aucun représentant du gouvernement flamand n’utilise le mot « élargissement », lui préférant « optimalisation ». C’est pourtant bien d’élargissement qu’il s’agit. Les bandes existant actuellement seront destinées au seul trafic de transit et ne seront plus reliées qu’aux 4 échangeurs d’autoroute. Parallèlement, 2 à 3 bandes supplémentaires seront construites dans chaque sens. Ce sont ces nouvelles bandes qui seront destinées à accueillir le trafic local puisqu’elles seules desserviront toutes les sorties vers le réseau routier local. En définitive, il y aura donc entre 12 et 17 bandes, tout au long du nouveau Ring : on peut donc considérer qu’il s’agit d’un doublement en largeur du profil actuel. En effet, si aujourd’hui certains passages du Ring présentent jusqu’à 10 bandes, à la sortie de Zaventem par exemple, c’est sur une longueur extrêmement courte, en fonction du croisement de véhicules entrants et sortants, mais le profil général reste de six ou huit bandes maximum.

L’Europe complice

Ambitieuse et cynique, la Flandre n’hésite donc pas à travestir la réalité. Ainsi, on a appris en novembre 2013 qu’elle avait sollicité – et obtenu – un soutien financier de la Commission européenne pour approfondir les études techniques relatives à la fameuse « optimalisation » du Ring Nord. Elle bénéficiera de 1 million d’euros, issu d’un programme communautaire spécifiquement dédié à l’amélioration des infrastructures de transport. Dans un communiqué officiel, la Commission européenne stipule clairement que le projet flamand prévoit de séparer le trafic local du trafic de transit « sans extension de l’infrastructure routière existante » [2]. Dans ce jeu de dupes, l’Europe est-elle moins coupable que la Flandre ? Peut-elle réellement ignorer le contenu du projet ? Ce qui est véritablement inacceptable, c’est que dans le même temps, la Belgique est menacée d’amendes très lourdes pour non-respect des normes en matière de pollution atmosphérique [3]. Normes évidemment édictées par la même Commission européenne... En somme, l’Europe finance des projets qui empêchent la réalisation d’objectifs fixés par l’Europe !

L’élargissement des bouchons

Contrairement à ce qu’on peut penser de prime abord, une nouvelle infrastructure routière n’est pas positive sur le plan de la pollution atmosphérique, et cela même si elle vise à décongestionner une artère bouchée. Évidemment, à l’ouverture des nouvelles bandes, un écoulement plus fluide du trafic pourrait être observé, et les émissions polluantes de véhicules en mouvement sont inférieures à celles de véhicules englués dans un embouteillage. Mais combien de temps cela durera-t-il ? Pas longtemps ! En effet, il faut tenir compte de « l’effet d’appel » qui veut que toute nouvelle infrastructure engendre irrémédiablement un nouveau trafic. Tout naturellement, les nouvelles conditions de confort et de facilité convainquent davantage de personnes d’avoir recours à la voiture. A plus ou moins court terme, on assiste donc à la formation d’un nouvel embouteillage formé par un plus grand nombre de voitures... Beaucoup d’infrastructures routières ayant vu le jour depuis 100 ans, il existe de nombreux exemples et de nombreuses études étayant l’existence de cet « effet appel » [4]. Dans le cas du Ring Nord, le directeur du bureau d’études en mobilité Stratec affirme lui aussi que « ce Ring modifié provoquera un effet d’appel auprès d’autres usagers de la route, de telle sorte qu’il sera à nouveau congestionné d’ici cinq à dix ans » [5]. Le rapport final d’incidences environnementales n’en fait pas mystère puisqu’il prévoit lui-même une augmentation de la distance totale parcourue par tous les véhicules sur le Ring de l’ordre de 60 000 kilomètres à la période de pointe du matin et de 80 000 kilomètres à la période de pointe du soir, et ce, à court terme [6]. Dans le cas particulier de l’élargissement du Ring, à cet « effet d’appel », il faut ajouter « l’effet entonnoir » et son corollaire d’embouteillages. En effet, si le nouveau tronçon présente 12 bandes (4X3), il restera limité à 6 bandes (2x3) après les échangeurs de Grand-Bigard et de Woluwe-Saint-Étienne (et même à 4 bandes dans le tunnel des Quatre-Bras). On peut prévoir que ces goulets d’étranglement provoqueront des encombrements importants sur la nouvelle section du Ring.

À l’évidence, puisque l’élargissement du Ring n’améliore pas la congestion du trafic, il ne peut pas présenter un bilan favorable en termes de pollution atmosphérique. Malheureusement, ce raisonnement est valable également pour les nuisances sonores, l’accidentologie et la santé publique. En fait, quel que soit l’aspect analysé, il n’est pas aisé de comprendre l’intérêt d’un Ring élargi. Du point de vue bruxellois, cela est encore plus difficile... Mais la Flandre n’a pas d’obligation à tenir compte des considérations de la Région bruxelloise puisque cette portion du ring est uniquement sur le territoire flamand.

De néfastes conséquences

Le but avoué des travaux est de soutenir l’activité économique d’une zone frontalière à la Région de Bruxelles-Capitale dont la concurrence est féroce, déjà aujourd’hui. Des entreprises et des bureaux actuellement situés sur le territoire de Bruxelles seront incités à s’y délocaliser. La présence de ces acteurs économiques est pourtant cruciale pour la vitalité de la capitale car ils la financent par le payement d’impôts et de taxes.

Le même risque d’exode est prévisible de la part de la classe moyenne bruxelloise. En effet, c’est surtout celle-ci qui sera amenée à déménager vers la proche périphérie, attirée par un cadre de vie plus bucolique et par la faiblesse comparative du prix de la propriété foncière. Tentée par la nouvelle infrastructure routière qui semble faciliter la fluidité du trafic, cette population viendra gonfler le flot de navetteurs quotidiens. Hélas pour les finances de Bruxelles, cette classe moyenne n’y payera plus ses impôts.

D’un point de vue géostratégique, une ambition moins ouvertement déclarée du projet est de créer une barrière physique entre Bruxelles et son hinterland. Nombreux sont les responsables politiques flamands qui déplorent l’expansion non-flamande sur leur territoire. On ne parle plus de « tache d’huile » francophone, parce que les nouveaux habitants sont majoritairement originaires de l’Union européenne. Mais s’il ne parlent plus le français, les nouveaux riverains ne s’expriment pas davantage en néerlandais. Le Ring Nord, proche et quasi parallèle avec la frontière inter-régionale, permet de marquer une frontière. Urbanistiquement, cette infrastructure massive et bruyante crée un large obstacle où personne n’aime vivre, ni flâner, ni même circuler.

Il est déplorable que les intérêts d’une des 3 Régions du pays puissent être valorisés envers et contre tout, aux dépens de l’intérêt général et sans collaboration avec les autres entités. En matière d’aménagement du territoire, une entente étroite entre deux régions frontalières est fondamentale. En l’occurrence, elle est pourtant inexistante : chacun y va de son propre zoning, de son propre centre commercial, de son propre centre d’entreprises, ou de son propre réseau de transport public. Sans volonté de synergie, voire carrément dans une optique de concurrence.

Ainsi, la Flandre s’apprête à dépenser des centaines de millions d’euros dans une route alors que le développement du RER est en souffrance depuis de longues années, faute de moyens. Pour réellement améliorer les conditions de circulation, il faudrait accélérer la mise en œuvre du RER et y adjoindre de nouvelles lignes de trams et de bus, ainsi que des infrastructures confortables pour les cyclistes et les piétons. En outre, ces investissements dans la mobilité devraient être intégrés dans une planification territoriale rationnelle et cohérente, organisée en bonne intelligence par les trois Régions.

Collaborer dans l’intérêt général ?

Pour harmoniser les politiques inter-régionales, la dernière idée en date est la « Communauté métropolitaine de Bruxelles ». Cette Communauté, issue des longues négociations post-électorales relatives à la scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde, est un organisme de concertation qui compte « l’accès au Ring » dans ses attributions. Cet organe est censé regrouper les 3 Régions, le Fédéral, toutes les Communes de l’ancien Brabant unifié ainsi que les deux Provinces. Hélas, les voix de ces très nombreux membres s’équivalent toutes, et aucune coordination ne semble se dégager : cacophonie assurée...

On peut regretter le peu de coopération entre les Régions. Mais toute concertation est inutile si Bruxelles ne sait pas ce qu’elle veut, ni quel projet défendre. Étonnamment, le gouvernement bruxellois n’a pas de position unanime sur le projet d’élargissement. Pour preuve, à l’annonce de l’adoption du projet par l’autorité flamande, le gouvernement bruxellois s’est exprimé en ordre dispersé [7]. Le Ministre-Président s’est limité à s’étonner d’un manque de concertation. Certains Ministres et Secrétaires d’État ont émis des critiques explicites. Par contre, la Ministre des Travaux Publics s’est réjouie, et c’est celle-ci qui a représenté le gouvernement bruxellois à l’occasion des réunions de concertation...

Quelques semaines après l’adoption du projet d’élargissement, un accord a été trouvé entre la Région de Bruxelles-Capitale, la Flandre et la Ville de Bruxelles sur un autre sujet : la construction d’un nouveau stade de foot, en vue d’organiser la coupe d’Europe de football en 2020. Le futur stade devrait être érigé en bordure du Ring : à l’emplacement actuel du Parking C du Heysel, sur un terrain appartenant à la Ville de Bruxelles mais situé en Région flamande. Toutes les parties se réjouissent de cet accord et de la perspective d’accueillir une « grande fête du foot ». Or, on apprend que l’élargissement du Ring constitue un des termes du contrat, sous prétexte de desservir le nouveau stade. Et depuis, on n’entend plus les membres du gouvernement bruxellois qui se disaient opposées à un giga-Ring... Dès lors, plus rien ne semble pouvoir s’opposer à un élargissement dont les travaux devraient débuter en 2016.


[1PLAN-MER : Omvorming van de noordelijke deel van de RO (tussen E40 en E40). Projectnummer : 24/000073.

[4Annema, de Wolf, Generatie en substitutie van verkeer door uitbreiding van de hoofdinfrastructuur ; de gevolgen voor de landelijke milieudruk, 1997.

[5Le Vif l’Express du 30 octobre 2009.

[6PLAN-MER : Omvorming van de R0, vak A3/E40 (Sint-Stevens-Woluwe)-A1/E19 (Machelen). Kennisgeving Projectnummer : 24/000073.