Sous la dir. d’Emilie Hache, 2012, Ed. Amsterdam.
La philosophie est affaire de construction concepts. Ici, ce qui sera en jeu, c’est la fabrication d’un concept d’« écologie ». Mais il s’agit tout d’abord de refuser que cette écologie soit fabriquée sur des oppositions entre nature et culture, ville et campagne ou encore social et naturel. Tout le rapport à l’environnement se met alors à changer : il n’est plus question de dire que la question de l’écologie serait celle de la nature, c’est-à-dire de ce qui serait pur, sans intervention humaine. Penser par l’impur, le mélange ou l’hybridation politique, voici ce que propose l’ouvrage.
Une vingtaine de textes (incluant ceux de l’éditrice) pour la plupart inédits en français sont répartis en quatre sections. La première section (avec des textes de Latour, Guha, Martinez-Alliez,...) porte spécifiquement sur la question des mondes : comment penser l’écologie autrement que dans un rapport colonial ? Comment prendre en compte que la manière de faire la différence entre ce qui serait « vrai » universellement (la nature) et ce qui varierait entre les groupes (la culture) et justement une différence propre aux occidentaux, ou à tout le moins qui n’intéresse, comme fondement de la manière de la politique, que les occidentaux ? L’écologie est alors interrogée sur cette division entre nature et culture, mais pas comme quelque chose qui serait purement une erreur abstraite : cette distinction a bien des effets concrets, politiques, qui empêchent différents mondes de rentrer dans une cohabitation possible.
La deuxième section (avec des textes de Guha, Di Chiro et Bookchin) porte comme titre « reclaiming democracy ». L’écologie est interrogée sur ces rapports avec les conflits de pouvoir entre pays du sud et du nord, mais aussi au sein des pays du nord eux-mêmes. Si l’écologie se fabrique sans comprendre que ce n’est pas « l’humain en général » qui est responsable de la crise environnementale, elle risque d’oublier, d’effacer les différences entre les humains eux-mêmes, et de passer à côté de certains problèmes écologiques très importants. Les désastres écologiques ne sont pas l’affaire de tous de la même manière. L’oublier, c’est oublier que l’humain n’est pas l’homme blanc riche du nord qui prend l’avion. Certains modes de vie sont plus nocifs que d’autres, et certaines populations sont plus soumises aux effets des destructions environnementales, et cela aussi est à prendre en compte si l’écologie veut devenir également justice environnementale.
La troisième section, « Expérimenter de nouvelles cohabitations » (Haraway, Despret, Margulis) porte sur les questions du rapport entre humains et nonhumains. Il s’agit de refuser que la différence humaine fonde la justification de tous les rapports que nous entretenons avec les autres êtres, animaux y compris... Il ne s’agit plus de penser l’Humain face à l’Animal car nous sommes également affectés par ce qui arrive aux animaux, comme dans le cas de l’élevage industriel. Il s’agit de penser les assemblages entre humains et non-humains, mais pas comme si tous les assemblages se valaient, pas comme si ils étaient tous équivalents. Il y a des assemblages désirables, et d’autres qui sont eux-mêmes barbares.
Dans la quatrième et dernière section, les lecteurs du « droit à la ville » d’Henri Lefebvre seront un peu plus en terrain connu. Les textes de Denevan, Cronon, Davis et Wolch s’interrogent sur nos manières d’habiter le monde. Refuser là encore qu’on oppose la nature à l’artifice, ou plus précisément ici la ville à la campagne, commence par montrer que l’un ne va pas sans l’autre, et que les deux peuvent mourir ensemble. La ville s’invente en même temps qu’on s’invente une campagne, et risquent de s’autodétruire dans les bidonvilles ou les villes globales d’aujourd’hui.
On ne lira pas ce recueil que pour les textes des auteurs mais également pour ceux de l’éditrice, qui les assemble avec des raisons claires et un parti pris théorique annoncé dès le départ, celui de proposer une vision d’une écologie qui devienne une vraie politique des êtres, de tous les êtres. Écrit en se différenciant d’autres courants de philosophie de la nature ou de l’environnement qui pourraient pourtant eux-mêmes publier certain des textes, l’assemblage proposé ici trouve véritablement sa propre cohérence. En proposant de pointer des traits spécifiques dans les textes, E. Hache arrive à nous les faire lire autrement, nous montrant une fois de plus que la manière et le style importent. Une vraie réussite qui ne reste pas qu’intellectuelle, mais trouve de véritables applications pratiques.
Nicolas Prignot