Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Écoles saturées, espaces collectifs sacrifiés

La situation de saturation que connaît l’école depuis plusieurs années à Bruxelles est inquiétante. Nous tenterons ici de mieux comprendre comment le déficit en infrastructures scolaires et en enseignants se traduit sur le territoire bruxellois pour l’enseignement obligatoire francophone et nous esquisserons quelques-uns des effets négatifs de cette situation de pénurie.

© IEB - 2021

Il y a 20 ans à peine, l’heure était aux fermetures d’écoles et à la « rationalisation » de l’offre scolaire. Les politiques de restrictions budgétaires avaient entre autres conduit à la grande grève des enseignants de 1996 en Communauté française, suite à de nouvelles mesures d’austérité imposées sous la houlette de Mme Onkelinx. Or, c’est précisément à partir de ce moment que la population bruxelloise, après plusieurs décennies de régression, a recommencé à croître. En vingt ans, elle sera passée de 952 000 environ à 1 188 000, soit une augmentation de 236 000 habitants. En partie sans doute parce que l’offre d’enseignement reste dépendante des initiatives de multiples pouvoirs organisateurs [1] peu coordonnés entre eux, cette croissance a été mal anticipée. Même si des phénomènes de pénuries sont régulièrement évoqués ailleurs en Communauté française, il n’est pas étonnant que ce soit à Bruxelles qu’ils soient jugés les plus préoccupants. Et ceci d’autant plus que la croissance démographique devrait très probablement se poursuivre dans les années qui viennent. Durant la décennie écoulée, c’est un peu moins de 30 000 élèves supplémentaires qui ont été scolarisés dans l’enseignement bruxellois des deux communautés, avec des croissances particulièrement fortes dans le maternel (+ 19% entre 2005/06 et 2014/15), un peu moins rapides dans le primaire (+ 14%) et plus modérée dans le secondaire (+ 8%) [2].

Parallèlement, les saturations de l’enseignement bruxellois se sont accompagnées d’un recul relatif de la part des élèves scolarisés dans la région mais résidant hors de Bruxelles.

Rouvrir des possibilités de scolarisation au sein de la région pour ces élèves tout en faisant face à la poursuite de la croissance démographique bruxelloise devrait sans doute conduire à ouvrir dans la décennie qui vient quelque 30 000 à 40 000 nouvelles places dans l’enseignement obligatoire et maternel. Dans les années à venir, de plus fortes croissances sont attendues, non plus dans le fondamental et le maternel comme depuis la fin des années 2000 mais plutôt dans le secondaire, avec un décalage, pour scolariser les sureffectifs d’abord enregistrés dans le maternel puis le primaire. Or, si des projets de nouvelles écoles secondaires sont déjà engagés, ils restent largement insuffisants, tout particulièrement dans les filières techniques et professionnelles.

On peut donc craindre, dans un avenir proche, que s’aggravent fortement les divers phénomènes de saturation voire de pénurie qui grèvent déjà aujourd’hui l’enseignement bruxellois. Ces phénomènes, il est vrai, restent très insuffisamment documentés et font l’objet de controverses. C’est déjà là, d’ailleurs, une source de préoccupation : il est très inquiétant par exemple qu’il n’existe pas de cadastre des locaux permettant de diagnostiquer les sur-occupations des classes et des équipements scolaires. Il est tout aussi préoccupant que les pénuries d’enseignants ne fassent pas l’objet d’un recensement systématique permettant d’en mesurer l’ampleur. Néanmoins, divers signes de saturations et/ou de pénuries sont clairement perceptibles, et cela sur plusieurs plans : celui des équipements, celui de l’encadrement et celui de la concurrence pour les places disponibles.

Une réponse qualitative à la pénurie ?

Lorsque le manque de places dans les écoles s’est fait ressentir, on a commencé à « bricoler » pour absorber le nombre croissant d’élèves plutôt que d’offrir des réponses structurelles. Les communes situées dans l’Ouest de Bruxelles sont plus impactées par la hausse démographique, or ce sont ces mêmes quartiers qui sont touchés par la pauvreté.

C’est là où se cumulent différents déficits en termes de logements accessibles et d’emplois que la pénurie en équipements scolaires est la plus importante.

Au début de la pénurie, la capacité des écoles à été poussée à son maximum. Pour ce faire, un décret en 2012 a offert la possibilité d’augmenter le nombre d’élèves par classe à 29 [3]. De plus, des locaux supplémentaires existant dans les établissements ont été investis : des locaux autrefois utilisés par tous tels que des locaux réservés à la remédiation, à la logopédie ou encore des salles d’études ou des couloirs se sont transformés en classe.

Dans un second temps, la région bruxelloise a financé des infrastructures modulaires [4] (ainsi que du personnel supplémentaire dans les zones d’enseignement prioritaires [5]). Mais cette solution dans l’urgence postpose le problème puisque les préfabriqués ont une durée de vie de 15 à 20 ans. Des structures durables devront les remplacer. Alors que cette réponse temporaire a un impact significatif sur la qualité de l’accueil des élèves, ce sont 20% des places créées dans le fondamental depuis 2010 qui ont été réalisées en structures modulaires (ou le seront) [6]. Elles sont jugées peu confortables par certains et leur installation amputent très souvent les élèves d’une partie de leurs espaces de récréation. Par ailleurs, les communes se sont mises en difficulté pour assurer une réponse à ce manque d’infrastructures.

La pénurie en équipements scolaires a mené à ce que la plupart des écoles bruxelloises soient saturées, c’est-à-dire des écoles « où toutes les classes sont complètes et où il n’est plus possible d’ouvrir de nouvelles classes » [7]. Les sanitaires y sont insuffisants et les espaces collectifs comme les réfectoires ou les salles de gym sont devenus exigus. Les solutions jusqu’alors mises en place ne permettent pas de répondre durablement aux problèmes de déficit en infrastructures scolaires d’une part, et impactent négativement la qualité pédagogique [8] d’autre part.

Les écoles étant saturées, la prochaine étape déjà en cours est de construire de nouvelles écoles. Dans cette perspective, la Région a mis en place une procédure raccourcie pour l’octroi des permis d’urbanisme relatif à la construction d’infrastructures scolaires (modification du COBAT en avril 2014). L’enjeu actuel réside dans la recherche de foncier disponible pour y accueillir de nouvelles écoles. En novembre 2014, 65 sites sont considérés mobilisables pour la construction d’écoles selon l’Agence de développement territorial (ADT). Un autre élément important se situe dans l’articulation avec d’autres équipements tels que les transports en commun, voire l’ensemble de la vie de quartier, l’école devant idéalement être pensée comme un lieu de vie du quartier où différentes activités se croisent et se rencontrent.

À défaut d’investissements suffisants, les défaillances constatées dans le fondamental risquent de se diffuser dans le secondaire qui commence seulement à devoir faire face aux gonflements des effectifs liés à la croissance démographique.

Ça se passe comment pour les enfants ?

En dehors des problèmes déjà évoqués de locaux et de taux d’encadrement trop faibles qui nuisent aux apprentissages, en particulier pour les enfants de milieux populaires, des problèmes se posent également hors des classes.

Une étude du Fraje [9] a récemment mis en évidence certains problèmes de l’accueil extra-scolaire. De façon générale, la qualité de l’accueil extra-scolaire (toujours appelé « garderie » aujourd’hui – tout un symbole !) souffre de la fragilité du métier des encadrants (contrats précaires, horaires pénibles) et de la pauvreté des espaces et du matériel. Il en découle un manque de valorisation du temps libre des enfants, pourtant primordial pour leur développement et leur bien-être. Au sein des « garderies », les classes sont trop peuplées et trop faiblement encadrées (jusqu’à un seul encadrant pour 60 enfants), ce qui pousse les encadrants à demander l’immobilité et le silence, et empêche les moments de socialisation sans adultes. La simple surveillance est plutôt la norme et l’organisation d’activités, marginale. Or, il faut savoir qu’en moyenne les enfants passent presque autant de temps avec les accueillants extra-scolaires qu’avec leur instituteur !

Autre situation alarmante : le temps du midi qui représente un « vide institutionnel ». De graves problèmes du point de vue de l’encadrement et de l’organisation pratique amènent par exemple, jusqu’à 270 enfants à manger dans un même réfectoire [10]… Certaines situations relevées dans une récente « enquête sur le temps de midi dans les établissements de l’enseignement fondamental ordinaire de la Région bruxelloise » [11] sont aussi interpellantes. À Bruxelles, de nombreux écoliers sont présents à l’école durant le temps de midi, ce qui demande une organisation conséquente en situation de saturation. Deux tiers des écoles ont recours aux salles de classe pour la prise de repas « tartines ». En maternelle, 1 enfant sur 10 doit manger son repas chaud en moins de 25 minutes. Le manque d’infrastructures adaptées pousse 85% des écoles à utiliser leur réfectoire pour d’autres activités que le repas. Infrastructures qui, pour la plupart, ne respectent pas les recommandations de la Communauté française en terme de taille (moins de 1,5 m² par enfant pour 63% des écoles). De plus, Bruxelles Environnement a mis en évidence des niveaux de bruit ambiant très élevés dans les réfectoires et préaux fermés, ayant des conséquences sur la fatigue et le stress des enfants et donc sur leurs capacités d’apprentissage.

Qui dit « nouveaux élèves » dit « nouveaux enseignants » ?

S’il est évidemment nécessaire de disposer de locaux et d’équipements suffisants, encore faut-il aussi disposer de l’encadrement nécessaire pour y assurer les apprentissages dans de bonnes conditions.

Et la situation est de ce point de vue également très tendue. Dans une étude [12] cherchant à évaluer les besoins supplémentaires en enseignants entre 2013/14 et 2019/20, Communautés française et flamande confondues, l’IBSA [13] propose ainsi deux scénarios qui soulignent les difficultés futures… mais également actuelles dans l’enseignement bruxellois. Selon le premier scénario, qui garde en 2019/20 les mêmes taux d’encadrement qu’en 2013/14, c’est près de 500 ETP supplémentaires qui devraient être engagés en 6 ans, en plus de ceux attendus sur la base d’une poursuite des rythmes actuels d’entrées et de sorties de la profession. Une paille ! Or, ce n’est là qu’un strict minimum. Conserver les taux d’encadrement de 2013/14, note l’IBSA, c’est en effet juger acceptable la situation actuelle où certaines classes sont déjà surpeuplées, et plus ou moins épisodiquement laissées sans encadrement en cas d’absence des enseignants. Dans l’hypothèse idéale où aucune classe ne serait surpeuplée et où les professeurs absents seraient immédiatement remplacés, ce ne sont pas 500 mais… 1 800 ETP enseignants en plus qu’il faudrait trouver en 6 ans !

Et les choses sont évidemment plus préoccupantes encore si, au-delà du seul aspect quantitatif, on prend en compte le fait qu’une partie des enseignants ne disposent pas des titres requis. Que ce soient les instituteurs/trices ou plus régulièrement encore les professeurs de langues germaniques, de sciences ou de mathématiques, on sait que ces métiers sont devenus des habitués des listes de professions en pénurie à Bruxelles. Selon un rapport de l’Europe [14], la Communauté française serait ainsi l’un des systèmes éducatifs de l’OCDE les plus touchés par la pénurie d’enseignants qualifiés dans les matières de base. Et on ne voit aucune raison, au contraire, pour laquelle Bruxelles ferait exception.

Or, il faut le souligner avec insistance, ces pénuries ne sont pas équitablement réparties dans les établissements scolaires de la région. Toujours selon l’IBSA, la part d’enseignants dépourvus de titres pédagogiques est ainsi nettement plus élevée dans les écoles de faible niveau socio-économique. Pour les langues germaniques, de sciences ou de mathématiques, la part des profs n’ayant pas le diplôme requis est de 20%, voire 25% (un quart !) dans les écoles aux niveaux socio-économiques les plus faibles, alors qu’elle est de moins de 10% pour les écoles aux niveaux les plus élevés. C’est bien négativement que sont ici traités les établissements en discrimination positive (et les élèves qui les fréquentent), et il est évidemment à craindre que cette tendance s’accentue avec l’arrivée dans le secondaire des fortes croissances d’effectifs prévues dans les années qui viennent.

Accès aux places disponibles

Notons enfin que les tensions liées aux saturations de l’enseignement bruxellois, qui s’accompagnent d’une concurrence accrue pour les places disponibles, semblent conduire d’une part à une fermeture de l’enseignement bruxellois aux élèves venant de la périphérie (surtout dans l’enseignement néerlandophone) [15], et d’autre part à un allongement des trajets domicile-école pour les résidents bruxellois. De manière révélatrice, c’est au niveau du fondamental que ces tendances semblent les plus marquées, précisément là où les croissances démographiques ont été les plus vives. Il s’agit peut-être du résultat de la discordance spatiale entre les nouvelles demandes de places (surtout localisées dans le croissant pauvre et à l’Ouest de Bruxelles) et les capacités d’accueil scolaire encore disponibles (surtout à l’Est et au Sud-Est de la région). On peut aussi penser que, sous la pression d’une offre saturée, parents et élèves se résignent plus facilement à des trajets plus longs. Or, cet allongement des trajets n’est évidemment pas sans conséquences : outre qu’il participe aux encombrements du trafic et aux saturations des transports publics, il contribue à limiter le temps de loisir après l’école et à augmenter la pénibilité des trajets ainsi que leur coût (même pour les enfants de moins de 12 ans, qui peuvent certes utiliser gratuitement les transports en commun, mais qui sont souvent accompagnés par un parent qui paye, lui, ses trajets).

Concluons que si le droit à la scolarisation de tous est actuellement (plus ou moins) respecté… ce n’est pas toujours dans des conditions enviables ! Et qu’une fois de plus, les familles de faible niveau socio-économique sont les premières à en souffrir.


[1Le P.O. est l’autorité qui assume la responsabilité d’un établissement scolaire. À Bruxelles, les P.O. sont les Communautés, mais aussi les communes, des ASBL ou encore le Secrétariat Général de l’Enseignement catholique, entre autres.

[2Cf. « Population scolaire », juillet 2016, in ibsa.brussels.

[3De Villers, J., « Pénurie de places dans les écoles bruxelloises. Quelques causes et effets. », Les analyses de la FAPEO, août 2012.

[4Wayens, B., Janssens, R., Vaesen, J., « Note de synthèse BSI. L’enseignement à Bruxelles : une gestion de crise complexe », Brussels Studies, n° 70, 2013, in www.brusselsstudies.be.

[5Ibid.

[6« Équipements scolaires faciliter la création de places dans les écoles bruxelloises », ADT, novembre 2014.

[7Humblet, P., « Croissance démographique bruxelloise et inégalité d’accès à l’école maternelle », Brussels Studies, n° 51, 2011, www.brusselsstudies.be.

[8Humblet, P., « Accès pour tous à l’école maternelle dans la RBC », Observatoire de l’enfant, novembre 2010.

[9Bouchat, C., Favresse, C., Masson, M., « La journée d’un enfant en classe d’accueil », Fraje, 2015.

[10Ibid.

[11Aujean, S., Observatoire de l’Enfant, octobre 2016.

[12« Besoin d’enseignants en Région bruxelloise », Les cahiers de l’IBSA n° 5, Juin 2016.

[13Institut Bruxellois de Statistiques et d’Analyses.

[14Desagher, C., « Pénurie d’enseignants : rumeurs et vrais problèmes », Les analyses de la FAPEO 2012, Analyse 2/15, mars.

[15Cahier n° 6 de la mobilité, à paraître sur www.bruxellesmobilite.irisnet.be.

L’école sous pression