Depuis leur création au XIXe siècle, les différentes sociétés de distribution d’eau potable qui se sont succédé à Bruxelles ont toujours eu un caractère public. La libéralisation des marchés au niveau européen n’a jusqu’à présent pas remis en cause ce statut dont s’enorgueillissent les autorités locales et régionales. Pourtant est-on si sûr que le caractère public d’une entreprise garantisse à lui seul un accès public à une ressource fondamentale ? La condition est sans doute nécessaire mais pas suffisante. Un petit détour par l’histoire permet de faire émerger quelques pistes de réflexion à ce sujet.
Le 26 septembre 1855, la première distribution d’eau potable à Bruxelles est inaugurée en grande pompe dans le Parc de Bruxelles en présence du roi et de la famille royale. Ce jour-là, des milliers de curieux se rassemblent autour du grand bassin pour assister au jaillissement d’une gerbe d’eau monu‑
mentale reliée au nouveau réseau de distribution. Statut de capitale oblige, Bruxelles bénéficie ainsi du premier réseau de ce type dans le pays. Il capte en souterrain les eaux de source d’un petit affluent de la Senne en amont de Bruxelles, le Hain, aux alentours de Lillois et Braine-l’Alleud et, par un système de canalisations, les achemine jusqu’à un réservoir construit sur les hauteurs de Bruxelles (le réservoir de la rue de la Vanne qui existe toujours à Ixelles). De là, les eaux stockées repartent dans diverses directions pour desservir la ville qui, à l’époque, commence à déborder ses limites médiévales.
L’histoire de l’extension progressive de ce réseau, de la multiplication de ses tentacules dans le bois de La Cambre, en forêt de Soignes, puis dans les provinces de Namur et de Hainaut est bien connue et décrite, notamment dans les brochures officielles produites par Vivaqua, ou autrefois par sa devancière, la CIBE (Compagnie Intercommunale Bruxelloise des Eaux). L’histoire factuelle ainsi racontée aime à souligner les hauts faits techniques, les prouesses d’ingénieurs qui assurent encore aujourd’hui l’approvisionnement en eau des Bruxellois.
Merci Vivaqua, merci
De la même manière, l’histoire officielle aime à rappeler que la distribution d’eau à Bruxelles a « dès l’origine » au milieu du XIXe siècle revêtu un caractère public, contrairement aux choix faits dans de nombreuses villes anglaises ou françaises à la même époque. Dès le départ, en effet, les autorités communales ont opté pour une exploitation en régie directe, fermant explicitement la porte aux possibilités d’accaparement de la ressource par des sociétés privées à des fins lucratives. Ainsi, le Service des Eaux de Bruxelles, et ses successeurs (CIBE, Vivaqua), apparaissent souvent comme des chevaliers blancs du service à la population.
Pourtant, pour alimenter la réflexion menée dans le cadre des États Généraux de l’Eau, il est intéressant de faire remonter à la surface (trop lisse) de cette histoire d’autres épisodes, moins bien connus, qui témoignent mieux des transformations culturelles considérables et des tensions que le nouveau « service » inauguré en 1855 entraîna dans son sillage.
Abondance et parcimonie
Première grande nouveauté : désormais l’eau de distribution se « consomme » et « se paye », alors que jusque-là, pour la grande majorité des habitants, elle se récoltait et s’utilisait gratuitement au gré des besoins. Avant la création du réseau de distribution, on collectait l’eau soit autour de l’habitation, dans des puits, souvent partagés, ou dans des citernes, soit dans des espaces publics où l’on trouvait différents types de points d’eau : bornes-fontaines, pompes, puits ou réservoirs entretenus aux frais de la Ville. L’avis à la population promulgué par les autorités communales en 1861, six ans après l’inauguration du service, est très révélateur du changement radical apporté par ce nouveau type de consommation, et de l’inadaptation transitoire entre les anciennes pratiques et les nouvelles techniques : « Le bourgmestre informé qu’un très grand nombre de personnes tant de la ville que des faubourgs, abonnés à la distribution d’eau, laissent les robinets constamment ouverts et occasionnent ainsi une perte d’eau considérable, a l’honneur de prévenir les abonnés que des mesures seront prises contre ceux qui commettent ces abus » [1]. Le nouveau service impose ainsi aux habitants de nouveaux comportements face à la ressource ; l’abondance désormais promise à tous doit être tempérée par la parcimonie de chacun. Besoins, services et usages doivent être redéfinis.
Disqualification des ressources locales et disparition des points d’eau publics
La deuxième grande nouveauté tient à une forme de « privatisation » de l’eau, non pas au sens d’appropriation par une personne privée mais au sens d’intériorisation de la ressource en eau dans les espaces privés, et cela au détriment d’une présence dans l’espace public. La disparition de l’eau de l’espace public a en effet été concomitante à l’avènement du robinet privé et même accélérée par les mesures prises par les autorités communales. En effet, dans un souci constant de récupérer les investissements considérables investis dans la construction du réseau et du système de distribution, la Ville de Bruxelles voulut forcer le raccordement des habitants au réseau et supprima les points d’eau publics qui approvisionnaient encore gratuitement certains lieux de la ville. Les autorités communales présentaient cette mesure comme un acte bienveillant à l’égard des populations les plus démunies à qui elles mettaient à disposition une eau d’une qualité irréprochable. Finie l’eau croupissante et nauséabonde des puits et celle douteuse des pompes et bornes-fontaines ! L’existence d’abonnements spécifiques pour « maisons d’ouvriers » au tarif plus avantageux devait finir de convaincre les pauvres de s’abonner… Le problème c’est que l’abonnement devait être souscrit par les propriétaires, et que ceux-ci ne souscrivirent que très lentement au nouveau service. Or, dans le même temps, les locataires, c’est-à-dire les pauvres et ouvriers eux-mêmes, ne savaient plus où trouver de l’eau vraiment « publique ». Les mesures eurent donc transitoirement des conséquences sanitaires désastreuses pour les publics visés. La Ville dut faire marche arrière mais le double processus de disqualification des ressources locales en eau et de disparition des points d’eau publics était lancé. Avec eux disparaissaient aussi des moments de sociabilité urbaine, des manières de partager des espaces, des pratiques quotidiennes dont la mémoire est aujourd’hui, malheureusement, perdue.
La guerre des eaux
Cette volonté de raccorder tous les clients potentiels à la distribution d’eau pour le bien de chacun, et pour la santé des caisses de la Ville, a probablement été exacerbée par ce qui fut par-fois appelé la guerre des eaux à Bruxelles, « une guerre » qui opposa pendant de longues années la Ville à quatre communes de sa banlieue orientale (Saint-Josse, Schaerbeek, Ixelles et Saint-Gilles). Ce conflit trouvait son origine dans les tarifs, jugés prohibitifs et injustes, pratiqués par le Service des Eaux de la Ville pour raccorder les habitants des quatre faubourgs au réseau. En 1891, à l’issue d’une procédure judiciaire, les faubourgs obtinrent le droit d’organiser eux-mêmes leur service de distribution. Entre 1891 à 1933, on vit donc cohabiter sur le territoire de l’agglomération bruxelloise deux sociétés publiques de distribution d’eau concurrentes qui rivalisaient de prouesses techniques pour capter une eau de qualité de plus en plus lointaine. Les investissements consentis devaient être récupérés par le raccordement d’un maximum de nouveaux abonnés, y compris dans de nouvelles communes dont les deux sociétés se disputaient le ralliement. Le détour par l’histoire rappelle ainsi que le caractère public de la distribution d’eau n’empêche pas per se les pratiques inégalitaires (tout dépend des territoires considérés), ni la nécessité de conquérir de nouveaux clients pour récupérer des investissements parfois colossaux, voire surdimensionnés (mais ça c’est une autre histoire).
Par ailleurs, ce détour montre que, paradoxalement, la distribution « publique » dans l’espace privé a fait reculer des pratiques qui faisaient exister des espaces communs, partagés… publics de fait. Cette relation (entre avènement de la distribution d’eau dans l’espace privé et disparition des points d’eau gratuits et publics) est historiquement construite… elle n’est donc pas une fatalité ! A l’heure où une nouvelle transformation culturelle de nos rapports à l’eau doit s’opérer (les États Généraux de l’Eau n’en sont qu’un symptôme), on peut se demander si le rétablisse-ment d’une eau de qualité, accessible et gratuite dans l’espace urbain ne doit pas forcément faire partie du cheminement, en proposant une forme de dé-privatisation de l’eau. Ne serait-ce pas là l’occasion non seulement de donner « pour du vrai » accès à une eau de qualité à ceux et celles qui en ont besoin ? Ne serait-ce pas là aussi une chance à saisir que faire (re)naître des sociabilités urbaines dans un espace à nouveau partagé ? Autrement dit, ne serait-ce pas une opportunité que de transformer des espaces « publics », trop souvent réifiés par les politiques de « revitalisation », en espaces « communs » faits de pratiques et d’usages ? Ne serait-ce pas aussi l’occasion de revaloriser des ressources locales (eaux de sources et de nappes) que l’on sait abondantes à Bruxelles ? Depuis le XIXe siècle qui a condamné ces ressources au nom de l’hygiène publique, les techniques d’épuration n’ont-elles donc pas considérablement évolué ? Ne permettent-elles pas, avec peu d’imagination, de rendre utilisable l’eau présente localement ? Qui aurait peur d’une telle eau, ainsi redevenue réellement « publique » ?
Chloé Deligne
[1] Bulletin communal de la Ville de Bruxelles, 1861, n°2, 15 janvier, p. 5.