Inter-Environnement Bruxelles
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Du songe démocratique au pragmatisme démographique

Que devient le territoire lorsqu’il s’amalgame en parcelles de plus en plus vastes ? Que devient le paysage urbain s’il n’est plus la propriété que de quelques-uns alors que nous sommes de plus en plus ?

Un vendredi soir, un vélocipédiste s’est fait renverser par un bus au croisement de la rue de Trêves et de la rue Belliard. Cela s’est passé sur la voie publique d’un quartier dense et pourtant désert, le taxi qui le suivait s’est contenté de faire un léger écart pour éviter l’obstacle. Cela s’est passé dans le quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold, là où le sentiment d’appartenance à une nouvelle dimension de la démocratie devrait s’exprimer par l’aménagement d’un espace public plus ouvert et mieux partagé aussi entre les bus, les taxis et les vélocipèdes. La réalité est plutôt à la fragmentation de ce qui ne sait plus être mis en commun, à la spécialisation de parcours qui ne se rencontrent plus, à la division technicienne et sécuritaire des catégories d’usagers et par conséquence à l’inadvertance du conducteur de bus, à l’indifférence du chauffeur de taxi et à l’inquiétude de tous y compris des syndicats d’eurocrates inconséquents.

Cet épisode n’est pas isolé. La charge furibonde du fonctionnaire au parapluie vengeur, les incivilités encombrantes de si nombreux chantiers, les paroles vindicatives d’automobilistes émotifs, les obstacles mis au travers des chemins de l’Europe, le quartier européen est le terrain miné de nos rêves déchus. Là où le territoire devient la parcelle unique, nous devrions sans doute nous résoudre avec mélancolie à ne plus avoir à partager la douceur de vivre ensemble.

Le mépris du fonctionnaire

« Le mépris est l’histoire de ce monde » nous raconte Jean-Luc Godard. « Le mépris est un des sentiments humains le plus partagé » affirmait l’ami qui s’est pourtant tellement mépris. Il se pourrait que le mépris soit le signe de la faiblesse morale de celui qui méprise. Celui qui méprise se méprend et l’inattention puis la suffisance et enfin l’offense s’empare de celui-là.

À l’heure où tout change, vacille et s’effondre, dans notre quartier autant qu’ailleurs, la faiblesse morale et les errements nous précipitent tous ensemble vers un « on ne sait quoi » qui n’est surtout pas ce que nous en avons rêvé. Le quartier européen de Bruxelles n’est pas n’importe quel quartier et quand on y divague, on s’y trompe plus qu’ailleurs, celui qui se méprend s’y perd plus qu’ailleurs.

Les ateliers d’artistes dans la rue Wiertz n’essayent pas d’en imposer, c’est une tentative, peut-être vaine, pour que le quartier européen n’oublie pas qu’il s’appelait Léopold, c’est sans doute une tentative illusoire de parler d’une autre ville que celle qui se dessine chaque jour davantage dans de biens secrets conciliabules et de biens mesquins salons de velours. Ce qui s’est fait le plus remarquer à ce sujet dans les paroles suffisantes d’un fonctionnaire communal lors d’une réunion du Fonds Quartier européen a été le mépris qu’elles donnaient à entendre et ce mépris-là, pour ce quartier-là, est à prendre avec plus de gravité qu’ailleurs.

Le chien fait le lien

Un matin d’hiver enneigé, au moment de retourner vers la maison avec le chien, le vélocipédiste devenu piéton a rencontré devant son garage Madame d’Outre-L’âme qui lui a fait de chaleureuses salutations. comme il n’avait jamais eu l’occasion de la rencontrer auparavant, il a supposé qu’elle avait surtout reconnu le chien qui est celui de sa voisine, le chien a fait le lien. Après avoir échangé quelques amabilités de circonstance, lui est venu en mémoire une autre madame rencontrée un matin sur un chemin ensoleillé de la côte d’Azur. Elle n’a pas répondu à des salutations tout aussi enjouées alors que le petit bichon qu’elle promenait au bout d’une laisse dorée faisait une si belle démonstration d’amitié. Si le chien faisait courtoisement le lien, cela ne fut pas le cas de son auguste rombière. Pourtant, quoi de plus aisé que la rencontre « chien-chien » pour susciter un minimum de civilité ?

Dans le quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold, lors d’une session MAP-it, nous avons imaginé installer des « doggy speaking corners ». Dans un quartier si discourtois, commençons par promouvoir le premier degré de la sociabilité, nous verrons bien si nous parviendrons à rejoindre ensuite des niveaux de civilité plus élaborés.

D’un empire à l’autre

Dans le long et mélancolique poème qu’il dédie à la cité éternelle quand il a eu à la fuir à la chute de l’empire romain, Claudius Namatianus implore :

Exaudi, regina tui pulcherrima mundi,
inter sideros, Roma, recepta polos !
Exaudi, genitrix hominum genitrixque deorum ;
non procul a caelo per tua templa sumus

Ecoute, si belle reine du monde qui est tien,
Oh Rome, cœur de ce monde, exilée parmi les étoiles,
Ecoute, mère des hommes et mères des dieux,
Dans tes temples nous ne sommes pas si loin du ciel

Le vélocipédiste d’aujourd’hui se souvient aussi du souvenir de la Belgique Joyeuse, des lendemains toujours plus chantants et de la modernité encore envisagée avec enthousiasme. Si l’Union européenne est la forme démocratique de l’antique aspiration à l’universel, si Bruxelles en est la capitale étoilée et le quartier européen le temple resplendissant sans cesse reconstruit, si nous sommes au bord du même gouffre qui agite tant les Grecs, que devrions nous penser de ce lendemain chiffré qui incombe et qui nous encombre ? Qu’en est-il d’aujourd’hui lorsqu’on nous demande à Bruxelles, dans les ateliers prospectifs du Plan Régional de Développement Durable, de nous projeter à l’horizon 2040 avec la démographie pour seul et réducteur horizon ?

Exaudi me, regina coeli mundum laetificare dignatus es

Marco Schmitt

Nature(s) en ville