En ville, les sols sont souvent dénigrés : on dit leur qualité altérée par les pollutions, les décharges et autres héritages d’activités passées, et leur morphologie dénaturée par diverses épaisseurs de remblais, d’excavations et des remaniements de surface. Les sols urbains seraient-ils aujourd’hui devenus un obstacle de plus au « bon » développement urbain ?
Depuis longtemps, les sols alimentent des pans entiers de l’Administration urbaine : découpés en parcelles, classés en typologies ou en catégories. Ils font l’objet de plans cadastraux, de plans d’affectation des sols, de cartes des pollutions, ou peuvent être classés. Ces représentations servent de base pour exercer des droits de propriété, des prérogatives, et attribuer aux sols une valeur sur un marché. Par ailleurs, les sols sont aussi scrutés par de nombreux/ses scientifiques : archéologues, pédologues, géotechniciens, agronomes… Ils fournissent quantité de données qui permettent de décrire les sols urbains et d’alimenter ainsi les choix de l’Administration. Dans ce passage, la richesse des données fournies par les un·e·s est cependant souvent tarie ; on ne parle plus alors que de sols techniques, aptes à recevoir tel ou tel type d’infrastructures, parfois de potentiel archéologique enfoui, ou, plus rarement encore en ville, de sols arables de plus ou moins bonne qualité.
Cependant, au-delà de ces registres classiques (administratifs, marchands, scientifiques), les sols urbains, recèlent bien d’autres dimensions qui méritent d’être dépliées, et d’autres récits qu’il est excitant de déployer dans la perspective d’une transformation des façons de « faire la ville ». En les observant attentivement, en effet, on se rend compte que les interactions, les cohabitations, les chronologies et les histoires dont les sols sont le précipité ou le support les rendent bien plus intéressants que ce que les cadres qui leurs sont imposés ne veulent bien dire. C’est ce que nous appelons des « écologies » : des vies, des relations, des histoires et des attachements qui peuplent les territoires. Tout d’abord, les sols ont une épaisseur temporelle, ils gardent la mémoire d’histoires passées, et même d’autres lieux, parfois lointains, auxquels ils sont ou ont été reliés. D’autre part, il y a ceux qui les habitent et les pratiquent : humains, animaux, végétaux, minéraux. Comme « usagers de la terre », ils sont aussitôt rendus inter-vulnérables. Au fil du temps, des relations se tissent entre eux pour le meilleur et pour le pire : des molécules bougent dans les sols – vitales comme toxiques – des terres sont accaparées, des espèces s’épanouissent alors que d’autres s’éteignent, des symbioses, des cohabitations, des remédiations réciproques s’opèrent… Enfin à différentes échelles – depuis le point de vue microscopique jusqu’au point de vue global – un sol est intrinsèquement dynamique, mouvant, changeant, sensible, précaire.
Humains, animaux, végétaux, minéraux peuplent les sols. Comme « usagers de la terre », ils sont aussitôt rendus inter-vulnérables.
Cette enquête sur les sols bruxellois, commencée il y a un an, nous a emmené·e·s à investiguer dans trois lieux : la Porte de Ninove (Bruxelles / Anderlecht / Molenbeek), le Potager de la Senne (Anderlecht) et le plateau d’Avijl (Uccle). Nous les avons choisis pour leurs situations différentes : dans la Vallée de la Senne ou en haut d’un plateau, en quartier dense, industriel, en chantier ou classé, cultivé ou boisé. Mais ils ont en commun, en tant que sols non bâtis en milieu urbain, de voir leurs devenirs fortement mis en jeu. Pour chacun de ces trois sites, nous avons tenté de (re)connaître les usagers de la terre, et d’exprimer la multiplicité de leurs interactions. Nous y avons passé du temps, les avons parcourus, sentis, écoutés, dessinés, notés, lus, explorés. Chacun de ces sols nous a emmené·e·s dans des écologies particulières que nous avons choisi de raconter à travers une balade et un document graphique propres à chaque lieu : ce printemps, nous vous présentons le dépliant sur la Porte de Ninove qui fait suite à une balade organisée en mai 2017 ; le Jardin de la Senne vous sera raconté cet été, et le Plateau d’Avijl à l’automne.
Les documents graphiques que nous présentons sont du genre propositionnel, et nous peinons à leur donner un nom : cartographies subjectives, planches d’un atlas imaginaire, histoires de sols pliées ou dépliées… Nous les avons voulus ouverts aux questions plus que fermés sur des réponses, et nous espérons qu’ils contribueront à tracer des pistes, à penser et considérer les sols urbains d’une telle manière qu’il ne soit plus aussi simple de les disqualifier, eux, les êtres, les attachements, les écologies dont ils sont le fruit, le réceptacle et le support.
Pour aller plus loin
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