Thierry Kuyken – 30 novembre 2012
Les chiffres l’attestent, Bruxelles est aujourd’hui en plein boom démographique. Le marché du logement est saturé, et l’appétit des promoteurs, soutenus par les pouvoirs publics, est plus aiguisé que jamais. « Il faut densifier la ville ! », tel est le discours dominant. Face à cette affirmation unilatérale qui soulève bien des questions, des voix s’élèvent, dont celle d’Inter-Environnement Bruxelles.
La ville sous tension
Après avoir fortement chuté suite à l’exode des classes moyennes et aisées durant les années 1960 à 1990, la population bruxelloise a aujourd’hui dépassé son maximum historique. Selon les prévisions, cette tendance n’est pas prête à s’arrêter. Il n’en fallait pas plus aux pouvoirs publics et aux promoteurs pour tirer la sonnette d’alarme : il est urgent, selon eux, de densifier la ville !
Ce discours est également relayé par une série d’associations de terrain qui, confrontées à une situation de plus en plus préoccupante dans le secteur du logement, réclament à corps et à cris la réalisation rapide d’un nombre important de logements sociaux qui font tellement défaut à Bruxelles.
Sur un autre plan, la « ville dense », concept flou, est également au centre des préoccupations environnementalistes de notre époque, dans la mesure où elle représente l’antithèse de l’étalement urbain. Faire revenir ou retenir les classes moyennes et aisées en ville, voilà un objectif qui permet de concilier à la fois les visions économiques et écologiques de nos élites. La densité constituerait dès lors l’unique réponse aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux de notre ville.
C’est en tout cas fort de ces principes que le gouvernement bruxellois a mis sur pied son projet de PRAS démographique et ce sont également ces principes qui sous-tendent la vision qui sera plus que probablement défendue par les autorités dans le cadre du futur PRDD. Une vision purement théorique et chiffrée de la planification qui fixe des densités souhaitées par zone ou par quartier, en faisant fi de l’existant, comme si Bruxelles n’était composée que de vastes zones en friche. Une approche essentiellement globale qui omet de prendre en compte la complexité du terrain. En réduisant les gens à de simples données statistiques, on ignore tout simplement l’humain qui, pourtant, devrait être au centre d’un projet de ville.
Projections : piège à cons !
La planification urbaine, qui est donc la manière dont on souhaite organiser un territoire donné, a le regard entièrement tourné vers le futur. à Bruxelles, tous les débats du moment portent sur « Bruxelles dans 20 ans ». Cette approche présente un double danger : d’une part elle occulte les besoins actuels des habitants actuels de notre ville, et d’autre part, elle a pour conséquence de baser les décisions qui sont prises sur des projections qui ne sont en réalité que peu fiables. Déjà à la base, celles-ci présentent une marge d’erreur allant de 5 à 15 % à une échéance de 20 ans. Mais l’histoire a même montré à plusieurs reprises un retournement complet des tendances avancées (voir p. 6-7).
L’origine de cette variabilité se situe dans la multiplicité des facteurs à prendre en compte et le caractère plus ou moins stable ou prévisible de chacun d’entre eux. Par ailleurs, tous ces facteurs sont soumis à l’évolution de la situation économique générale, ce qui engendre un degré d’incertitude qui croît proportionnellement avec la durée.
La densité ou la théorie de la relativité
Au-delà de la réalité démographique, l’argument avancé sans cesse pour justifier la densification de Bruxelles est la comparaison de sa densité actuelle avec celle de Paris, ce qui permet d’aboutir à la conclusion que si Paris est une ville dense, Bruxelles ne l’est pas. Il s’agit ni plus ni moins d’un raisonnement simpliste et mensonger.
Paris intra-muros | Région de Bruxelles-Capitale |
8 700 ha | 16 100 ha |
2 000 000 hab. | 1 130 000 hab. |
23 000 hab/km² | 7 000 hab/km² |
Premièrement, il y a un problème d’échelle dans la comparaison qui est menée car les chiffres utilisés sont d’un côté ceux de Paris intra-muros et de l’autre ceux de l’ensemble de la Région de Bruxelles-Capitale. Cela revient à comparer des pommes et des poires car le territoire de Paris intra-muros est relativement limité puisqu’il s’agit exclusivement des anciens quartiers qui se situaient à l’intérieur de l’enceinte de la ville, ce qui correspond environ aujourd’hui au tracé du périphérique. Si l’on devait valablement comparer cette zone avec une zone de Bruxelles, ce serait donc celle du Pentagone.
Deuxièmement, et c’est une conséquence de ce qui vient d’être évoqué, parler de la densité sous l’angle régional pour Bruxelles masque des réalités locales fort disparates. En effet, St-Josse a quasiment la même densité que Paris alors que Watermael-Boitsfort ne compte 1 880 habitants au km² ! Ceci provient du fait que l’utilisation du territoire varie très fort d’une zone à l’autre et que la typologie du bâti change radicalement entre les quartiers centraux et ceux de la deuxième couronne.
Troisièmement, à l’inverse de Paris intramuros, dont sont exclus les bois de Boulogne et de Vincennes, le territoire de notre région compte de grandes surfaces non bâties. La forêt de Soignes et le bois de la Cambre totalisent à eux seuls plus de 3 000 hectares (18% du territoire), et si l’on prend en compte les nombreux autres parcs (privés ou publics), zones vertes et terres agricoles de notre région (Laeken, le parc Roi Baudouin, Neerpede,…), on atteint environ 4 200 hectares (25% du territoire). (source : Bruxelles-Environnement)
Quatrièmement, Bruxelles est une ville administrative importante. Avec 12 millions de m² de bureaux (dont 2 millions sont vides !), notre ville arrive à la deuxième place européenne (après Zurich) du nombre de m² de bureaux par habitant.
Ces superficies contribuent bel et bien à la densité du bâti de notre ville, mais ne se retrouvent pas dans la notion de densité de population qui ne prend en compte que le nombre d’habitants sur un territoire donné. A l’inverse de Paris intramuros qui ne comprend pas le quartier administratif de la défense ni les zones de bureaux qui s’étalent dans sa périphérie, Bruxelles englobe de nombreuses zones de bureaux qui ont par ailleurs largement contribué à chasser les habitants de la ville vers la périphérie (axe de la jonction, quartier Nord, quartier Léopold, quartier Midi,...).
Enfin, Bruxelles a connu un passé industriel riche aujourd’hui en fort déclin, majoritairement au profit des activités tertiaires, mais aussi plus récemment du logement. Les traces de cette histoire sont pourtant encore bien présentes, à la fois disséminées dans le tissu urbain (ateliers, intérieurs d’îlot, zones de forte mixité,…) et dans les zones d’industrie urbaine dont certaines sont de taille importante, principalement le long du canal et de certaines voies ferrées. Cela aussi fait partie de la densité bâtie de notre territoire et ces superficies sont tout aussi nécessaires à la ville, que le logement et toutes les autres fonctions qui la composent.
Ceci montre à l’évidence, que les statistiques en termes de densité doivent être manipulées avec beaucoup de précautions et que comparaison n’est pas nécessairement raison. Ces chiffres ne permettent tout simplement pas de rendre compte de l’intensité d’usage qui est faite ou non d’un territoire donné. Il nous semble que des éléments tels que la densité du bâti, le nombre d’usagers (qui permet d’inclure les navetteurs) ou même le caractère stratégique d’un territoire (en termes d’équipements et de services, de transports, de loisirs,…) sont tout aussi importants que le nombre de personnes qui y ont leur domicile.
L’approche statistique ignore tout simplement l’humain qui, pourtant, devrait être au centre d’un projet de ville.
Quelle ville voulons-nous ?
Pour finir, cette approche par la statistique, au-delà du fait qu’elle est difficile à manier et qu’elle tend à faire fi de l’existant, nous empêche de nous poser la question fondamentale : « quelle ville voulons-nous ? »
Sommes-nous prêts à ce que Bruxelles ressemble à Paris en termes de densité ? Le modèle parisien permet-il d’éviter la dualisation sociale de l’espace ? Paris offre-t-elle, malgré ses 20% de logements sociaux, un meilleur accès à un logement décent aux ménages à faibles revenus ? La réponse, bien entendu, est NON ! Les Parisiens eux-mêmes ne s’y trompent plus. Ils sont en effet de plus en plus nombreux à venir habiter notre ville pour tous les avantages qu’elle comporte, contribuant de la sorte eux-aussi à faire monter les prix.
Il ne faut pas se leurrer, la ville dense n’est ni sociale, ni agréable à vivre. Les grandes métropoles sont des lieux d’attraction où les gens se mettent en concurrence forte les uns avec les autres et où, par conséquence, les loyers sont très élevés et la taille moyenne des logements fort réduite. Faute de régulation suffisante, cette situation engendre des inégalités criantes, en particulier en termes de logements.
Une augmentation de l’offre de logement (privé) ne permet pas d’éviter cet écueil. Le marché du logement n’est pas un marché parfait, loin de là. D’une part, il y a un rapport de force très inégal entre propriétaires et locataires. Les premiers pouvant se permettre bien souvent de laisser un logement vide en attendant de trouver le locataire « idéal » au prix qu’ils auront fixé, tandis que les autres craindront assez légitimement de se retrouver à la rue. D’autre part, le logement, qui est un bien de toute première nécessité, présente une rigidité importante à la baisse, ce qui a pour conséquence que même en augmentant considérablement l’offre de logement d’une ville, le prix des loyers ne diminuera pas. Que du contraire, la mise sur le marché d’un nombre important de logements neufs risque de contribuer à augmenter l’attractivité de la ville, engendrant alors une nouvelle hausse des prix pour l’ensemble du secteur.
Conclusion
Si le « boom démographique » annoncé constitue le premier élément utilisé par nos dirigeants pour proposer la densification de la ville, le second, celui de la faible densité de Bruxelles complète leur argumentaire. En apparence du moins, le raisonnement tient la route, une augmentation conséquente de la demande et une relative faiblesse de l’offre : il faut construire plus de logements !
Mais une analyse plus fine des données disponibles montre très rapidement les limites de cette logique tant du point de vue de la demande que de celle de l’offre. Ensuite se pose la question de la demande et des besoins réels. Les prévisions établies montrent clairement que l’augmentation de la population sera en majeure partie due aux ménages à faibles revenus (voir p.8-9). Sans attendre de voir si ces projections se réaliseront, la difficulté d’accès pour une part de plus en plus grande de ménages à faibles revenus au marché du logement est déjà une réalité.
Pourtant, ni le projet de PRAS démographique, ni le futur PRDD ne permettent de garantir une plus grande accessibilité de ces ménages au marché du logement bruxellois. Ce n’est d’ailleurs manifestement pas l’objectif des pouvoirs publics tant locaux que régionaux qui cherchent avant tout à attirer ou à retenir la classe moyenne à Bruxelles. Le « boom démographique » annoncé sert avant tout de prétexte au gouvernement bruxellois pour prolonger sa politique de revitalisation de la ville et pour augmenter son attractivité résidentielle et tertiaire, avec, pour conséquence inéluctable, un renforcement du phénomène de l’exclusion par le logement.