Marco Schmitt, Coordination Bruxelles Europe – 15 novembre 2016
Dans les années qui ont marqué le début de la première phase de démolition/reconstruction du quartier Léopold (1950 à 1990), l’Institut culturel allemand a pris possession de l’ancienne ambassade d’Allemagne elle-même installée au début du 20e siècle dans l’Hôtel de Maître du comte Cornet de Grez construit sur la rue Belliard dans les années 1870. Malgré les profondes modifications apportées aux distributions internes, l’immeuble du Goethe Institut allait bientôt devenir l’un des derniers témoins architecturaux de la première époque d’un quartier qui s’est converti de la fonction résidentielle de prestige aux activités administratives européennes.
Nous aurions pu croire que cette affectation culturelle avait écarté toute possibilité de voir disparaître un témoin des premiers âges. Il a fallu déchanter puisque un permis de bâtir a été introduit récemment pour le démolir et le reconstruire entièrement en ne sauvegardant que la façade avant classée (arrêté du 27 octobre 1996) surmontée de 3 étages de bureaux. Ce n’est pas un cas unique : un peu plus bas sur la rue Belliard, dans le site classé du parc Léopold, le Parlement européen vient de reconvertir l’Institut Eastmann en « Maison de l’Histoire européenne ». Là aussi, seules les façades du bâtiment d’origine sont conservées et sont affublées d’un nouveau volume de 3 étages consacrant ainsi le grand retour à Bruxelles du « façadisme » [1].
Dans ces deux cas, il est assez remarquable de constater que la destination culturelle et européenne de tels aménagements justifie aux yeux de leurs promoteurs la destruction du patrimoine architectural, voire son instrumentalisation de la pire des façons. Ce n’est certainement pas sans lien avec le grand retour aussi de la spéculation foncière dans un quartier qui a entamé depuis quelques années sa seconde phase de démolition-reconstruction.
Il y a encore un hôtel de maître derrière la façade du 59 rue Belliard
L’hôtel particulier du comte Cornet de Grez a été construit au début des années 1870. Malgré les différentes modifications apportées au cours du temps, sa structure d’origine est en grande partie conservée, ce qui en fait un des rares exemplaires qui sont parvenus jusqu’à nos jours de l’aspect initial du Quartier Léopold. Comme il s’agit aussi d’un bâtiment d’avant 1932, une étude historique exhaustive sur l’ensemble du bâtiment existant aurait dû être produite, mais le dossier mis à l’enquête n’étudie que la façade et la toiture classées. Dans la présentation du projet, quelques larmes d’alligator sont versées : « Au cours des dernières années, Bruxelles a enregistré une perte dramatique du patrimoine bâti existant, des rues entières ayant été transformées en une architecture de bureau sans âme ». Un peu plus loin, la démolition du bâtiment existant est tout de même annoncée par une bien courte déclaration : « Les exigences posées à la conservation et au développement de ce site culturel particulier s’opposent à la préservation de ce qui existe ». Cette phrase sibylline est tout ce que l’on trouvera pour justifier, sans autre forme de procès, la démolition presque intégrale de l’ancien hôtel de maître.
C’est au bâtiment plus récent de s’adapter au patrimoine ancien et pas l’inverse
Un peu plus bas sur la même page, il est effectivement précisé que « l’extension du n° 58 rue Belliard doit satisfaire aux exigences de deux utilisateurs (Goethe Institut et le Land Baden-Würtenberg). Au rez-de-chaussée et au sous-sol, des liaisons de même niveau entre la représentation du Land rue Belliard 60-62 et l’extension sont crées… » Contre toute attente, le projet assujettit la transformation de l’immeuble classé à la distribution des étages du bâtiment administratif voisin. L’arrêté de classement indique pourtant l’inverse puisque une zone de protection [2] est établie sur les façades des 2 bâtiments adjacents. L’argument qui fonde tout le projet inverse l’ordre de priorité qui préside jusqu’à présent à la protection du patrimoine.
La disparition de la toiture
En même temps qu’elle impose la toiture avec les versants parallèles à la voirie, la période révolutionnaire favorise l’émergence du néoclassicisme. Les deux phénomènes conjugués vont changer radicalement le regard porté sur la façade des résidences urbaines. Au foisonnement décoratif du baroque et au traitement avantageux des pignons viendra se substituer une esthétique de l’épuration qui se traduira notamment par la disparition de la toiture. Pour les bâtiments les plus prestigieux, la période néo-classique va utiliser plusieurs subterfuges notamment en réduisant la hauteur de la toiture. La construction de corniches proéminentes permet de camoufler ce qui pourrait encore se voir à partir de la rue. En surmontant la corniche d’un bandeau ou d’une balustrade, la disparition de la toiture est encore plus marquée.
La façade de l’hôtel Cornet de Grez est aussi caractérisée par l’ordre colossal des colonnes [3] reposant sur le socle en bossage du rez-de-chaussée. C’est une citation assez répandue du langage palladien en vogue à partir de la fin de l’ancien régime. Référence palladianisante, corniche proéminente et disparition de la toiture structurent la façade de l’hôtel Cornet de Grez, comme celle de nombreux édifices des quartiers royaux de Bruxelles. Parmi les plus prestigieux, la gare du Luxembourg, le palais des Académies, le palais royal, le Parlement de Belgique.
Dans un premier avis en 2014, la CRMS précise tout de même que le projet « caractérisé comme une opération lourde de façadisme aurait un effet indéniable sur les éléments classés par le surhaussement de 3 niveaux derrière le versant avant de la toiture… et modifierait sensiblement la lecture de l’élément classé ». Il apparaît donc assez clairement qu’ajouter 3 étages de bureaux, même en retrait, ainsi qu’une batterie de hautes lucarnes sur le morceau de toiture conservé transforme irrémédiablement le regard porté sur la façade existante et démontre une fois encore la priorité donnée dans le quartier européen à la production de surfaces de bureaux supplémentaires par rapport à la préservation du patrimoine.
Inégalité de traitement, le flou s’installe en région bruxelloise
Si ce projet avait été présenté par un quelconque investisseur privé bruxellois, il n’aurait sans doute aucune chance de passer. Dans les quartiers en forte tension spéculative, la qualité du demandeur, son importance sur le plan économique ou dans le domaine culturel devient un argument valable pour justifier le recours presque systématique à la dérogation massive. L’inégalité de traitement entre les dossiers, selon la « tête du client », la situation ou le poids économique, apparaît chaque jour davantage. Confrontés aux enjeux de la mondialisation, les territoires sont mis sévèrement en concurrence. Dans un tel contexte, l’expressionnisme exacerbé des interventions architecturales (la créativité des architectes) est un moyen pour se faire une place au soleil. L’Hôtel Cornet de Grez n’est pas l’Hôtel de Ville, il ne mérite alors pas l’attention du touriste et donc pas celle non plus de nos administrations en charge de la protection du patrimoine. La mondialisation s’exprime aussi dans le domaine culturel. À l’instar des grands Musées, témoins dynamiques des territoires qu’ils représentent, le maintien des Instituts culturels étrangers dans un Quartier Léopold en train de devenir européen devient un objectif supérieur à celui de la préservation du patrimoine local.
Façadisme, choucroute et démocratie [4]
Le mardi 20 septembre 2016, au moment où la Commission de concertation se réunissait pour se prononcer sur le projet de démolition-reconstruction du Goethe Institut, nous étions au surlendemain des Journées du patrimoine. Nous nous sommes attardés encore un instant sur l’image publique produite par un tel projet non seulement en Belgique, mais aussi en Allemagne. Qu’aurait-t-on pensé dans le Baden-Würtenberg, si un des rares bâtiments historiques ayant miraculeusement survécu aux bombardements à Stuttgart, Karlsruhe, Baden-Baden, Freiburg, Ulm ou Constanze lors de la dernière guerre mondiale avait été démoli pour construire à sa place un quelconque immeuble de bureau destiné à accueillir l’institut culturel d’un pays étranger en n’y conservant qu’une de ses façades et en la surmontant d’une choucroute de plusieurs étages ? Façadisme, choucroute et démocratie, pourquoi l’impensable redevient-il possible à Bruxelles surtout quand il s’agit du patrimoine architectural et du Quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold ? Que serions-nous en train de devenir en Belgique comme en Allemagne si nous acceptions sans mot dire un tel barbarisme ? Pourquoi la règle qui s’impose à tous n’est plus d’application dès lors qu’il s’agit de grandes institutions ou de gros investisseurs dont l’essor international des territoires dépendrait ? Faut-il à ce point laisser de côté ce qui ancre ces territoires dans leur réalité locale pour ne laisser la place qu’à ce qui les fait exister sur un marché mondialisé ? Le recours aux ambiguïtés du façadisme exprime de ce fait la crise identitaire qui traverse bien des pays en ce moment. Dans le Quartier européen en reconstruction permanente, derrière la façade désuète d’un Hôtel de Maître solitaire se cachent bien des enjeux et la décision qui sera prise sera révélatrice également de l’état de nos démocraties urbaines.
Le secrétariat de la Coordination Bruxelles Europe est assuré par le Stadsbeweging voor Brussel, Zaterdagplein, 13, 1000 Brussel.
Bas-les-PAD
[1] Le façadisme caractérise une opération immobilière qui consiste à ne garder que la façade de l’immeuble existant (souvent du logement) pour construire à l’arrière et au-dessus un nouvel immeuble (souvent du bureau). Ce procédé s’est fortement développé dans les dernières décennies du XXe siècle, et tout particulièrement à Bruxelles. Il a été fortement critiqué et remis en question notamment au niveau du gouvernement régional. Son retour dans le site classé du parc Léopold est d’autant plus remarquable.
[2] La zone de protection est un secteur du territoire adjacent au bâtiment ou site classé pour lequel l’avis conforme de la Commission Royale des Monuments et des Sites est requis dans le cas où un projet architectural ou d’aménagement est envisagé. Il ne s’agit donc pas que de protéger l’objet mais également son environnement immédiat.
[3] L’ordre colossal caractérise le développement d’une colonne sur plusieurs étages de fenêtres. Cette figure architecturale monumentale se développe surtout à la suite des expériences architecturales de l’architecte vénitien Andrea Palladio au XVIe siècle.
[4] Façadisme, choucroute et démocratie est un film réalisé en 2002 par le journaliste et cinéaste Gwenaël Breës. Selon l’auteur, Choucroute désigne une conserve patrimoniale devenue anachronique en cours de fermentation urbanistique. Façadisme démocratique est une attitude institutionnelle qui consiste à donner une apparence démocratique à un ensemble qui ne l’est pas.