Depuis plusieurs années le centre-ville de Bruxelles se métamorphose. La mise en place du plus grand piétonnier d’Europe a été un formidable coup d’accélérateur de ce phénomène. Cette transformation radicale s’accompagne d’un large éventail de nouveaux projets qui convergent tous vers un même but : attirer plus de touristes et des commerces davantage adaptés à ce public nanti. Une volonté en contradiction flagrante avec les intérêts des habitant·es des quartiers populaires. Exemple avec le projet Brouck’R.
Le projet Brouck’R des promoteurs Immobel et BPI consiste en la démolition-reconstruction de la quasi-totalité d’un îlot compris entre la place De Brouckère et les rues des Augustins, des Hirondelles et de Laeken [1]. L’ampleur de ce projet, ainsi que la présence d’Immobel (récurrente à Bruxelles) via la société Debrouckère Development interpellent. Récemment, le promoteur a finalisé le projet Chambon, à quelques rues de là, qui s’étend également sur tout un îlot. Il s’est aussi porté acquéreur de l’immeuble qui accueille actuellement l’administration bruxelloise, achat envisagé par l’entreprise comme « un pion de plus sur l’échiquier du centre-ville… un geste stratégique pour le Groupe ». Une autre opération du même groupe est en cours à la Cité administrative. La multiplication de ces projets pose les questions suivantes : qui fait la ville ? Pour qui et pour quoi ?
Bien que n’étant pas de la responsabilité de Debrouckère Development, le porteur du projet actuel, il est important de mentionner l’état de délabrement avancé de certains des bâtiments concernés par le projet. En effet, l’ancien propriétaire (Allianz) a plus que vraisemblablement accéléré leur dégradation : une partie du bâti est vide depuis plusieurs années, non chauffé, et certaines fenêtres en intérieur d’îlot sont restées ouvertes. Le permis de démolition accordé à Allianz, notamment sur base de cet état de délabrement, permet à Debrouckère Development de justifier aujourd’hui son programme de démolition / reconstruction. Il aura sans doute également (mais nous n’en saurons pas plus) influencé le prix de vente.
Sur cette « page blanche », c’est le projet Brouck’R qui a été imaginé. Il consiste à passer d’un îlot presque exclusivement dédié au bureau (plus de 41 000 m² et 2 000 m² de commerces) à un projet mixte (183 logements, 145 logements étudiants, 8 880 m² de bureaux, 145 chambres d’hôtel, 3 148 m² de commerces et 170 emplacements de parking).
Le programme lui-même témoigne du fait que les habitant·es du Pentagone ne sont absolument pas consultés dans l’élaboration des projets de ce type. Alors que des centaines d’entre eux quittent le centre-ville à cause des nuisances liées à la « touristification » croissante, le programme prévoit… un hôtel ! Dans ce quartier qui dispose pourtant déjà d’une offre pléthorique en la matière, la question de la pertinence et du besoin en établissements hôteliers supplémentaires doit être soulevée. À moins que la Ville n’ait décidé d’éliminer définitivement les Airbnb du centre-ville ? Auquel cas, effectivement, il faudrait des hôtels, mais plutôt du type « auberges de jeunesse ». Ces questions ne semblent pas avoir fait l’objet d’une étude objectivant les besoins actuels et futurs.
En misant sur des aménagements conçus dans le but d’attirer des touristes, le projet contribuera à renforcer la pression sur les quartiers centraux.
Quant aux logements prévus, ils seront vraisemblablement luxueux et chers. Rappelons, si cela est encore nécessaire, que plus de 50 000 ménages sont en attente d’un logement social et que 41 % des enfants bruxellois vivent dans un habitat insalubre [2].
En misant sur des aménagements conçus dans le but d’attirer des touristes, le projet contribuera à renforcer la pression sur les quartiers centraux, où le coût du logement et des produits de première nécessité est de plus en plus élevé.
Du point de vue de la mobilité, il est évident que la place De Brouckère, située en plein centreville, jouit d’une accessibilité exceptionnelle en transport public. Tout nouveau projet devrait donc inciter à une réduction de l’usage de la voiture en construisant un nombre de places de parking limité, d’autant que les environs comptent une offre abondante de places de stationnement. Le projet Brouck’R n’en prend cependant pas acte et prévoit la construction d’un nombre important de nouveaux emplacements.
La multiplication de ces projets pose les questions suivantes : qui fait la ville ? Pour qui et pour quoi ?
L’augmentation du trafic automobile qu’induira le projet aura également un impact sur la rue de Laeken qui, depuis l’instauration du piétonnier, est déjà soumise à une croissance constante du flot de voitures. Les nuisances associées à la congestion routière dans cette rue et les difficultés du déplacement piétonnier dues aux trottoirs étroits ont contribué à la faillite de plusieurs commerces. Tout en augmentant la pression routière, le projet Brouck’R prévoit pourtant d’y installer de nouveaux commerces.
De manière générale, les gabarits projetés apparaissent peu en adéquation avec la morphologie des rues entourant l’îlot. Ceci se ressent spécialement dans les rues des Augustins, de Laeken et des Hirondelles, relativement étroites et sans grand dégagement. Les gabarits projetés (R+6/ R+7) sont disproportionnés par rapport au tissu bâti environnant. Leur impact sur les espaces publics et l’ensoleillement de ces rues s’en trouve accentué. Immobel-BPI justifie ces hauteurs par la possibilité de dégager des espaces au sol pour les habitant·es. Une justification qui peine à convaincre puisqu’il s’agit ici d’ombrager des espaces publics et des immeubles existants avec comme seul réel avantage de créer une plusvalue pour le demandeur.
D’un point de vue patrimonial, la Commission royale des monuments et sites (CRMS) a rendu un avis fermement défavorable au projet, s’opposant catégoriquement à la rehausse projetée du côté de la place De Brouckère. Elle déplore aussi l’impact négatif sur le paysage urbain et ses perspectives. En effet, rien ne laisse penser que la proposition d’ajout d’un étage soit réellement respectueuse de l’aspect patrimonial des façades.
Le projet de démolition pure et simple des bâtiments d’Allianz rues des Augustins, de Laeken et des hirondelles aura de multiples impacts environnementaux présents et futurs. En tout, ce sont plus de 43 000 m² de superficie plancher qui seront détruits. Le projet va à l’encontre de l’utilisation parcimonieuse des ressources et générera d’importantes émissions de CO 2 pour la production des matériaux neufs ainsi que le charroi nécessaire à l’acheminement tant des nouveaux matériaux que des déchets pour lesquels aucune valorisation n’a été prévue. Alors que la situation climatique est au centre des débats de société, et que nombre de discours politiques s’y réfèrent, ne s’agit-il pas d’un nonsens environnemental ?
En tout, ce sont plus de 43 000 m² de superficie plancher qui seront détruits.
Intéressons-nous maintenant au public auquel ce projet s’adresse.
Ce développement immobilier prévoit d’une part du logement, d’autre part des commerces et un hôtel. Dans le premier cas, il s’agira d’unités luxueuses, et d’autres prévues pour les étudiants. Ces deux « fonctions » sont en réalité des produits. Les logements de luxe n’ont pas pour but premier d’être achetés par des familles nanties qui y éliraient domicile. Ils sont des investissements qui visent à produire le plus de rendements possible afin de faire fructifier un capital friand de se réfugier dans la brique en ces temps de moindre confiance sur les marchés financiers. Ce mécanisme nourrit une bulle spéculative dans l’immobilier. Largement étudié, tant par des économistes que des géographes, ce phénomène va à l’encontre du droit au logement. L’OCDE elle-même a récemment appelé à mettre le holà sur les opérations spéculatives qui participent à l’augmentation des prix du foncier et dégradent les conditions de vie des habitant·es.
En ce qui concerne l’établissement hôtelier, il n’est pas plus destiné aux habitant·es que les logements mais bien aux touristes venus profiter du cœur de la capitale européenne.
Rappelons-le, Immobel est un développeur : il crée, puis vend, sans tenir compte des conséquences à moyen et long terme sur la ville et ses quartiers. Peu importe donc si le projet fonctionne réellement et s’intègre dans son environnement.
Le projet Brouck’R fait fi des urgences environnementales et sociales. Il ne respecte pas non plus le patrimoine. Selon IEB, les élus devraient fermement s’opposer à ces opérations destructrices qui ne répondent pas aux besoins des Bruxellois. Dans ce cas comme dans de nombreux autres, ils ne l’ont pas fait : la commission de concertation a en effet rendu un avis favorable sous conditions (cosmétiques) et, dans la foulée, la Région a délivré le permis. Aussitôt, les travaux de démolition ont commencé. Cerise sur le gâteau, la majorité PS-Ecolo-Défi actuelle a choisi d’affecter les charges d’urbanisme au réaménagement des rues avoisinantes – aidant ainsi le promoteur privé à valoriser son projet –, plutôt que de créer du logement public abordable au sein du projet.
Confiante dans la lecture qu’elle propose du projet, et soucieuse du cadre de vie des habitant·es du Pentagone, Inter-Environnement Bruxelles s’est associée à l’ARAU et à un habitant pour introduire un recours contre le permis délivré.
Ancien travailleur d’IEB
[1] Le cinéma UGC est épargné par l’opération immobilière.
[2] Réponse à une question en commission logement, Parlement bruxellois, octobre 2019.