Inter-Environnement Bruxelles
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Démarche communautaire et mobilité en santé

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L’asbl Pissenlits collabore au projet « Ensemble pour la santé : mobilité et inégalités sociales de santé ». Installée à Cureghem, l’association de « Démarche communautaire en santé » lutte contre les inégalités sociales de santé par une stratégie de travail participative. Dans cet article, c’est au prisme de l’expertise et de la participation citoyenne que la question de la santé est articulée à celle de la mobilité.

© Fien Jorissen - 2020

Nous ne sommes pas égaux·ales face à la santé. Ces inégalités ne sont pas seulement une question de pathologie mais résultent avant tout d’un ensemble de facteurs tant individuels (comme le mode de vie, l’alimentation, les compétences psycho-sociales) que structurels (tels que le système socio-sanitaire et l’accès aux soins, l’urbanisme, l’offre agroalimentaire, etc.).

La finalité des Pissenlits est d’agir sur des déterminants de la santé à ces deux niveaux, via une méthodologie qui propose aux citoyen·nes d’en constituer le cœur et le moteur : la démarche communautaire. Le fondement méthodologique est la mise en commun des ressources que constituent les personnes, pour répondre collectivement et agir ensemble sur ces déterminants. Pour cela, les Pissenlits travaillent à soutenir et renforcer les compétences psycho-sociales des citoyen·nes et accompagnent ces dernier·es dans la participation à des projets en lien avec différents déterminants. Par exemple, les Pissenlits participent au projet « Ensemble pour la santé : mobilité et santé ». Le but du projet est de sensibiliser tout·e un·e chacun·e et notamment les décideur·ses politiques aux liens de causalité, directs ou indirects, entre mobilité et santé. La contribution des Pissenlits à ce projet est axée sur la participation citoyenne comme ressource, richesse, et moteur de la lutte pour une meilleure démocratie en santé [1].

D’UN PROJET POUR LES CITOYEN·NES VERS UN PROJET CONÇU AVEC LES CITOYEN·NES

Initialement, le projet « Ensemble pour la santé » était un gros évènement mettant en valeur les initiatives citoyennes (initiatives avec une approche collective et agissant sur des déterminants de la santé). L’organisation de l’évènement fut pensée et prise en charge entre professionnel·les : choix des animations, des initiatives citoyennes au cœur des rencontres, du catering, etc. En décembre 2017, plus de 100 participant·es se rencontraient donc pendant deux jours, dont des citoyen·nes représentant les initiatives dans lesquelles iels étaient impliqué·es, des professionnel·les intersectoriel·les et des décideur·ses politiques.

La mobilité est la capacité de se mouvoir physiquement et virtuellement.

Puis ont suivi des évaluations, un travail de capitalisation et de valorisation de l’évènement. L’évaluation faite avec les citoyen·nes a finalement permis de mettre en lumière leur intérêt d’être associé·es, en amont, à l’organisation de l’évènement.

Nourri de cette première expérience et réceptionnaire de l’intérêt exprimé par des participant·es pour une deuxième édition, le projet a alors évolué vers un processus participatif : l’organisation de l’évènement à venir, envisagé en mars 2021, se construit cette fois-ci entre professionnel·les et particulier·ères. Le processus répond à une méthodologie de travail dite de « démarche communautaire », nourrie notamment par l’Asbl Les Pissenlits et son Groupe de travail citoyen. Certain·es d’entre elleux ont participé à la première édition en 2017 afin de faire valoir des initiatives dans lesquelles iels étaient parties prenantes. Ce Groupe de travail Pissenlits est notamment composé des citoyen·es impliqué·es aux Pissenlits dans des projets tels que le Groupe de personnes diabétiques, le Groupe parentalité, l’Atelier d’échanges de savoirs créatifs…

Après les premières réunions de ce beau projet version 2019-21, quelques freins à la participation sont énoncés par les citoyen·nes tels que le besoin de techniques d’animation pour cadrer les interactions, le besoin de capitaliser des informations sur le thème de l’évènement, mais aussi des freins très concrets tels que le besoin de collations saines pendant les pauses, etc. Réceptif·ves, les professionnel·les proposent d’adapter encore plus le projet. L’accent sera mis sur le processus de travail réunissant les professionnel·les intersectoriel·les et les citoyen·nes, et non plus uniquement sur l’évènement final qui consistera en la restitution du processus. L’objectif de lutte contre les inégalités sociales de santé est ainsi travaillé tout au long de la constitution évènementielle via notamment la mutualisation des ressources présentes autour de la table, dont le vécu de chacun·e constitue une donnée essentielle en soi ainsi qu’un matériau de réflexion collective.

Par ailleurs, il est décidé de travailler sur un déterminant de la santé spécifique. Une méthode d’animation « d’intelligence collective » est alors utilisée lors d’une réunion pour le définir : le thème retenu à l’issue des échanges est « la mobilité ». L’objectif du projet 2019-21 sera de démontrer comment la mobilité contribue à déterminer la santé de chacun·e et de toustes et donc de plaider pour une mobilité en santé. La définition de la mobilité retenue est la mobilité en tant que capacité à se mouvoir physiquement et dans sa tête, socialement et virtuellement. La capacité à se projeter, à évoluer d’une sphère socioculturelle à une autre, à se déplacer mais aussi à se projeter dans l’Ailleurs.

UNE MÉTHODOLOGIE DE TRAVAIL QUI ILLUSTRE ET LUTTE CONTRE LES INÉGALITÉS

Concrètement, comment le projet se réalise-t-il ? Des réunions de différentes natures sont menées parallèlement. Certaines ne réunissent que les responsables de projet Pissenlits et les citoyen·nes engagé·es dans le processus. L’objet de ces réunions est de réfléchir à la mobilité, aux liens qu’elle entretient avec la santé, et permettre aux citoyen·nes d’analyser leurs pratiques et rapport à la mobilité. Des réunions ont également lieu entre professionnel·les de la promotion de la santé essentiellement, bien que les citoyen·nes y soient les bienvenu·es, afin de s’attaquer à différents aspects organisationnels du projet : rédaction de demande de subsides, recherche de salle pour les réunions et l’évènement, réflexions sur les techniques d’animation de ces réunions, etc.

Sensibiliser les décideur·ses aux liens entre mobilité et santé.

Enfin, des moments clés réunissent les professionnel·les de la Promotion de la santé, des professionnel·les de la mobilité et les citoyen·nes. Ces rencontres constituent à la fois des moments de travail sur la mobilité via des « world café » et autres « photos langages » (techniques d’animation permettant échange et construction de savoirs collectifs) et des moments de travail concentrés sur l’évènement de clôture. La mutualisation des ressources permet que chacun·e amène son expertise : celle de l’usager·ère de l’espace public et des transports, celle des professionnel·les de la mobilité qui apporte savoirs et réflexions sur la question et celle de la promotion de la santé qui permet de mettre l’accent sur les liens de causalité entre d’une part les conditions psychosocio-économiques des personnes, leurs représentations et pratiques en termes de mobilité, et d’autre part la santé individuelle et collective. C’est là que s’élabore collectivement le plaidoyer mettant en lumière comment la mobilité peut creuser ou réduire certaines inégalités en santé.

La présence citoyenne est un beau garde-fou pour une approche globale de la santé. Elle nous plonge de fait dans les liens de causalité entre mobilité et bien-être. Elle permet aussi de nourrir un diagnostic communautaire, c’est-à-dire la collecte d’un ensemble de données caractéristiques d’une communauté donnée (communauté géographique ou groupe de personnes ayant un intérêt commun). Parmi ces données, des observations de données dites in situ sont révélatrices. En effet, arriver au lieu de réunion est déjà une gageure en soi pour certain·es participant·e·s : des personnes sourdes qui subissent des transports pas toujours adaptés (« tiens, pourquoi tout le monde descend de la rame ?! » s’étonne F, n’ayant pu entendre l’annonce qu’un incident technique nécessite de retirer le tram de la circulation) ; des personnes à mobilité réduite qui doivent faire des détours par des stations de métro munies d’ascenseur et de bus avec élévateurs (l’un d’entre eux, en fauteuil roulant, ne pourra même pas rejoindre les réunions… le comble !) ; des femmes portant le voile dont certaines sont peu à l’aise face à des regards condescendants ou insistants ; des personnes sans papiers craignant les contrôles ; des personnes nécessitant que le trajet soit pris en charge pour leur permettre de participer ; etc. La réponse à l’ensemble de ces inégalités face à la mobilité : le collectif, faire communauté. Une partie du Groupe se donne rendezvous aux Pissenlits , pour faire la route ensemble et pallier le manque à gagner : on se tient le bras, on se traduit la situation avec quelques signes ou mimes, on se détend, on rit ! Voilà de belles armes contre les inégalités.

ILLUSTRATION CITOYENNE : LA MOBILITÉ DES PERSONNES SOURDES, UN DÉTERMINANT DE SANTÉ IMPACTANT

Être porteur·ses de handicap constitue malheureusement un ensemble de freins à une mobilité en santé. Penchons-nous sur la surdité qui caractérise plusieurs personnes impliquées dans le projet. Un jour où nous échangeons sur l’objectif de plaidoyer du projet, quatre dames sourdes se lancent dans les arguments : « Moi je suis une personne autonome » dit F, et de poursuivre : « je n’ai absolument pas peur de me déplacer, de mener ma vie, je suis aussi capable que les autres… mais la mobilité n’est pas toujours adaptée aux personnes sourdes ». « Et c’est aux politiques de dégager les budgets et imposer que les conditions de la mobilité traitent les personnes de façon égale ! », enchaîne A.

Le contexte covid renforce l’inégalité dans l’accès à la santé.

C’est alors R qui surenchérit : « Oui, les personnes sourdes et les personnes entendantes sont égales ; il n’y a pas de raison que soient installés des systèmes uniquement sonores et que l’on ne puisse pas bénéficier d’aménagements comme des panneaux, des annonces visuelles en cas de problème dans une rame quand le conducteur annonce qu’il faut se diriger vers la sortie… ! Nous, nous sommes obligées de suivre comme des moutons, sans bénéficier d’explication, alors pour être autonome c’est pas génial ». « Ne pourraiton mettre des écrans, des panneaux, des flèches lumineuses bien vives ? ». Et oui, R va même jusqu’à nous indiquer ce qu’il faudrait mettre en place, alors qu’il y a des ingénieur·es dont c’est le métier d’organiser les infrastructures et services publics au service des citoyen·es ! D’où l’intérêt de la concertation, de la consultation, de l’expertise du vécu !

C’est aux politiques de prendre en compte les spécificités de chacun·une.

Et de continuer : « Une fois, coincée seule dans un ascenseur, j’ai appuyé sur le bouton d’alarme mais je ne pouvais pas communiquer ; je ne savais même pas si on me répondait puisque ce n’était qu’un parlophone sans écran ! et inutile de cogner sur ces énormes doubles portes pour appeler à l’aide, on est coincé ! Ces ascenseurs, c’est l’angoisse totale ! ». Et d’enchaîner sur la nécessité de « sensibiliser les politiques à de vraies pistes cyclables, et non une cohabitation entre piétons et vélos sur les trottoirs comme c’est le cas à certains endroits : des pistes cyclables éviteraient que je me fasse agresser comme ça m’est arrivé, par un cycliste furieux que je n’entende pas sa sonnette et ses cris à mon approche ! ».

Nos quatre intervenantes sont très intéressées par le projet et démontrent à quel point les infrastructures contribuent à créer des inégalités au sein d’un système pas toujours adapté. Elles citent le fait qu’elles aient moins accès à l’information d’une manière générale, et du background que cela constitue alors qu’elles auraient justement besoin d’être au moins autant informées que le reste de la population ; de même que les pharmacien·nes et les médecins devraient connaître quelques signes afin de faciliter leur bonne prise en charge des patient·es sourd·es. Sans parler de toutes les plates-formes et les numéros d’urgence qui ne permettent pas d’envoyer des sms et nécessitent d’avoir recours à des tiers pour appeler la police ou autre service d’urgence ! « Mais ce n’est pas à nos enfants d’appeler pour nous, de faire les choses pour nous à cause d’infrastructures non adaptées ! C’est aux politiques et à la société de prendre en compte les spécificités de ses citoyen·nes pour que notre autonomie ne soit pas amputée et que nous ne subissions plus ces inégalités ! Nous sommes des citoyennes autant que les autres ».

Est-il nécessaire d’ajouter à leur expertise ? Est-il besoin de paraphraser pour dire comme ces personnes se sentent les égales des entendant·es, mais que c’est le contexte sociétal qui crée des situations d’inégalités ?! Il n’y a « plus qu’à » faire entendre à celleux qui peuvent entendre…

UN PROJET EN PERPÉTUELLE RÉ-INVENTION

Au fil des réunions entre professionnel·es intersectoriel·les et les personnes du Groupe, certain·es d’entre elleux ne se sentent pas totalement à leur aise. Iels sentent cependant qu’iels sont les bienvenu·es, et prennent leurs repères, s’expriment (plus ou moins), reçoivent et donnent, réfléchissent, se nourrissent de ce partage qui travaille l’estime de soi en permettant de valoriser ce que chacun·e peut apporter au feu : qui une étincelle, qui une brindille, qui une bûche… D’une réunion à l’autre, avouons-le, cela ne se passe pas toujours comme il faudrait : un expert qui s’exprime de façon trop jargonneuse, un·e citoyen·ne qui monopolise la parole en mal d’exprimer ses singularités et content·e d’être écouté·e avec respect par un tel panel de personnes, un débat qui tourne en rond, une collation très sucrée alors que certain·es sont diabétiques… Mais une évaluation permanente et partagée permet de rectifier chaque fois ces freins à la participation, de réajuster les animations permettant à toustes de participer en y trouvant son compte, professionnel·les et citoyen·nes. C’est un réel contrat de bienveillance et d’intérêt qui s’est noué entre l’ensemble des partenaires du projet !

Lors de ce processus, le contenu des échanges et la forme que ceux-ci prennent avec tout ce que ces rencontres impliquent, sont tout aussi révélateurs des inégalités entre les un·es les autres, que de l’intérêt de mutualiser les ressources que chacun·e a en soi pour y pallier. Une telle approche est en elle-même partiellement régulatrice des inégalités, notamment par le renforcement des compétences psycho-sociales des citoyen·nes telles que l’estime de soi, l’esprit critique, la capacité à recourir aux ressources, etc. Par ailleurs, la prise en compte des pratiques et représentations de personnes plus vulnérables dans le projet permet d’aboutir à un plaidoyer qui pourra les prendre en compte… et donc, la démarche communautaire est en elle-même génératrice de bien-être et de santé !

UNE SITUATION SANITAIRE QUI VIENT REMETTRE UNE COUCHE D’INÉGALITÉ AUX INÉGALITÉS !

Mais quid du projet en situation sanitaire Covid ? Les inégalités et leurs répercussions sur la santé sont plus criantes que jamais : entre mars et juin, certain·es personnes particulièrement à risque au niveau épidémiologique en plus d’être les victimes d’une inégalité d’accès aux soins et à la santé, hésitent à se déplacer en transports en commun et donc à se déplacer (ne possédant pas de voiture, n’étant pour certain·es jamais monté·es sur un vélo, étant mal à l’aise pour se déplacer sans la force du groupe…) ! La solution numérique pour continuer la participation ? La fracture numérique se révèle là aussi plus que jamais puisque la plupart d’entre elleux ne possèdent pas le matériel ou la connexion nécessaire, ou encore le niveau d’alphabétisation requis ni les compétences informatiques suffisantes… Bref, dans un contexte covid, la mobilité physique et virtuelle est plus que jamais mise à mal pour les personnes en situation de vulnérabilité, ce qui ne fait que renforcer l’inégalité dans l’accès à la santé ! Au partenariat de trouver les ressources en termes de temps de travail pour pallier ces inégalités. La créativité à la rescousse : l’asbl Les Pissenlits relaye aux citoyen·nes les différents espaces numériques d’Anderlecht et bénéficie d’un partenariat pour des réunions d’appropriation des outils de visioconférences sur smartphones et tablettes dans ses locaux qui contribueront, nous l’espérons, à ce que le plus grand nombre d’entre elleux puissent participer aux réunions à venir en cas de nouvelle impossibilité de se déplacer. Du côté du partenariat, on cherche de plus grandes salles, on réfléchit à l’aménagement du projet… Parions que l’évènement final qui restituera l’ensemble du projet et du processus de travail mis en place sera aussi passionnant qu’un film à sensation !


[1Lire le dossier coordonné par l’asbl Les Pissenlits dans la revue Les politiques sociales (1 et 2/2016) : « La démarche communautaire : une méthodologie qui fait santé ? Du social à l’urbanisme, en passant par la justice... tous concernés ! » Ouvrage disponible sur demande : http://lespissenlits.be ou 0470 56 88 24.