Le logement social n’a plus la cote dans le monde politique. Pourtant, il reste à l’heure actuelle la seule mesure politique véritablement sociale en matière de logement. Parce qu’il permet tout à la fois de sortir de la logique du logement-marchandise, d’éviter l’appropriation des subsides publics par quelques-uns, de lutter contre les discriminations au logement, d’assurer la justice sociale et le droit à la ville, il est temps de lui redonner une place de choix. C’est l’objectif de ce dossier.
Le logement social est un logement public mis en location à bas prix, auprès de personnes dont les revenus se situent sous un certain plafond. Aujourd’hui, les listes d’attente pour y accéder explosent dans les trois Régions belges. En Région bruxelloise, 56 000 ménages sont sur la liste d’attente. Et pour cause, le logement social ne représente que 7 % du parc général de logements, et l’évolution du stock est pratiquement au point mort.
Les immeubles de logements sociaux existants datent en majorité des deux périodes d’après-guerre (Lire Brève histoire du logement populaire à Bruxelles), et les rénovations nécessaires ont tardé à être réalisées, ce qui explique la dégradation du parc et, en conséquence, la mauvaise image dont jouissent ces logements. Sans vouloir nier les difficultés réelles que rencontrent aujourd’hui les habitants de logements sociaux (Lire « C’est comme si on ne méritait rien d’autre », Quand les locataires s’organisent & Aujourd’hui, on fait tout pour le privé !), nous relevons dans ce texte quatre éléments qui font du logement social une solution qui reste inégalée dans l’accès au logement pour toutes et tous.
En Région Bruxelloise, 56 000 ménages sont sur liste d’attente pour un logement social.
Le logement, au-delà d’être une simple nécessité matérielle, est un droit fondamental garantissant à chaque individu la possibilité de vivre dans des conditions dignes mais aussi d’exercer pleinement de nombreux autres droits (emploi, enseignement, santé…). Il s’agit d’un pilier central autour duquel se structure la vie intime et familiale et se tissent les liens sociaux au sein du voisinage, du quartier. En tant que point d’ancrage, le logement représente ainsi un facteur de stabilité essentiel dans nos vies.
De là découle naturellement l’idée que le niveau de ressources d’un ménage ne devrait en aucune manière constituer un obstacle à l’accès à un logement décent. Dans cette optique, le logement social se définirait par sa capacité à garantir un logement à coût modéré, tenant compte avant tout des besoins de chaque ménage, et non pas de ses seuls moyens financiers.
Or, dans les faits, la politique du logement en Belgique se base largement sur l’idée que l’initiative privée et le libre marché doivent suffire à satisfaire les besoins en logements de la population. Cependant, sur le marché immobilier, le logement revêt une double fonction irréconciliable. D’une part, une fonction d’extraction de rente : investir dans la brique est un placement, dont on peut attendre un rendement. D’autre part, une fonction de subsistance : se loger est un besoin élémentaire, et un droit fondamental. Ces deux fonctions entrent en tension et, aujourd’hui, l’augmentation des prix et l’importance du mal-logement montrent que l’impératif de rentabilité prime sur la fonction vitale du logement. Le soutien à la propriété privée, voie privilégiée depuis le XIXe siècle pour aider les ménages à se loger, n’a pas réglé la situation des ménages pauvres qui ont toujours été mal logés.
Le seul objet immobilier qui prend uniquement en compte les besoins des habitants est le logement social. Il est la seule façon de contourner le besoin de rentabilité des investisseurs privés, il est le seul à (pouvoir) mettre l’offre (en termes de loyers et de caractéristiques du bien) au niveau de la demande (en termes de besoins).
Dans le logement social, le loyer est en fonction du revenu, de manière à préserver les ressources des locataires pour faire face aux besoins essentiels. Ensuite, la taille du logement correspond – en principe du moins – à la taille du ménage suivant des normes relativement confortables. En principe seulement, parce qu’à cause d’un manque de logements, surtout de grande taille, de nombreux ménages n’ont, dans les faits, pas accès à des logements de la taille adaptée à leurs besoins.
Le niveau de ressources d’un ménage ne devrait en aucune manière constituer un obstacle à l’accès à un logement décent.
Les mesures d’aide au logement actuellement en place en Région bruxelloise se traduisent souvent par un transfert, direct ou indirect, de ressources du secteur public vers le secteur privé. Ces mesures comprennent tant les aides directes aux personnes (comme les allocations loyer, les primes à la rénovation, les réductions du droit d’enregistrement) que les aides à la construction privée (les subsides d’investissement de Citydev), sans oublier les subventions destinées aux AIS (Agences immobilières sociales). Lire Comment noyer le poisson ? Une politique très modérée du logement social.
Par ce biais, l’État subventionne la rente immobilière et fonctionne de façon comparable à un robinet qui coule sans cesse. Une fuite d’eau qui peut coûter cher puisque le budget annuel des AIS dépasse, à lui seul, les 20 millions d’euros.
Bien que ces aides publiques aient pour effet de réduire les coûts immédiats de location, de rénovation ou d’achat pour un grand nombre de ménages privés, elles alimentent également les tendances inflationnistes, en particulier en l’absence de mécanismes de régulation des prix et des loyers. De plus, elles ne sont pas encore accompagnées de mesures efficaces visant, par exemple, à capter les plus-values privées générées dans le processus. Et elles n’aident pas à produire du logement qui soit durablement et structurellement encadré financièrement.
Comparé aux autres mesures d’aide au logement qui sont des allocations, des subsides, des prêts et des primes, le logement social est souvent présenté comme une mesure chère. Les pouvoirs publics doivent préfinancer la construction des logements et éventuellement l’achat du terrain. Il faut cependant rappeler que, contrairement à toutes les autres mesures qui impliquent un transfert définitif de moyens du public vers le privé, l’argent investi dans le logement social l’est dans un bâtiment qui appartiendra toujours à la collectivité.
On peut d’ailleurs montrer que des logements sociaux bien construits, gérés avec soin, entretenus en temps et en heure, représentent un investissement qui peut devenir rentable à moyen ou long terme, les coûts de départ s’amortissant avec le temps [1]. Les loyers perçus peuvent en effet être réinvestis à leur tour dans le logement social.
Par ailleurs, les loyers payés par des locataires à des propriétaires privés étaient estimés en 2018 à un montant annuel d’au moins 2,9 milliards d’euros [2] – soit l’équivalent de la moitié du budget régional. Cette somme très importante échappe à tout contrôle démocratique. Le locataire paie pour se loger et n’a rien à dire sur l’usage qui est fait de cet argent : les bailleurs, en vertu de leur titre de propriété, en jouissent comme bon leur semble et n’ont aucune obligation de l’investir dans le logement.
À l’opposé, les loyers perçus dans le système du logement social sont comme en « circuit fermé » : ce qui est perçu doit servir l’intérêt général, et en particulier l’amélioration des conditions de logement des occupants. S’agissant d’une institution publique, la collectivité peut d’ailleurs exercer un contrôle, du moins en théorie, sur l’usage de ces recettes.
Contrairement à toutes les autres mesures qui impliquent un transfert définitif de moyens du public vers le privé, l’argent investi dans le logement social l’est dans un bâtiment qui appartiendra toujours à la collectivité.
Afin de rompre avec cette logique de transfert de ressources vers le privé, il est nécessaire de réorienter les priorités en matière de politiques publiques du logement en réaccordant une importance bien plus grande au développement d’un parc immobilier affranchi des dynamiques de marché. Ce parc se doit d’être détenu par une entité à but non lucratif dont la mission principale est de fournir durablement des logements abordables et de qualité à un large éventail de ménages, en accordant une priorité aux foyers à faible revenu. Cette entité peut prendre la forme d’une institution publique, d’une coopérative ou d’une initiative privée communautaire. L’élément crucial réside dans la mise en place d’un contrôle public ou collectif direct et pérenne sur ces biens et sur le foncier. Cela garantit par exemple le plafonnage des loyers ou la ponction de la plus-value lors de la revente. Cela peut par ailleurs assurer un contrôle sur l’affectation des loyers ou des charges perçus, notamment pour l’entretien et l’amélioration des logements et de leurs abords, ajoutant ainsi une dimension de responsabilité commune à la dimension de pérennité et de sécurité d’occupation du bien.
La protection structurelle du foncier destiné à ces formes de logements sociaux constitue un élément clé de cette approche, garantissant que le sol ne soit pas soumis à la spéculation. Cette approche s’inscrit dans un contexte plus vaste de démarchandisation du sol, visant à échapper à la logique de rentabilité économique.
Elle vise également à rompre Les bâtiments qui avec des mécanismes de mise sont, et restent, en concurrence sur le marché du logement, qui favorisent propriété publique les ménages disposant des ou collective forment ressources financières suffisantes pour choisir librement un rempart contre leur lieu de résidence.
Beaucoup de quartiers la gentrification. populaires connaissent des hausses de prix liées à la gentrification. Une population plus riche s’installe progressivement dans le quartier, les prix des logements s’adaptent au pouvoir d’achat de cette nouvelle clientèle et deviennent impayables pour les habitants d’origine. Dans ces quartiers, différentes formes de spéculation sont pratiquées : par les propriétaires bailleurs qui augmentent leurs loyers, par les propriétaires occupants qui revendent leur logement lorsque leur valeur marchande a augmenté, par les promoteurs immobiliers qui profitent de plusvalues foncières dans leurs projets de rénovation ou de construction, par les pouvoirs publics qui n’hésitent pas à faire de même parfois.
Les bâtiments qui sont, et restent, propriété publique ou collective forment un rempart contre ce phénomène qui rend les quartiers invivables pour une bonne partie des habitants. Les ensembles de logements sociaux sont en soi à l’abri de la spéculation, mais ils permettent aussi, dans certains cas, de ralentir le phénomène alentour [3]. Par exemple, dans les quartiers des Marolles et Dansaert, les cités de logements sociaux (Hellemans et Rempart des Moines) ont participé au maintien d’une présence populaire et au ralentissement des dynamiques de gentrification [4].
Ainsi, dans le cadre d’actions spatialisées de type rénovation urbaine, contrat de quartier, etc, l’investissement dans les logements sociaux est un moyen efficace d’investir dans l’amélioration des quartiers en s’assurant que les améliorations du « cadre de vie » profitent réellement aux habitants en place.
Cette insécurité et les difficultés à retrouver un logement ont des conséquences : acceptation de logements dégradés, tolérance vis-à-vis d’un propriétaire abusif, locataires n’osant pas faire valoir leurs droits.
Le logement social dans son principe remet fondamentalement en question les valeurs individualistes et la primauté de la propriété privée dans la hiérarchie des valeurs. Sur le marché privé, où la propriété est relativement morcelée, les locataires sont fort isolés dans leur relation avec leur propriétaire. Il en résulte de fortes difficulté de mobilisation. Dans le cas du logement social, qu’il soit public ou collectif, les locataires font face en grand nombre au même bailleur. Cette situation est plus propice à la création de collectifs d’habitant·es et l’établissement un réel rapport de force pour obtenir des améliorations des conditions de logement. Lire Quand les locataires s’organisent.
L’ancrage durable dans un quartier, grâce à la stabilité offerte par le logement social, permet également de compenser les difficultés rencontrées par de nombreux ménages pauvres : connaître ses voisins, avoir recours à la solidarité locale, s’approvisionner à moindre coût, etc. Pourtant, les classes populaires déménagent nettement plus que les autres au cours d’une vie [5] : sur le marché privé il n’est pas rare de se voir signifier un préavis au milieu d’un bail, ce qui crée un fort sentiment d’insécurité relatif au logement. Cette insécurité et les difficultés à retrouver un logement ont des conséquences : acceptation de logements dégradés, tolérance vis-à-vis d’un propriétaire abusif, locataires n’osant pas faire valoir leurs droits.
À l’inverse, le logement social offre, en théorie, une véritable sécurité : on ne doit plus craindre pour le lendemain, on ne doit plus batailler pour rester dans le quartier. Cette « stabilité géographique » s’accompagne d’une stabilité financière qui peut également donner de la force sur le marché du travail. Lorsque le logement est assuré, lorsque le loyer ne grève pas notre budget, il est plus facile de refuser l’humiliation et l’exploitation sur le marché du travail. Il est alors possible de relever la tête et de dire « non ». Les locataires sociaux peuvent avoir leur mot à dire sur le fonctionnement de leur environnement immédiat, que ce soit leur logement, l’immeuble ou les espaces environnants, ainsi que sur les décisions importantes qui les concernent. S’impliquer dans des réunions, des structures de consultation ou des assemblées générales permet d’exprimer des opinions sur des sujets tels que les budgets, les projets de rénovation et les règles internes. Cela permet à chacun de contribuer à façonner la vie collective.
Le fonctionnement du marché du logement creuse les inégalités entre les différentes couches sociales de la population. L’accès inégal à la propriété crée un écart qui va grandissant entre pauvres et riches. Une inégalité que l’on ne peut résoudre qu’en multipliant le nombre de logements qui sortent du marché privé. En effet, ce dernier met en compétition des ménages qui ont des pouvoirs d’achat différents. En payant une part de leur revenu pour se loger dans le marché privé, les plus pauvres transfèrent leur « richesse » à des propriétaires qui, tendanciellement, appartiennent à une classe plus favorisée. Et l’augmentation des valeurs foncières, sans augmentation de revenus, accroît encore ces inégalités car elle augmente le montant des transferts vers les propriétaires, globalement plus aisés. Là où les ménages populaires doivent, pour répondre à ces hausses, s’endetter ou sacrifier d’autres postes essentiels comme les soins de santé, les ménages des classes moyennes et supérieures peuvent se contenter de réduire des dépenses moins essentielles.
Le logement social, lui, met ses habitants à l’abri des aléas du marché et leur offre, en principe, un traitement égalitaire. Les études menées sur le sujet le montrent [6], et les personnes qui s’y frottent en témoignent régulièrement : sur le marché du logement privé, la discrimination est pratiquement la norme. Que ce soit par réflexe raciste ou par calcul de « minimisation des risques », les propriétaires bailleurs ont tendance à exclure les immigrés, les pauvres, les mères célibataires, les allocataires sociaux. Ces catégories se retrouvent en position d’autant plus précaire et contraintes d’accepter des conditions de logement indignes.
La loi condamne dans le texte les discriminations, mais laisse à la discrétion du propriétaire le choix de « son » locataire. Lorsque le marché tendu permet aux propriétaires de choisir à qui attribuer leurs logements, rien ne peut les empêcher de pratiquer la discrimination — la loi ne les contraint qu’à le faire discrètement [7].
Seule l’existence d’un parc important de logements publics et l’attribution des logements par une institution transparente, contrôlée par la collectivité, permettent de lutter efficacement contre les discriminations.
Confier au marché privé la responsabilité de loger la population, c’est renoncer, de fait, au droit au logement pour tou·tes.
Confier au marché privé la responsabilité de loger la population, laisser primer le logement-marchandise sur le logement comme besoin et comme droit, c’est renoncer, de fait, au droit au logement pour tou·tes. Ce droit n’a une chance d’être garanti que si la politique du logement redonne une place de choix au logement social.
Deux modèles en matière de politique de logements sociaux existent en Europe : le modèle résiduel et le modèle généraliste. Dans le modèle résiduel, à la belge, peu de logements sociaux ont été construits et ces logements sont aujourd’hui destinés à l’accueil d’une partie de la part la plus pauvre de la population. Les relais politiques de ces habitants, la petitesse de leur capital culturel, rend leur possibilité d’expression dans l’espace public très limité. Dans le modèle généraliste, par exemple le modèle viennois, la part de logements sociaux et publics compte pour 60 % du parc (voir article 46945). De ce fait, ces logements ne sont plus un marqueur social de l’extrême pauvreté, et une part plus conséquente de ses occupants possèdent des moyens d’expression et de revendications importants.
En comparant l’image du logement social en France, Dietrich-Ragon a démontré que plus les personnes connaissaient des occupants de logements sociaux, meilleure était leur représentation des logements sociaux. Notamment, les personnes interrogées qui avaient grandi dans des logements sociaux, ou dont les parents occupaient un logement social, avaient tendance à trouver que le logement social était un moyen d’habiter dignement et mettait à disposition des logements de qualité [8].
Le manque d’investissements dans les immeubles existants et les difficultés liées à la concentration d’une population précarisée ont terni l’image du logement social en Belgique. Lire Défense du cadre de vie vs. logements sociaux. Ce n’est pas une fatalité. Les pouvoirs publics ont les moyens de construire des logements d’excellente qualité. En augmentant le nombre de logements sociaux, on pourrait diversifier la population qui y entre, et faire en sorte que le logement social ne soit plus un marqueur de pauvreté !
Chargée de mission de 2018 à 2021.
[1] En Angleterre, sur base de documents comptables d’une société de logements sociaux londoniens, Colin Wiles a établi qu’un immeuble de logements sociaux construit en 1890 s’était « remboursé » par les loyers sur dix-sept ans. Il avait donc dès le début du siècle remboursé ce qu’il avait coûté à la construction, achat du terrain compris, et a ensuite engrangé des bénéfices qui ont pu être réinvestis. C. WILES, « Building on History », 2015, sur insidehousing.co.uk.
[2] Nombre de logements loués multiplié par le loyer moyen tel qu’évalué par l’Observatoire des loyers en 2018, soit 750 euros.
[3] A. CLERVAL, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, 2013.
[4] Le logement social n’est bien sûr pas la seule parade pour ce faire : un gel ou un encadrement strict des loyers sont également des mesures susceptibles d’atteindre cet objectif.
[5] Voir « Diversités démographiques et migrations résidentielles dans les espaces ruraux en Wallonie (Belgique) », une étude de T. EGGERICKX, J.-P. SANDERSON, A. BAHRI et J.-P. HERMIA, parue dans Environnement, aménagement, société, 2007 ; F. GHESQUIÈRE, La Structure de la propriété des logements en Wallonie et en Belgique. Regards statistiques IWEPS, 2023 ; H. PÉRILLEUX, Extraction de la rente dans le secteur de la location de logement, thèse de doctorat défendue à l’Université libre de Bruxelles, 2023.
[6] Notamment par Unia : voir le Baromètre de la diversité logement.
[7] L’ordonnance du 9 juin 2022 vient renforcer l’arsenal législatif visant à lutter contre la discrimination dans le logement à Bruxelles. Cependant, malgré les ambitions du texte, son applicabilité pose question dans le contexte d’un marché du logement à ce point tendu.
[8] P. DIETRICH-RAGON, « Qui rêve du logement social ? », in Sociologie, 2013.