Biodéchet apparaît comme le dernier né d’une longue tradition d’inventivité lexicale pour désigner « la quantité perdue de l’usage d’un produit ». Ce foisonnement terminologique témoigne de la grande variété des angles de lecture à donner au traitement des déchets à Bruxelles. Différents modèles ont successivement été choisis par notre ville pour faire un sort aux résidus de son activité urbaine : cohabitation, restriction, utilisation, élimination, disparition. Comment traitions-nous les ordures avant la victoire d’une société basée sur la consommation d’objets que l’on abandonne selon notre bon plaisir ? Comment s’organise l’éviction des immondices dans des services collectifs libéralisés ? Qui sont les acteurs en présence ? Nous chercherons à analyser les logiques mais aussi les luttes d’influences en présence.
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Biodéchet apparaît comme le dernier né d’une longue tradition d’inventivité lexicale pour désigner « la quantité perdue de l’usage d’un produit ». Certains sont directement associés à la salissure : ordures, immondices, fanges, rebut. D’autres sont plus neutres : restes, résidus, détritus, débris, déchets. Poubelle est typiquement un néologisme urbain, un cadeau du XIXe siècle, œuvre d’une ellipse et du nom du préfet parisien qui, le premier, a enfermé les ordures dans un récipient hermétique, la « boite à Poubelle » (1880-1920). [1]. Enfin, le sympathique biodéchet est aujourd’hui préféré à aliment (trop large) ou à déchet organique (probablement trop baroque).
Ce foisonnement terminologique témoigne de la grande variété des angles de lecture à donner au traitement des déchets à Bruxelles. Deux précédentes analyses consacrées aux métiers de la récupération et à la disparité de leur acceptabilité sociale et politique selon qui les exercent peuvent d’ailleurs compléter utilement la lecture de ce texte. [2]
Nos poubelles convoquent bien entendu un rapport culturel au propre, au sale, et à l’entretien de l’espace public. Par ailleurs, l’arrivée du sac orange dans nos cuisines met en jeu la solution de biométhanisation. Toutefois, quitte à décevoir, cette étude n’en parlera (presque pas). Mais, promis, ce n’est que partie remise ! [3]
Non. Cette étude cherche à fournir les bases d’une compréhension des logiques qui précèdent justement à l’installation d’une unité high tech de valorisation des restes de repas de la population bruxelloise.
Comme à travers des mots, sans trop se pincer le nez, cette étude cheminera à travers des lieux où Bruxelles déposa ses immondices. Au fil des époques, nous pourrons visiter un bassin-dépotoir situé à quelques mètres de la (future) Grand-Place, pénétrer dans le bel immeuble éclectique de la Ferme des boues (rue de l’Héliport), survoler une décharge à Anderlecht, entre le canal, les ponts Marchand et Paepsem. Nous repartirons ensuite vers le nord, du côté d’un incinérateur fumant entre Haren et Neder-over-Heembeek, pour barrer à nouveau, en direction du sud, jusqu’à un centre de tri érigé sur les ruines d’un échangeur autoroutier avorté (Forest - Bempt).
Ces espaces témoignent certainement des différents modèles imaginés pour faire un sort aux résidus de son activité urbaine : cohabitation, restriction, utilisation, élimination, disparition. Comment traitions-nous les ordures avant la victoire d’une société basée sur la consommation d’objets que l’on abandonne selon notre bon plaisir ? Quelles options la Région bruxelloise a-t-elle choisies lors de sa constitution ?
Pour guider sa politique de gestion des déchets, la Région a déjà publié cinq plans. Le plan en vigueur s’intitule désormais : Plan de gestion des Ressources et des Déchets de la Région Bruxelloise. Il prend, dans son volet stratégique, un tour incantatoire : « En 2050, le déchet n’existe pratiquement plus. L’idée de jeter sans se retourner des ressources précieuses est devenue inacceptable. On pense désormais ressources, circularité et durabilité. Un grand mouvement sociétal a conduit à la systématisation de la pensée et des pratiques zéro déchet ». [4]
Dans un second temps, nous attarderons longuement sur le recyclage. Les ordures bruxelloises prennent part désormais à une ingénierie très complexe au sein du modèle de l’économie circulaire. Entremêlant préoccupations environnementales et pragmatisme économique - nos ressources en matières premières atteignent leur limite d’extractibilité - le modèle relève au statut de ressource désormais les ordures, restes et objets déchus.
Le tri s’impose dans la sphère de l’intimité de l’écocitoyen tandis que la transformation du fruit de ses récoltes lui échappe. La filière du traitement des poubelles atteint des complexités inédites, notamment en raison de la privatisation du secteur. Comment s’organise l’éviction des immondices dans des services collectifs libéralisés ? Qui sont les acteurs en présence ? Nous chercherons à en analyser les logiques mais aussi les luttes d’influences en présence.
Enfin, parmi les méthodes privilégiées des gestionnaires de déchets, n’est-ce pas celle d’éloignement qui, en pratique, prévaut encore également actuellement ?
Dans son ouvrage Homo-detritus [5], Baptiste Monsaingeon dans une démarche socio-anthropologique et philosophique critique la société du déchet. Pour lui, notre relation actuelle aux ordures répond à un processus de naturalisation de la disparition des objets et matières superflues. En d’autres termes, nous vivons dans une société où jeter et faire disparaître participe de notre mode de vie : se désencombrer du surplus est une attitude valorisée, une forme d’expression d’un sujet libéré. Or, comme l’a signalé avant lui Sabine Barles, urbaniste, dans son ouvrage L’invention des déchets urbains, France, 1790-1970 [6], il n’en fut pas toujours ainsi.
Monsaingeon identifie la « centralité des mouvements hygiénistes dans le processus d’émergence d’une acception moderne du déchet : les accusations faites à l’endroit de la souillure organique ont justifié la normalisation du principe d’abandon ; mais aussi la naturalisation des techniques de disparition du résiduel domestique. » [7]
Comme expliqué par de nombreux auteurs, dont l’historien Antoine Corbin, l’hygiénisme politique du XIXe siècle associe angoisse sociale et angoisse sanitaire. Cette idéologie mènera à enfermer ce qui est réputé les générer dans des espaces consacrés à la marge des villes : la mort animale dans les abattoirs, les morts dans les cimetières, les vagabonds dans les pénitenciers. Et pour ce qui nous occupera : les eaux souillées dans les égouts souterrains et nos ordures dans des décharges, nos excréments dans des fermes de boues. Tout cela le plus loin possible des centres-villes. [8]
Il ajoutera que ce mouvement de normalisation/naturalisation de l’abandon-disparition de produits a avancé conjointement à la normalisation et la naturalisation de l’économie capitaliste, qui elle, souhaite remplacer les objets pour en produire et en vendre tant et plus. Le point d’orgue du système est assurément l’ère du jetable, paradigme économique des Trente Glorieuses.
En outre, Sabine Barles relie l’émergence du déchet moderne à la rupture métabolique entre ville et campagne, initiée lors de la deuxième révolution industrielle. Qui a eu la chance d’avoir vécu avec ses grands-parents, voire ses arrière-grands-parents a certainement entendu faire le récit d’une vie où les (rares) restes de nourriture non consommés par les humains l’étaient par les animaux domestiques : poules, lapins, cochons. La chercheuse française distingue deux, voire trois périodes : la première industrialisation, « caractérisée par une imbrication de très forte entre ville, industrie et campagne » où la présence de déchets est limitée. Ensuite, « la deuxième, dont les bornes sont extrêmement difficiles à établir, possède des caractéristiques inverses : divorce ville-industrie-campagne, ‘création’ des déchets urbains, ouverture généralisée des cycles. La troisième enfin, qui correspond aux toutes dernières années, et, qui n’a peut-être pas encore réellement débuté, se traduirait par une remise en cause de la deuxième et par la recherche d’une nouvelle forme de complémentarité visant à limiter les usages dissipatifs de matières, et de ce fait, la pression sur les ressources et la production de déchets inutiles. » [9]
Cette ultime période, qui tente d’aller au-delà du jetable, est marquée, selon Baptiste Monsaingeon par l’arrivée d’une nouvelle manière de jeter, finalement assez similaire à la précédente : le bien jeter . Pour le socio-anthropologue, il ne s’agit jamais que d’une « forme raffinée de ce processus d’abandon, le bien jeter correspond à une version moralement acceptable pour le sujet désencombré ». Cette variation du jeter est bien entendu née de la critique des « catastrophes écologiques intimement liées à la matérialité de nos déchets qui stimulent la multiplication de ces incertaines, et parfois inquiétantes solutions géo-ingénieriques ( biométhanisation, le bioplastique…) » [10]
Forts de ces clés de lecture, nous chercherons donc à retracer les trajectoires historiques de traitements des ordures sur le territoire bruxellois : comment avons-nous cherché à les utiliser, à les traiter, ou à les faire disparaître ? Pouvons-nous distinguer également deux, voire trois périodes, deux ou trois logiques ? Toutefois, en ville comme ailleurs, aucun modèle ne fait jamais tabula rasa des précédents, mais, au contraire, tous se superposent, entremêlent, se confondent.
Une première tendance tendrait à utiliser tout ou en partie les restes des matières délaissées. Une seconde nous proposerait de jeter, d’abandonner, sans gêne aucune, voire avec la fierté d’être dans le coup , le superflu. Une troisième qui, éthiquement, correspondrait aux temps présents, chercherait désormais à bien jeter et à renouer avec le principe que rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme.
Même si son plan remodelé par les urbanistes du XIXe siècle nous amène souvent à l’oublier, la Bruxelles médiévale était une ville du bassin de la Senne, dessinée par ses affluents et percée de nombreuses sources. L’historienne et écologue Chloé Deligne nous en a fait le récit dans Bruxelles et sa rivière [11]. Sa socioéconomie, et par extension sa gestion des ordures, étaient intimement liées à la présence de l’eau. Cette dernière servit souvent « d’ exutoire normal des déchets d’origine artisanale, des déchets dont le dépôt est généralement banni de tous les autres endroits. » En effet, très tôt, la ville médiévale tenta de policer sa voirie, en y réglementant le dépôt d’ordures. Le tri était assuré par les particuliers, mais aussi par les services de la ville. Ainsi, dès le XVe siècle, elle désignait un fonctionnaire, le moddemeyer, chargé de la police des immondices et du bassin commun, le poel, une sorte de fumier urbain, installé en bordure de Senne (actuellement à la Bourse). Ces boues urbaines étaient ensuite acheminées vers les campagnes avoisinantes pour amender les terres. Au fil des siècles, la ville adoptera diverses ordonnances restrictives, concernant surtout les résidus de boucheries-triperies, réputés insalubres. Elles imposent à ces artisans de les déposer, de nuit, en dehors des remparts de la ville. La ville tente également de limiter le déversement des latrines dans les affluents de la Senne. Apparemment sans résultat notable : « les ordonnances relatives à la propreté des rues élaborées dans la plupart des villes à la même époque ont de nombreux traits communs et permettent souvent de mesurer les mêmes discordances entre habitudes des habitants et volonté des autorités, soucieuse du bien public et de l’image de la ville. » [12]
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un équipement logistique provoque un changement important pour Bruxelles et les communes avoisinantes. Leurs activités artisanale prirent alors une ampleur très industrielle : la jonction entre son vieux canal de Willebroek avec le tout neuf canal de Charleroi les relient désormais aux bassins industriels d’Anvers et de Charleroi. Par ailleurs, la Belgique indépendante soutient la construction de grandes bâtisses et monuments conformes à son statut de capitale d’une puissance industrielle, coloniale et financière. Son bas de ville reste consacré à des activités artisanales mais prend une ampleur industrielle. Il attire alors une nombreuse main-d’œuvre ouvrière. Partout la population s’accroît… Toute cette activité humaine génère bien évidemment une quantité accrue d’ordures ménagères, d’excréments et de déchets industriels.
C’est aussi l’époque où Bruxelles voûte sa Senne et ses canaux, dessine ses grands boulevards, déplace sa ferme de boues vers sa zone industrielle nord. Ananda Kohlbrenner retrace l’histoire du traitement des excréments à l’époque où « jusque dans un 19e siècle bien avancé, les excréments ont une valeur marchande et constituent une source de revenus non négligeable pour l’administration communale. » [13]
Cependant, à la fin du siècle, le déclin du fumier urbain s’amorce avec la percée du réseau d’égouttage et avec l’arrivée sur le marché d’engrais plus stables, produits par l’industrie (guano, engrais minéraux ou chimique). Il y a bien eu un projet d’utiliser l’eau des égouts pour amender les terres agricole mais, « retardé puis réduit à une portion congrue, le grand projet pour l’assainissement et la valorisation des eaux d’égout de la capitale est finalement abandonné. En définitive, le déversement des égouts de Bruxelles dans la Senne, d’abord présenté comme une situation momentanée devient une solution pérenne ». [14]
D’ailleurs, il faudra près de 150 ans, de multiples mobilisations citoyennes et une législation européenne pour qu’enfin les eaux des égouts soient épurées avant leur déversement dans la Senne. Souvenez-vous qu’il y a une grosse vingtaine d’années, une armada de caca bruxellois sortait encore des égouts pour rejoindre la Senne juste avant Vilvorde. Mais n’y voyons pas là un cas particulier, plutôt un élément d’un paradigme plus large, propre à nos sociétés capitalistes où : « le tout-à-l’égout devient un tout à la rivière, un tout à la mer », l’humain se déchargeant de leur traitement sur la nature.
Par ailleurs, à côté du sort réservé aux déchets organiques, les matières réutilisables par l’artisanat étaient récoltées par des chiffonniers. Les voddeman (loqueteux) bruxellois sillonnaient les rues en criant vodden en bien, vod en bin (des loques et des os ). À ceux-ci, s’ajoutent les marchands de fer, marchands de ferrailles. Ces ambulants récupéraient les objets et matières au porte à porte. Selon la valeur de revente aux grossistes, ils les achetaient aux habitants. Ces rebuts de textiles, d’os, de métal et plus tard de papier rentraient dans la composition de produits divers, dans l’artisanat et dans l’industrie. [15].
Au XIXe siècle, comme l’explique l’historienne Claire Billen : « le déchet est à la fois matière première et sous-produit. Sa récupération et sa réintégration dans le circuit d’une fabrication insatiable étaient systématiques. Boues, mitrailles, ferrailles, chiffons, os, vieux papiers, verres ont donné du travail à une multitude de ramasseurs, trieurs, transporteurs et marchands. Ces professions formaient un secteur complexe et hiérarchisé dans lequel on trouvait des humbles fouilleurs de cendres et poubelles comme d’importants exportateurs de vieux textiles et de riches négociants en ferraille. L’agriculture, les fonderies, les papeteries, les fabriques de colle et d’amidons dépendaient étroitement des fournitures de ses récupérateurs de tout poil. » [16]
Certes, s’il était habituel d’y vivre de & avec les restes, les villes européennes en reléguaient déjà une partie au-delà de leurs limites urbaines au Moyen-âge. Mais, la mesure d’éloignement ne concernait que l’inutilisable ou l’indésirable : les restes de boucheries. Ensuite, au XIXe siècle, à la création des égouts sanitaires, nos excréments s’en sont allés loin, loin de la ville, au fil de l’eau. La Bruxelles du XXe siècle va-t-elle appliquer le même principe ?
Au départ, elle concentre ses déchets dans ses frontières.
Le témoignage de Charles Ignorant, éboueur de la Ville de Bruxelles (circa 1930-1980) esquisse la logique opportuniste des - nombreuses - décharges à l’époque : les déchets comblent des trous : « on a eu des versages derrière l’Hospice. À un certain moment, on allait verser sur des bateaux, au canal. À Anderlecht, on a été longtemps aussi ; là, toutes les communes venaient verser : Molenbeek, Jette, Anderlecht… À Woluwé aussi. Et on allait déverser dans des petites communes, dans des trous, pendant six mois, un an, jusqu’à ce qu’ils soient comblés. » [17]
La Région n’existait pas encore, et son embryon l’agglomération ne prend en charge la gestion des immondices que dans des années septante. Et plus les communes de l’agglomération bruxelloise se densifient, plus les décharges s’éloignent vers la périphérie. Ainsi, l’ex-carrière de sable du Val d’or (W-S-P) fut exploitée comme décharge de 1963 à 1973, le Scheutbos jusqu’à 1980. [18]
L’agglomération ferme sa dernière décharge publique au milieu des années quatre-vingt. Elle s’étendait du pont Marchand vers le boulevard Paepsem à Anderlecht, avant le tracé du boulevard industriel. En face, un quartier d’immeubles résidentiels (Aurore) est, depuis peu, sorti de terre. Sur le groupe Facebook L’Anderlechtoise, plusieurs des habitants se souviennent des odeurs peu agréables qui émanaient de la décharge d’en face (’t stuit ou het stort).
Mais, l’emprise territoriale des décharges et dépotoirs sur la ville grandit avec l’arrivée d’objets usinés en masse lors de la deuxième moitié du XXe siècle. La relance économique qui suit la fin de la Deuxième Guerre mondiale s’accompagne d’une augmentation exponentielle de la production, de la consommation et… des ordures. Les Trente Glorieuses installent un imaginaire, inédit, où le jetable accompagne le mode de vie moderne. Des objets à usage unique deviennent la solution d’une consommation hygiénique (langes, serviettes, culottes), pratique (vaisselle, emballages hermétiques), fun (l’emblématique appareil photo, stylo bille, briquets colorés, ballon) etc. Il est désormais usuel de se débarrasser des produits achetés dès que notre désir se porte sur d’autres. Et, comble de la facilité, tout pouvait valser dans le même grand sac poubelle, dont le plastique noir et opaque pouvait dissimuler nos ordures du regard des passants.
Mais voilà. L’ère du plastique et de la production à la chaîne introduisent dans nos dépotoirs des matières complexes à dégrader. Ainsi, dans les décharges s’accumulent désormais des objets délaissés aux composants non biodégradables et non réutilisables.
Le philosophe Grégoire Chamayou explique comment les bouteilles en verre consignées ont progressivement été remplacées par des canettes aux États-Unis. En 1936, « la Continentale Can Company s’est payée une grande campagne publicitaire dans la presse américaine. Elle y vante les mérites de sa nouvelle invention, si pratique, ouvrable en un tour demain, concernant le goût et la fraîcheur et qui surtout permettait de ’boire directement, sans avoir de bouteilles vides à ramener’. Le principal argument de vente pour les bières en canette était sans surprise leur jetabilité. » [19]
Un peu plus tard, l’essor de la grande distribution nécessite des produits préemballés pour faciliter le réassortiment des rayonnages et la vente en libre-service.
L’envol de la consommation entraîne l’abandon des objets déchus et des emballages. Au cœur de la ville-marché, le citadin consomme, et s’il en a les moyens, surconsomme. Or, les territoires étriqués de la ville disposent de moins en moins d’espace à gâcher par des décharges. Et quelques scandales sanitaires mènent l’Union européenne à édicter quelques règles de protection environnementale. [20]
Mais tout problème à son remède, et pour Bruxelles, solution rime avec incinération. Et cela, dès 1985.
Dès la fin du XIXe siècle, une issue radicale pour éliminer les déchets fut créée en Angleterre et rencontre un fort succès dans le nord de l’Europe : les usines d’incinération.
Comme le fait remarquer Monsaingeon, une usine d’incinération sera un le recours idéal pour le consommateur-jeteur-oublieur des années quatre-vingt : elle fait totalement disparaître les immondices tandis qu’une décharge les expose à la vue et au nez de tout le monde. Ses fours désintègrent les ordures de toutes sortes. Certaines unités plus perfectionnées les transforment même en combustible pour fournir la vapeur de la centrale électrique contiguë. Véritables poids morts en décharge, les ordures deviennent, miracle, une source d’énergie.
Pourquoi attendre ? L’agglomération lance son projet d’incinérateur en 1975 et l’inaugure en 1985 sous gestion privée (Fabricom), fermant pour l’occasion son encombrante décharge publique d’Anderlecht. [21]. Toutefois, le secteur privé ne ferme pas ses dépotoirs. Par exemple, sur le boulevard de l’Humanité, la multinationale Renewi exploite aujourd’hui encore un parc à containers (ex Shank / 28126 m2 de surface cadastrale) accueillant les déchets d’activités professionnelles.
Trois ans après l’inauguration de l’incinérateur, le territoire des dix-neuf communes devient une région à part entière. Le premier Plan bruxellois de gestion des déchets (1992-1998) mise sur l’incinération tout en implantant le tri. Le troisième également, mais désire brûler utile et annonce « mettre fin à toute incinération de déchets dans des installations dénuées de système de récupération d’énergie » et limite définitivement leur nombre aux trois fours existants. [22]
Car voilà : le procédé n’est finalement pas si fantastique, surtout du point de vue écologique : les fours n’atomisent pas tout. Le résidu représente 20% de cendres ( MIOM : Mâchefers d’Incinération d’Ordures Ménagères ) [23] et condense notamment des métaux lourds. Une fois traités, ces mâchefers sont utilisés comme sous-couche du béton autoroutier… Aujourd’hui, au nom de l’économie circulaire, ces déchets de déchets font l’objet de nombreuses études et de plaidoyers pour être sortis de la catégorie déchets. Ils pourraient ainsi être considérés comme une matière première secondaire, et, par la même occasion… être moins taxés. [24].
Les fumées relâchent également des polluants acides dans l’air : les REFIOM ( résidus d’épuration des fumées d’incinération des ordures ménagères) sont hautement toxiques. [25].
La législation des années nonante impose progressivement des normes de filtrage pour limiter les rejets de substances aux noms scientifiques vulgarisés au gré des scandales sanitaires : PCB, dioxine, furanne, dioxyde de soufre, acide chlorhydrique… Autant d’éléments chimiques qui composent les objets et emballages : colorants, agents de texture et d’assouplisseurs de plastique, métaux lourds.
Or, l’incinérateur - un équipement public sous gestion privée - a mis quatorze ans pour installer un système de « lavage des fumées » (1999). Avant cela, l’usine qui fonctionne 24h/24h, sept jours sur sept, a rejeté ses fumées acides sur Bruxelles et bien au-delà. Des mobilisations d’habitant·es, des rapports scientifiques et différentes directives européennes sur la pollution, notamment sur les rejets de soufre et d’acide chlorhydrique, ont forcé l’usine à réduire ses émissions nocives. Mais, en l’absence de budget dégagé, ces rénovations prennent du retard et la Belgique est condamnée en 1995 pour non-respect de ces directives. En 2005, une nouvelle directive concernant les oxydes d’azote impose une unité de traitement DeNox. [26]
En conséquence, et fort à propos, ces usines génèrent beaucoup d’opposition. D’ailleurs, sans la mobilisation des comités de quartier forestois, ucclois et d’IEB, la cheminée de la centrale électrique qui fume à l’entrée sud de Bruxelles aurait pu être dotée d’une petite sœur. En effet, en 1997, une société liée à la Région flamande souhaitait y construire un incinérateur. Le projet fâche, car le terrain prévu est situé certes à Drogenbos, mais complètement enclavé dans le territoire régional. L’orientation sud-ouest des vents dominants aurait donc ramené la pollution vers Forest et Anderlecht.
Aujourd’hui, malgré quelques velléités politiques de l’éteindre, l’incinérateur fume toujours aux environs du pont Van Praet. D’ailleurs, sa fermeture prochaine est franchement peu probable…
En effet, une logique de compensation est venue à son secours. Un incinérateur, ça pollue certes, mais en contrepartie, cela produit de l’énergie sans pétrole et peut être couplé à un réseau de chaleur. A cet effet, le gestionnaire de l’incinérateur, Bruxelles Énergie a instauré un réseau de chaleur avec le centre commercial voisin Docks (2016) et plus récemment, avec les Serres royales du Palais de Laeken (2021). Les réseaux de chaleur illustrent parfaitement la logique de compensation environnementale : ils contrebalancent les émissions carbone de la combustion. Equans, le concepteur du réseau de chaleur fait ainsi la promotion de son installation : « l’objectif est que le réseau soit opérationnel pour une durée minimale de 25 ans. » Une installation donc prévue pour durer et d’allure écologique : « Ce projet contribue dès lors à atteindre les objectifs de réduction d’émissions de CO2 de Bruxelles-Capitale. Les réseaux de chaleur sont l’une des nombreuses technologies proposées par Equans pour accompagner les villes et communes à réussir leur transition énergétique. » [27]
Toujours dans le même esprit, quatorze installateurs, dont l’incinérateur bruxellois, forment le Belgian Waste-to-Energy (BW2E), un lobby s’affirmant, dans son mémorandum pour les élections de 2024, comme un maillon indispensable de l’économie circulaire. Grâce aux nouvelles technologies, leur activité pourrait même devenir négative en carbone et compenser celles qui ne pourraient pas se passer des énergies fossiles : « il y aura toujours des secteurs qui ne pourront pas éviter les émissions de CO2 d’origine fossile. Ces émissions pourront être compensées par des crédits carbone. » Le lobby conclu et marchande, au passage, une rétribution du public pour y parvenir : « Si ces crédits sont assortis d’une indemnité garantie, cela encouragera notre secteur à investir dans le captage du carbone. » [28]
Ces tentatives, voguant sur la vague du greenwashing et technosolutionnisme étonnent peu. Crédits-carbones, réseau de chaleur, filtres I-Tech, glissement des mâchefers de la catégorie déchets à celle de ressources : les entreprises déposent leurs cartes pour rester la solution pour faire disparaître les déchets et maintenir leurs activités lucratives. Aux pouvoirs publics de tenir le cap et d’édicter des règles suffisantes au risque de rester sur la touche. [29]
Car, même avec les meilleurs filtres du monde, ces géants fumants et chauffants restent et resteront une catastrophe environnementale. Leur fonctionnement génère une masse de CO2 dans l’atmosphère et leur arrêt figure bien haut sur la liste des mesures à prendre pour diminuer l’empreinte carbone de la sur-production de biens de consommation.
Au cours du XIXe siècle, la logique d’éloignement va s’appliquer également à ses dépotoirs et décharges. Dans la droite ligne de l’hygiéniste politique, dès lors et durant tout le XXe siècle, la ville les écarte progressivement de son centre administratif et financier, des quartiers cossus pour rejoindre les frontières de la ville, voire au-delà. Bruxelles ferme sa décharge publique et ouvre son incinérateur en 1985. Avec sa promesse de tout désintégrer, - expression ultime de l’éloignement - cette usine est le parfait outil du consommateur - oublieur - jeteur, décrit par Baptiste Monsaingeon. Nos sociétés pourraient consommer et jeter sans entrave. Ses fours peuvent même brûler utile quand ils sont combinés avec un réseau de chaleur et une production d’électricité.
Mais voilà, les externalités négatives de l’installation sont indéniables : 20% de mâchefers, rejets de soufre, de chlore, d’azote et production de CO2. Ses émanations, déchets de déchets participent à l’ériger en symbole d’une société qui se rend consciemment malade.
Cependant, ses entrepreneurs - largement issus du secteur privé - font de l’économie circulaire leur va-tout pour secourir leurs géants fumants : moyennant quelques efforts technologiques, les mâchefers pourraient bien devenir le sable de demain et les fours sources d’une production négative en carbone. Quelle communication miraculeuse !
Après avoir perçu notre monde comme sans limite, le tournant du XXIe siècle s’accompagne d’une prise de conscience : la surproduction engendre une telle pollution, de l’air, de la terre, des mers que la survie du vivant sur terre est directement menacée. Les effets d’une catastrophe pressentie dans les années nonante pour les générations futures sont déjà tangibles ici et maintenant. Autrefois confinée aux milieux militants et scientifiques, l’alerte préoccupe enfin les gouvernements. La surproduction d’ordures contribue assurément au désastre de la pollution anthropique.
Conjointement, les producteurs constatent la limitation des ressources : les gisements de matières premières et d’énergies fossiles (facilement extractibles) s’amenuisent. La société de consommation doit donc prendre en compte une nouvelle donne : dans un futur proche, les coûts de production risquent bien de monter en flèche… Et ici, encore, la surproduction de déchets s’invite : nos rebuts, une fois triés et conditionnés deviennent une matière première dite secondaire . Nos ordures sont désormais une ressource à faire entrer dans un nouveau paradigme économique. De linéaire, l’économie fait vœu de circularité, recyclant ici l’adage de rien ne se perd, tout se transforme, en le saupoudrant d’un refrain cher au capitalisme : tout se valorise.
Or, en Europe, et tout particulièrement en Belgique, la gestion des déchets a été libéralisée dès la fin des années quatre-vingt, comme la plupart des services collectifs assurant les transports, la fourniture d’énergie, les télécommunications. Les entreprises publiques n’en sont plus les protagonistes, leur gestion est désormais assurée par une multitude de sociétés privées. Les gouvernements misent sur le marché comme instance de régulation, en éludant les effets pervers du système.
Depuis 2012, la Région bruxelloise a transposé la directive européenne Déchets en ordonnance, qui hiérarchise leur méthode de traitement – l’échelle de Lansink : la prévention puis le réemploi puis le recyclage puis la valorisation énergétique et en ultime recours, l’incinération sans valorisation ou la mise en décharge. Six ans plus tard, en 2018, le volet stratégique du Plan de gestion ressources-déchets en Région bruxelloise ouvre une vision programmatique : « En 2050, le déchet n’existe pratiquement plus. L’idée de jeter sans se retourner des ressources précieuses est devenue inacceptable. On pense désormais ressources, circularité et durabilité. Un grand mouvement sociétal a conduit à la systématisation de la pensée et des pratiques zéro déchet. Grâce à l’adoption de nouveaux modes de vie, de consommation et de production, soutenus par les pouvoirs publics, l’empreinte écologique de la consommation bruxelloise a nettement diminué, la quantité de déchets produits a diminué et l’incinération a quasiment disparu, tout en augmentant le bien-être des citoyens, la convivialité de la société et sans nuire à l’activité des entreprises et organisations bruxelloises. » [30]
Cependant, élever nos ordures, peu importe leur nature, au rang de ressources d’une économie désirée aujourd’hui comme circulaire, n’est pas sans conséquences. En effet, pour être utilisables comme matière première secondaire, dans un processus ultérieur de production, il faut les homogénéiser. Et pour cela, il va falloir les trier, et ce le plus tôt possible et le mieux possible. Voilà qui nous concerne au premier chef. À Bruxelles, l’ingénierie du tri des déchets ménagers - le waste management -se décline désormais en une douzaine de filières de tri et de collectes différentes. Et… vu la libéralisation du secteur, en une multitudes d’intermédiaires… rendant les filières peu lisibles par les habitant·es.
Qu’en est-il du contexte bruxellois ? Que faire de nos déchets sans décharge, voire sans incinérateur ? Enjoindre les consommateurs à modifier leurs comportements ? Contraindre les entreprises à produire moins de déchets ? Soutenir des solutions technologiques ?
Formulons ici deux préliminaires. Il n’est nullement question, ici, de remettre en question le recyclage en tant que principe. Sans conteste, recycler est, dans son intention première, préférable au point de vue environnemental, à l’enfouir ou à incinérer ce que nous abandonnons. Par contre, ses conditions et effets délétères méritent une étude critique..
Par ailleurs, nous n’aborderons pas les enjeux du tri et la transformation des déchets organiques : le tri sélectif de cette fraction est trop récent à Bruxelles que pour en fournir une analyse fouillée et distanciée. Cette nouvelle ingénierie fera certainement l’objet d’une analyse future - d’autant plus que la Région bruxelloise cherche à installer une unité de biométhanisation. Toutefois, les plus impatient·es peuvent déjà consulter les trois rapports du projet Phosphore, consacrés qui a étudié des « initiatives locales, ancrées dans les communautés et les collectivités, qui proposent également des solutions pour mieux exploiter le potentiel des biodéchets d’un point de vue écologique, économique et social. » [31]
Bruxelles et le recyclage : une histoire ancienne
La Région bruxelloise a rendu le tri obligatoire voici une petite quinzaine d’années : en 2010 pour les particuliers et en 2013, mais par étapes, pour les professionnels (production, distribution,…)
Cette obligation suit une phase relativement longue de sensibilisation - éducation, où la collecte était vivement conseillée. Trier, avec un peu d’entrainement, c’est drôle et schtroumpfement facile, d’après une campagne à destination des écoles bruxelloises.
Toutefois, le territoire de la région bruxelloise connaissait déjà les collectes sélectives. Mais, avant cela, mais l’apport était volontaire. Le deuxième Plan déchet de la Région bruxelloise rappelle que de 1973 à 1985, l’agglomération procédait à une collecte hebdomadaire à jour fixe, en porte à porte, du papier et du verre. En 1990, la région réactive la collecte des verres via des bulles et la collecte de papier et de vêtements via l’ASBL Terre.
Dans les années 90, la société Demets, partenaire de la Région pour sa première ligne de tri, avait placé des containers pour apport volontaire dans l’espace public. D’après le document photographique, le tri était alors strictement manuel, les conditions de travail très pénibles et malsaines. [32]
Cependant, des pratiques minorisées existaient en parallèle de l’organisation des pouvoirs publics. En 2019, j’ai lancé un appel à témoignage sur plusieurs groupes Facebook fréquentés par des habitants des quartiers de Saint-Gilles, Forest, Anderlecht, Bruxelles-Ville et Neder-over-Heembeek. Plusieurs internautes racontent alors que les vieux papiers étaient également ramassés par les chiffonniers (voddeman) au cri de Ei gien vodden en bien (vous n’auriez pas des loques et os). Cathy Lousbeq se souvient d’une pratique régulière dans les années soixante : « j’ai connu quand j’habitais à Bruxelles. À l’époque, j’avais neuf ans, j’en ai septante. On vendait les vieux journaux et les loques à un monsieur avec une charrette à bras pour 1 franc le kilo ». Sur L’Anderlechtoise (groupe FB), Nicole De Neve semble dire que le système a perduré : « dans les années ’70 et ’80, j’ai connu un monsieur qui faisait cela pour arrondir sa petite pension. C’était à Cureghem et il revendait aux maroquiniers pour remplir les sacs à main. » Gamine, dans le même quartier, dans les années 80, j’accompagnais mes oncles, vendeurs de pièces auto, qui déposaient, contre rétribution, les cartons d’emballage dans une entreprise en bordure de canal. Même les éboueurs s’y mettaient : vers 1985, alors que le tout au sac noir prime, Laurent Godichaux raconte que son père et ses collègues de la charge (collecte porte-à-porte) récupéraient les papiers empaquetés en dehors des sacs pour arrondir leurs fins de mois.
Ces différents témoignages permettent d’esquisser, les mécanismes d’un système économique, mêlant producteurs de déchets, ramasseurs, négociants et entreprises de transformation. Revenu quasi principal pour les uns, de complément ou de remplacement pour les autres. Chiffonnier ou voddeman était un métier d’indépendant commun jusqu’aux environs des années soixante. Il périclite, en partie par sa formalisation par l’économie sociale (Petits Riens, Emmaüs…) Toutefois, des ambulants et leurs charrettes sillonnent toujours les rues de Bruxelles pour la récolte de métaux. Ses travailleurs — ultra réprimés et précarisés— proviennent aujourd’hui des communautés Rom bulgares/roumaines et Dom syriennes. [33]
Hier comme aujourd’hui, les vieux papiers et les vieux métaux n’ont été que très exceptionnellement considérés comme des ordures… et ce, ni par les ferrailleurs ni par l’industrie du recyclage. Même usagés, ces matières ont une valeur de revente au poids, dont le montant varie à la journée sur le cours d’un marché spéculatif.
1,5 m2 de poubelles pour 9 m2 de cuisine
À Bruxelles, le tri et la collecte sélective sont obligatoires pour les bouteilles en verre, le papier et le carton, les récipients en aluminium et en plastique, les déchets de jardin et depuis mai 2023, les matières organiques. À l’exception du verre, nos résidus sont placés dans des sacs à code couleur, à déposer à l’extérieur des propriétés privées. Dans les quartiers centraux, les déchets recyclables sont collectés une fois par semaine, les autres, deux fois par semaine. Dans les communes moins denses, le résiduel - sac blanc - n’est plus ramassé qu’une fois par semaine.
De la qualité de notre travail de tri dans nos cuisines, dépend la qualité future des matières premières secondaires issues du processus de recyclage. Plus un sac bleu contient de matières parasites, liquides ou grasses, moins facilement un centre de tri pourra le revendre une fois trié.
Le pré-tri domestique est une action emblématique de la figure de l’éco-citoyen, largement décrite par Baptiste Monsaingeon, et de l’écologie des petits gestes. Il est le maillon central du waste management qui organise notre rapport aux déchets, la poubelle étant « l’antichambre incontournable de la sphère technique ». « En jetant dans la bonne poubelle, ’je fais ma part’, aux autres de suivre le mouvement ». Cela tend à transformer le geste individuel en une participation à une action collective en devenir, de le rattacher à un projet de société. Enfin, ces petits gestes portent une dimension incantatoire fondée sur la croyance d’un dispositif technique efficace : faire confiance à ce bien jeter, c’est avant tout croire à l’efficacité du dispositif technique de gestion des rebuts. » [34].
Cette activité s’ajoute aux charges d’entretien de la maison - encore très souvent à charge des femmes - mais elle ne sera rémunérée que dans les ménages suffisamment aisés pour déléguer la tâche à une travailleuse domestique. Pareillement, les quatre bacs de tri n’encombrent pas semblablement un appartement de taille modeste sans balcon et une maison quatre façades avec un jardin.
D’après le Plan régional d’urbanisme bruxellois, une cuisine devrait faire à minima 9m2 mais, dans les faits, elles sont souvent plus exiguës dans les appartements modestes. Aujourd’hui, la forte tension sur les loyers bruxellois touche également les classes moyennes qui doivent se contenter d’espaces plus restreints dans des immeubles où les locaux poubelles sont rares. Donc, partager cet espace avec quatre bacs de tri irrite bien des Bruxelloises et leur donne parfois l’impression de « vivre avec des poubelles ». D’autant plus que la petite dernière, orange pour le tri organique, ravit les mouchettes par temps chaud.
Le mouvement d’adhésion semble bien s’essouffler. En effet, à côté de personnes qui adhèrent pleinement au système, beaucoup ne s’y font pas. Peut-être n’ont-elles pas confiance dans les dispositifs techniques qui suivront leur action de tri ? En devenant un automatisme, une action revêt les aspects du rite d’accoutumance. Or, pour cela, il doit comporter du sens au risque de paraître autoritaire. Or, ici, le manque de clarté, conséquence de la grande complexité du tissu économique de la gestion des déchets, perturbe le don de sens. [35]
Quelques questionnements fournissent déjà des pistes pour éclairer ce manque d’adhésion. Pourquoi perdre de la place dans une cuisine, pourquoi consacrer du travail domestique supplémentaire pour sélectionner des déchets quand on ignore ce qu’ils vont devenir ? Notre travail de pré-tri génère-t-il de l’emploi de qualité ? Sont-ils traités à Bruxelles ? Sont-ils transformés à l’autre bout du monde ? Qui sont les opérateurs de la filière du vaste management, du tri à la source au recyclage ? Qui sont les transformateurs ? Quel sens y a-t-il alors que « tout est mélangé dans le camion » ?
Quelles bonnes questions ! Comment fonctionne la filière du recyclage ?
Un fouillis d’acteurs privés et publics
Le principe de l’économie circulaire, en théorie, aussi simple et bien organisé qu’un beau schéma : une entreprise produit un objet, qui sera vendu, usagé puis abandonné dans une poubelle. Mais à la place d’être détruit, il sera trié par son dernier utilisateur, collecté, trié pour être homogénéisé par fraction, conditionné de manière à être revendu et acheminé comme matière première secondaire vers une usine qui opérera à nouveau le cycle de production, consommation, abandon, tri, collecte… et ainsi de suite.
Toutefois, à y regarder de plus près, connaître en détail la trajectoire d’une bouteille en plastique jetée consciencieusement dans un sac bleu est bien complexe. Nous allons tenter ici de l’exposer.
Tout d’abord, les filières diffèrent selon qui jette (passants, habitants ou professionnels). Ensuite, elles dépendent de la matière à recycler, ce que le Waste Management désigne comme fraction (de déchet) : les papiers usagés sont bien valorisés et rentabilisés tandis les multiples variétés de plastiques, le seront de manière très inégales. [36]
Enfin, les filières varient selon le produit jeté : par exemple, la fin de vie d’un pneu ou d’une voiture entière ne sera pas organisée pareillement, tout comme pour les appareils électroniques (DEEE), ou les emballages…
La collecte, publique pour les habitant·es, privée pour les autres.
Malgré l’omniprésence de ses camions dans la ville, l’agence publique Bruxelles Propreté n’est pas l’actrice principale de la gestion des déchets bruxellois. Elle assure principalement la collecte des déchets ménagers et la propreté des voiries régionales, les communes disposant également de leur service propreté, organisé en toute autonomie. Les déchets produits par des entreprises, du petit magasin à l’asbl, de l’université à la STIB, de l’école jusqu’à la grande chaîne de magasin, ne sont pas ramassés par l’agence publique mais par des entreprises de collectes privées. Ainsi, en 2021, près de 401 entreprises étaient inscrites sur la liste des collecteurs, négociants et courtiers des déchets non dangereux agréés par Bruxelles Environnement. [37]
Par ailleurs, pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué : l’ABP possède également un statut d’entreprise privée qui peut collecter des déchets professionnels, moyennant la signature d’un contrat (un indice : le sac pour les déchets résiduels est fuchsia).
Les centres de tri : privés pour tous !
Mais voilà : au-delà de la collecte, les étapes suivantes de la filière menant au recyclage sont organisées par le secteur privé.
Les centres de tri et de compostage, jusqu’à l’incinérateur sont gérés par une entité au statut d’entreprise privée : Bruxelles Énergie, une émanation historique de l’ABP.
En 2021, François Corbiau, dans un article de Médor, a dénoncé la grande opacité du fonctionnement de l’entreprise. [38] Aujourd’hui, la direction de l’ABP a changé, le représentant de Suez a quitté l’organe d’administration, un représentant du ministre y siège. Mais, elle n’en demeure pas moins une société de droit privé disposant d’une autonomie de décision vis-à-vis du Parlement et des objectifs de stricte rentabilité.
Les déchets verts (sac vert) sont compostés par Bruxelles Compost, également filiale de Bruxelles Énergie. Une fois traité - ce qui donne parfois au quartier un parfum de champs en cours d’épandage de fumier - le compost est revendu à des agriculteurs. Le projet Phosphore déplore que leur acheminement en sac laisse des traces de microplastiques. [39]
Les déchets organiques (sac orange) bénéficient d’une collecte spécifique et obligatoire depuis 2023. Ils sont traités dans une usine de biométhanisation située à Ypres.
Recyclis ne recycle pas
Bruxelles Énergie a inauguré son centre de tri Recyclis à Forest, entre le Ring, la zone industrielle et le parc du Bempt en 1999. [40] A l’origine, il possédait deux lignes : la jaune pour la fraction papier/carton - et la bleue pour les plastiques et les canettes. Contrairement à ce que son nom laisse entendre, Recyclis trie et conditionne pour la revente mais ne recycle pas . Si la ligne jaune est toujours en activité, depuis 2021, la bleue est désormais à l’arrêt. En effet, le centre de tri n’a pas modernisé ses lignes - on peut sérieusement se demander pourquoi - et n’a pas pu assurer le passage au nouveau sac bleu qui accueille désormais quatorze types de plastique. Le centre sert seulement de centre de transbordement des sacs bleus des ordures ménagères amenées par les camions de l’ABP. Ils passent la main à un nouvel intermédiaire, que nous présenterons mieux un peu plus bas : FostPlus, qui les véhiculera vers le centre de tri PreZero situé à Gand. PreZero est la filiale waste management du Groupe international Schwartz, notamment composé d’une entreprise agroalimentaire éponyme et de la chaîne de magasins... Lidl. L’entreprise contrôle, organise et valorise donc toute la filière : production alimentaire, vente en gros, vente au détail et le tri et le recyclage
Le centre de tri répartit le contenu des sacs bleus en matière plastique homogène, les compactant en ballot pour la revendre. Une fois achetés, ils sont envoyés dans une ligne de transformation. [41]
FostPlus, dont le logo signe tous les sacs bleus belges, organise l’acheminement des emballages plastiques bruxellois vers le centre de tri gantois de la société PreZero. Qui est FostPlus ? Il s’agit, comme ses homologues les plus connus du grand public, Recupel et Bebat, d’entités privées à qui les pouvoirs publics belges ont délégué la bonne organisation de la collecte, du tri et de l’envoi au recyclage. Comme leur champ d’action est national, le contenu des conventions de délégation sont établies dans des commissions inter-régionales. [42]
Des associations sans but lucratif aux allures de boîtes privées
À leur création, toutes ont opté pour le statut d’association sans but lucratif et l’ont conservé. Les organes d’administrations de ces ASBL sont composés de producteurs du secteur concernés. Le rapport d’activité de Recytyre ( pneus) [43]détaille ainsi que ces administrateurs émanent de Michelin, Goodyear, ou Federtyre, le groupement belge des spécialistes du pneu… Pareillement, FostPlus est administré par des délégué·es de fédérations de la grande distribution (Fevia), de l’industrie alimentaire (Comeos) et directement par une tripoté d’entreprises de ces secteurs (Unilever, Colruyt, Aldi, Carrefour…) [44]
Leurs comptes annuels 2022 montrent que la plupart disposent de très gros chiffres d’affaires… Trois d’entre elles publient de confortables reports à l’exercice suivant : un peu plus de 68 millions pour FostPlus, 33 millions de profits à reporter pour Recytyre, et un million chacun pour Febelauto et Valorlub. En 2022, Recupel s’en sort l’équilibre.
Valipac doit appeler son fonds de réserve tandis que Bebat présente un exercice en déficit. Et, 2022 ne fut pas une année exceptionnelle.
Dans un précédent article pour le Bruxelles en Mouvements, Muriel Sacco rapportait d’ailleurs qu’en 2015 : « en réponse à la question posée par le sénateur Jean-Jacques De Gucht (VLD), la Cour des comptes répondait que Recupel, une « association sans but lucratif » a réalisé un bénéfice de 6,4 millions d’euros en 2012 et de 5,9 millions d’euros en 2013. Selon le bilan 2013, les disponibilités se montent à 254,6 millions d’euros. Recupel a créé un fonds d’investissement à concurrence de 171,4 millions d’euros » [45]
Leurs principaux moyens financiers proviennent d’une cotisation fondée sur la réglementation de la responsabilité étendue au producteur (REP) : l’obligation des producteurs de participer à la prise en charge de la fin de vie des matières et objets. La liste des produits concernés et le montant des cotisations est définie âprement au niveau européen et lors de leur transcription dans nos législations régionales. À Bruxelles, les conventions sont encadrées par une ordonnance et ses arrêtés : le Brudalex (Bruxelles/Brussel-Déchets-Afvalstofen-LEX) dont la dernière mouture date de juin 2022. [46]
Jusque là, le principe est séduisant et responsabilise en théorie les entreprises. Mais, le montant de la cotisation s’ajoute au prix de vente des objets mis sur le marché. La cotisation Recupel figure même sur le ticket de caisse. Donc, en pratique, ce sont les particuliers, dans une logique de consommateur-payeur, qui financent la fin de vie des objets mis sur le marché par les producteurs. De plus, contrairement à une taxe, la cotisation échappe aux pouvoirs publics. Ils ne la perçoivent pas et ne maîtrisent pas les conditions des filières de recyclage. Comme nous, les pouvoirs publics doivent se contenter de lire les rapports d’activités des asbl pour se tenir informés.
L’union fait aussi la force… des entreprises polluantes
En s’associant, les entreprises productrices se déchargent de leur devoir individuel de gérer la fin de vie de leurs productions : elles le mutualisent. Elles profitent également d’un principe cher à la Belgique : l’union fait la force, et forment ainsi un lobby puissant pour infléchir des réglementations qui leur seraient économiquement défavorables.
L’ONG Recycling Netwerk Benelux a interpellé à plusieurs reprises les autorités publiques à mieux cadrer FostPlus. Elle demande (avec Bond Beter Leefmilieu) « aux responsables politiques de prendre des mesures immédiates et de lancer un audit sur les conflits d’intérêts et les abus de pouvoir. La régulation de la politique d’emballage ne devrait plus être entre les mains des entreprises concernées elles-mêmes » [47]
La discorde tient notamment à ce que FostPlus - en alliance avec Coméos et la Fevia, membre de son conseil d’administration - interviennent en front commun contre l’instauration de la consigne ‘classique’ pour les bouteilles plastiques. Et pour cause, les collecter alourdirait le travail des commerces. Ils plaident plutôt pour une consigne ‘numérique’ : la charge reviendra - encore - aux consommateurs de scanner un QR Code avant de le placer dans le sac bleu, ensuite au service public de les collecter et de les transborder vers PreZero. Bref, la consigne numérique arrange les entreprises qui éviteraient ainsi plusieurs étapes de manutention, reportant la tâche sur les particuliers et les services publics.En outre, comme le résume Chloé Schwitbegel, de Recycling Netwerk : « La consigne numérique exclut certaines personnes, comme celles qui n’ont pas de smartphone ou les plus démunies et l’impact positif sur l’environnement est incertain, alors que l’impact de la consigne classique est prouvé » : [48]
Toujours plus loin ?
En 2015, Ecores, ICEDD et BATir (ULB) dans leur rapport sur le métabolisme urbain de la région Bruxelles-Capitale, y consacraient un long chapitre à la destination "finale" de nos déchets.
Nos vieux cartons et journaux, une fois conditionnés pour le recyclage vont faire un très long voyage : « les récupérateurs exportent deux tiers des vieux papiers récupérés à l’étranger. Ils ont développé des marchés à la grande exportation grâce à la proximité de grands ports comme Anvers et Zeebrugge et au système efficace de collecte sélective de la Belgique. La demande croissante des marchés asiatiques entraîne de la spéculation. Beaucoup de bateaux chinois arrivent dans ces ports, et pour ne pas rentrer à vide, repartent avec des matières premières (bois des forêts wallonnes, papiers non encore recyclés). Tout le papier est ensuite recyclé en Chine pour faire des emballages. » [49]
Le fruit de nos petits gestes en faveur du recyclage nous échappe, car un fois mis sur le marché, seule la logique de rentabilité va cadrer leur destination finale. Ne serait-il pas temps de définir un cahier des charges pour traiter nos récoltes, nos ordures, nos déchets plus localement ?
Nos déchets plastiques partiraient également sous des cieux plus souples sur les réglementions environnementales.. En septembre 2019, le magazine Question à la Une de la RTBF consacre un reportage dénonçant leur acheminement vers des décharges du bout du monde. Le sujet inspire plusieurs questions parlementaires en commission environnement. Un député soulevait ainsi que « en 2018, ce ne sont pas moins de 530. 000 tonnes de déchets en plastique que nous avons envoyés dans des pays étrangers », citant notamment la Turquie et la Malaisie, « en grande majorité des déchets issus du secteur industriel belge, qui représente, à lui seul, trois quarts de la production belge de déchets en plastique. » [50]
La réponse du ministre se veut alors rassurante : selon ses chiffres, la plupart des déchets plastiques bruxellois étaient recyclés en Europe, le scandale concernant les déchets de production et non les déchets ménagers bruxellois.
Steven De Meester, expert en déchets à l’université de Gand, intervient le même sens dans Bruzz : « En ce qui concerne les déchets ménagers collectés par Fostplus, nous nous en sortons bien, mais il y a encore un flux important de déchets non ménagers vers la Malaisie, entre autres. En ce qui concerne les emballages provenant de secteurs tels que le commerce de détail, la logistique et l’industrie manufacturière, nous avons encore un long chemin à parcourir. » [51]
Valipac exporte ses déchets et ne s’en cache pas. Elle déclare dans son rapport d’activités 2022 : « pour le plastique, nous avons aujourd’hui une vision claire de 99 % de destination finale de recyclage en termes de volume. Les matériaux sont livrés à 24 recycleurs dans le monde entier. 40 % des déchets d’emballages industriels en plastique sont recyclés en Europe, 40 % en Asie et 20 % en Turquie. » [52]
Valipac, malgré le Green Deal, directive européenne, qui interdit depuis le 1er janvier 2021 l’exportation de déchets plastiques en dehors de pays de l’OCDE… éloigne donc nos déchets belges au bout du monde.
Par ailleurs, peut-on se borner à croire sur parole Fostplus quant à la destination des matières envoyées au recyclage ? Selon son dernier rapport d’activité, les plastiques sont traités en Europe et elle promet de ramener une partie de leur traitement final en Belgique dès l’an prochain. Or, en novembre dernier, Chloé Schwizgebel de Recycling Netwerk déclarait que : « la comptabilité créative de Fostplus doit cesser. Il est important que les politiques soient élaborées sur la base de données transparentes et complètes. La nouvelle convention de Fostplus devrait comporter des règles strictes en matière de collecte et de communication des données. » [53]
C’est donc une affaire à suivre.
La convention quinquennale liant FostPlus aux pouvoirs publics vient à échéance en 2024. Pour éviter à nouveau un rendez-vous manqué d’une meilleure régulation des producteurs de déchets, la commission interrégionale chargée de la rédiger devrait mieux cadrer ses exigences en termes de transmission des données, d’interdiction de toute exportation et de veille de la santé des travailleurs du secteur. Elle devrait également - quitte à rester dans un contexte où le recyclage reste aux mains du secteur privé - exiger le retour financier des cotisations REP dans l’escarcelle des finances publiques.
Mais cela ne suffit certainement pas. Dans nos sociétés marchandes, tant qu’il n’y a pas régulation du marché de la société de consommation, il y aura coexistence de la recette éloignement, enfouissement, destruction des matières.
La mise sur le marché de produits et de leurs emballages demeure une compétence fédérale (normes et produits). En d’autres termes, l’entité fédérale détermine la physionomie des emballages de nos paquets de céréales. C’est donc vers elle que se tournent aujourd’hui nos regards. Il faut qu’elle légifère courageusement pour éradiquer la surproduction à la source de produits inutiles : celle des entreprises qui mettent sur le marché des objets qui échoueront tôt ou tard dans à l’incinérateur ou sur le tapis d’un centre de tri. -
À Bruxelles, au Moyen-âge, le métabolisme de la ville interconnecté avec sa campagne la faisait « vivre des et avec les restes ». Toutefois, Bruxelles en reléguait déjà quelques-uns au-delà de ses remparts : les restes de boucheries par ordonnance et ses excréments par habitude : sa rivière servant régulièrement d’exutoire pour les latrines.
Dès le XIXe siècle, l’hygiénisme politique organise techniquement l’éloignement de ce qu’il estime insalubre et la technique s’installe : ferme de boues, incinérateur ( en Europe du Nord). Toutefois, dans les rues, des gens continuent à valoriser les restes : les voddemans et les ferrailleurs sillonnent les rues pour remplir leurs charrettes de déchets réutilisables dans l’industrie. Le début du XXe siècle jette tout au trou . La logique d’éloignement prévaut ici également pour les décharges : même quand la ville les conserve sur son territoire, elle les écarte de son centre administratif et financier en les installant à leur périphérie là où il y a des trous à combler.
Mais vivre aux côtés d’un dépotoir n’est pas souhaitable, d’autant plus que dans l’après-guerre, l’industrie surproduit, la population jette et rachète. Toujours à la recherche de nouveaux marchés, les entreprises favorisent les objets et emballages jetables. Tout valse au sac mais le tout au trou sature. Nos dépotoirs ne parviennent même plus à enfouir leurs ordures. Bruxelles ferme son encombrante décharge et inaugure son incinérateur au milieu des années quatre-vingt mais prend près de quinze ans pour lui apposer des filtres à rejets acides. Le procédé promet de faire tout disparaître,- forme ultime de l’éloignement de nos déchets. À l’orée du XXIe siècle, le tout au trou et tout au feu apparaissent désormais comme des solutions difficilement tenables au regard de la croissance urbaine, de la raréfaction de certaines matières premières et des préoccupations écologiques. Par conséquent, l’Union européenne s’oriente résolument vers le recyclage soutenu par des réponses technologiques - potentiellement moins nocives pour l’environnement que l’enfouissement ou l’incinération.
Plutôt qu’opter pour une solution unique, les autorités publiques s’appuient aujourd’hui sur leur combinaison. Donc, il s’agirait plutôt d’une logique du tout à tout mobilisant un arsenal de méthodes, des plus artisanales (repair café, compost de quartier) aux plus technologiques (recyclage, incinération avec cogénération d’énergie et… une usine de biométhanisation) ainsi que des campagnes de sensibilisation en faveur du Zéro déchet.
Et, renonçant (à demi) à la société du jetable, le modèle économique s’est rangé sous la bannière de l’économie circulaire. Mais, celle-ci n’est pas ancrée dans une logique de post-croissance, et demeure bien inscrite dans des logiques marchandes et dans des trajectoires hautement technologiques. Les solutions les plus techniques seront d’ailleurs souvent privilégiées, souvent au motif de leur rentabilité et efficacité massive et immédiate.
Or, pour limiter la production de déchet, il faut limiter la surproduction d’objets, car, comme le martèle Monsaigeon, « le tour de passe-passe littéralement magique du capitalisme consiste à faire en sorte que nous soyons continuellement déçu par les objets acquis mais pas de telle sorte à ce que nous ne cessions d’en convoiter et d’en acquérir d’autres, uniquement de telle sorte que nous soyons insatiable et que dans une spirale sans fin de déception et d’espoir, nous désirions toujours d’autres choses entre parenthèses sans y trouver ce que nous cherchons. » [54].
Faire confiance à l’autorégulation du marché est un leurre. Tout comme la bienfaisance sociale, n’était, au mieux, que le fait que de quelques patrons de l’industrie, l’éco-bienfaisance des géants de l’agroalimentaire, de la grande distribution, de la pétrochimie est illusoire. Or, leurs représentants siègent dans les associations à qui nos États délèguent l’organisation des filières du recyclage. IEB a dernièrement assisté à un débat houleux mettant en balance la pose d’un autocollant oui-pub, recalé par ces groupes en raison de la crainte de perdre une source de papier à recycler. Ce huit clos ne peut plus durer ! Leurs conseils d’administrations doivent s’ouvrir à des acteurs dont le chiffre d’affaires ne dépend pas des décisions prises en leur sein.
Le recyclage et le tri, et sa figure l’écocitoyen, ne sont jamais qu’une variation d’une pratique consumériste - dotée cette fois d’une « bonne conscience ». Les plus grands gestes des grandes entreprises, à l’origine du désastre écologique, se sont organisées dans des asbl aux activités bien rentables pour recycler en toute autonomie leurs déchets en ressources. Cette ingénierie participe du postulat - éculé - que rien ne se crée, tout se transforme et tout se valorise. Plus encore, elles délèguent le traitement des déchets moins rentables à l’étranger, recyclant encore et encore le processus d’éloignement. Or, comme le souligne Hartmunt Rosa, c’est justement cette tendance qui précipite le monde dans la catastrophe écologique et par conséquent sociale : « l’aliénation désigne une situation de relation sans relation dans laquelle sujet et monde se font face avec indifférence ou même hostilité sans établir de lien inhérent. Dans ce monde de relation se dissimule déjà le rapport d’agression (au monde) – mais aussi un rapport qui a toutefois permis les succès spectaculaires de la science, de la technique et du développement. Selon moi, l’accomplissement culturel de la modernité est précisément d’avoir perfectionné l’aptitude humaine à mettre le monde à distance et à y ouvrir un accès permettant de le manipuler. » [55]
En confiant le soin de traiter ce que nous abandonnons à moyens techniques (incinération, usine de recyclage, biométhanisation), nous perdons encore une fois le contact avec le sensible. Monsaingeon nous incite plutôt à réapprendre à vivre avec les restes. Dans le même ordre d’idée, Monsaingeon propose d’invoquer une autre figure, plus marginalisée aujourd’hui pour « dessiner des chemins de création, des pistes pour inventer un faire monde avec les restes » : il nous invite à s’inspirer du paradigme du chiffonnier qui « aide à comprendre comment certaines pratiques de mise au rebut peuvent se laisser comparer, parfois, à des formes de don, bien plus qu’à de simples processus d’abandon. » [56].
Les injonctions à trier ses déchets (tout comme à rouler moins en voiture, à moins chauffer son appartement) sont de plus en plus mal perçues par une bonne partie de la population. Tout d’abord, parce que les contraintes et solutions ne s’appliquent pas de la même manière à toutes les catégories de la population. Dans ce domaine, comme en toute politique environnementale, soulignons que « si une solution n’est pas équitable pour les plus vulnérables, ce n’est pas une solution, » [57] et même, probablement un point d’agression. La gestion des déchets doit être pratique, accessible, équitable et, surtout, éviter d’accentuer les inégalités sociales.
Pourtant, comme l’indique Joëlle Zask dans son ouvrage Écologie et Démocratie, jamais la société occidentale n’a compté autant de diplômés. Elle l’enjoint donc à renouveler des pratiques démocratiques qui n’ont guère évolué depuis leur institutionnalisation au XIXe siècle, époque où seule l’élite était éduquée. La philosophe nous enjoint à construire des règles communes des expériences des gens, des pratiques de terrain. Se limiter à l’inverse - le top down - mènera à des formuler des réglementations autoritaires : « Pour penser la démocratie et la consolider, il faut partir non des institutions et des procédures, mais des mœurs, des habitudes, des manières de penser, des gestes du quotidien qui concernent les individus au plus près de leur existence et de leur environnement jusqu’à son agencement concret. La distinction entre les aspects politiques et les aspects culturels de la démocratie n’implique pas leur divorce. Elle signale plutôt que la recherche de solution de continuité est importante et que la conception démocratique comporte un idéal d’interaction entre eux. » [58]
De fait, nos déchets, comme en ce qui influe le quotidien jusqu’à toucher l’intimité de la population bruxelloise, nécessitent l’ouverture d’un large débat public, afin de rendre les institutions perméables aux expériences critiques des habitant.es.
Le paradigme marchand et technologique va-t-il réellement nous préserver des risques environnementaux majeurs ? Les propositions techno-solutionnistes sauveront-elles la planète ? Laisseront-elles coexister des procédés plus artisanaux et a-normatifs ?
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Chargée de mission
[1] Terme déonomastique créé par ellipse de la locution nominale féminine boîte (à) poubelle « boîte à ordures ménagères » Poubelle (EugèneRené) […] La locution a été créée entre 1884 et 1886 dans le français populaire de Paris (probablement dans le milieu des chiffonniers). < CNRTL
[2] Sénéchal C., « Les recycleurs de rue » et « les chiffonniers à Bruxelles », Bruxelles en Mouvements, n° 317, en ligne, avril 2022.
[3] Dans un futur proche, la Région entend construire une unité de biométhanisation : IEB s’y intéressera bien évidemment. Nous allons également consacrer une ou plusieurs analyses sur la propreté publique à travers l’exemple de la chaussée de Mons et sur l’innocuité de la répression en général. Les plus pressés peuvent déjà consulter le chapitre qui est consacré aux déchets de la chaussée de Mons dans les Carnets de terrain, Cureghem, Dessouroux C., Bortolotti A., Dobre C., Marage V., Museux B., Sénéchal C., 2021. Exemplaire disponible sur demande à nos bureaux et les rapports du Projet Phosphore : De Muynck, S. Kampelmann, S. Dávila, F. Amaz, A. Dennemont L. et Savino J.-M. 2020. Rapport scientifique # 3 : « Opération Phosphore : le système de collecte et de traitement des biodéchets bruxellois en 2025 »
[4] Plan de Gestion Ressources Déchets, Gouvernement de la Région bruxelloise, p. 29. 2018-2023, en ligne sur le site de Bruxelles Environnement.
[5] Monsaingeon, Baptiste. Homo detritus, critique de la société du déchet, Seuil, 2017, 257p
[6] Barles, S., L’invention des déchets urbains : France, 1790-1970, Champ Vallon, 2005
[7] Monsaingeon, op.cit, p. 247
[8] Corbin, Antoine, Le Miasme et la Jonquille, 2008. Flammarion. 1re éd. 1982, Aubier Montaigne. pp 134-143
[9] Barles, S., « Le métabolisme urbain et la question écologique », Annales de la recherche urbaine, 2002, p.144, en ligne.
[10] Monsaingeon, B., op.cit, p. 247
[11] Deligne, C., Bruxelles et sa rivière, genèse d’un territoire urbain, Brepols, 2003, 272p.
[12] Deligne, C., op.cit, p. 105
[13] Kohlbrenner, A, « De l’engrais au déchet, des campagnes à la rivière : une histoire de Bruxelles et de ses excréments », Brussels Studies 2014, en ligne
[14] Kohlbrenner, A, op.cit
[15] L’utilisation maximale des matières n’était pas seulement réservée à l’économie domestique ou informelle. L’économie industrielle générait même un tissu de production interconnecté. Par exemple à Cureghem, des entreprises s’articulent à la présence des deux abattoirs où que ce soit sous forme de viande, peau, os, gras, tout de l’animal était valorisé et transformé. L’invendable en boucherie entrait dans la fabrication industrielle de cassonade (poudre d’os calciné), de bougies et de cosmétique (le gras) ou d’engrais (sang séché). Sur l’inscription de l’abattoir dans son quartier : Sénéchal, C. « L’abattoir d’Anderlecht : les trois vies d’une exception urbaine », Revue Uzance, 2016, https://patrimoineculturel.cfwb.be/fileadmin/sites/colpat/uploads/GRAPHISME/Publications/Patrimoine_immateriel-mobilier/UZANCE4/
[16] Billen, C. « le recyclage, un maillon essentiel de la production industrielle du 19e siècle. » Introduction in Je jette, tu récupères, Les cahiers de la Fonderie, 1994 ; p.1.
[17] « Les hommes de la voirie, entretien de Charles Ignorant », par Guido Vanderhulst et Catherine Massange, Je jette, tu récupères, op.cit, pp. 32-34.
[18] Godard, M.-F., « L’évolution des décharges à Bruxelles », Je jette, tu récupères, op.cit, pp. 35-38.
[19] Chamayou, G., La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018., p. 193.
[20] 1975. Directive cadre en matière de déchets.
[21] « La gestion des déchets à Bruxelles », Je jette, tu récupères, Les cahiers de la Fonderie, 1994. P. 41-45
[22] Ordonnance du 14 juin 2012 relative aux déchets
[23] Granulats composés de silice, d’alumine, de calcaire, de chaux et de métaux,
[24] par exemple : La valorisation des mâchefers, une technique d’économie circulaire inscrite dans les territoires, Institut national de l’économie circulaire, 2020. (France) en ligne
[25] Ainsi, en 1992, les mâchefers étaient entreposés dans la décharge de Mont-Saint-Guibert, dans le Brabant Wallon ( Je vous salis ma rue, RTBF, 1992) reportant ainsi la pollution sur le terrain wallon
[26] IEB s’est largement mobilisée sur la question
[27] Equans est une entreprise d’ingénierie, déjà engagée pour assurer la connexion du centre commercial Docks. Elle est liée à Engie. Promotion de son installation sur son site web
[29] à lire, sur des sujets voisins, partageant des logiques similaires : D’Haenens, Stéphanie, « Certificats verts : aiguillons d’une transition technologique » et encore ou Delaunois, D., Van Gysegem, T., « Feu vert ! Bruxelles trace la route au véhicule électrique », dans [en ligne>https://ieb.be/-Toujours-plus-vert-], Bruxelles en Mouvements, n°314, 2021.
[30] Plan de Gestion Ressources Déchets, Gouvernement de la Région bruxelloise, p. 29. 2018-2023. En ligne.
[31] Phosphore : projet co-create soutenu par Innoviris : rapports consultables en ligne
[32] Cette ligne de tri a fait l’objet d’un long bras de fer entre la Région et la ville de Bruxelles, cette dernière refusant plusieurs fois de donner un avis positif sur un permis d’urbanisme, notamment concernant l’octroi d’une régularisation d’un permis d’environnement.
[33] Sénéchal, C., (2021), Les recycleurs de rue », « les chiffonniers à Bruxelles », Bruxelles en Mouvements /en ligne
[34] Monsaingeon, B., op.cit, p.116
[35] Il faudrait sans doute réaliser une étude d’ampleur, l’étude Cityzen waste ne répond que partiellement à ce sujet. Réalisée par Comase pour Bruxelles Environnement. Étude relative à la compréhension et l’amélioration de la performance bruxelloise de tri des déchets et des objets en fin de vie provenant de la consommation des ménages bruxellois »
[36] Le terme Plastique recouvre divers matériaux de type polymère, contenant généralement quelques pour cent d’un ou plusieurs additifs. Ces derniers apportent, par exemple, la couleur, la résistance, la flexibilité, la perméabilité à l’air, etc. souhaitées. Les plastiques les plus courants sont le polyéthylène (LDPE et HDPE) et le polypropylène (PP), largement utilisés dans les emballages, en plus du PET. Les plastiques importants dans la construction sont le polystyrène (PS et EPS), le PVC et le PUR. Dossier « Plastique » sur le site de recyclingnetwerk.org
[37] Les droits et obligations, les conditions d’agrément sont consultables sur le site de Bruxelles Environnement en ligne
[38] Corbiau, F., 2021, "Bruxelles Propreté, une agence à recycler", Médor, n°22.
[39] Phosphore, rapport scientifique #3, 2019.
[40] voir son site internet : recyclis.be
[41] https://prezero.be/fr. Pour aller plus loin : Apache a publié plusieurs reportages sur l’efficacité encore toute relative des lignes de tri des 14 fractions de plastiques. En ligne
[44] Données sur les organes d’administration des asbl consultables sur les rapports d’activité ou sur simple recherche via la Banque Carrefour des entreprises… à coupler parfois avec linkedin.
[45] Muriel Sacco, « Recyclage des déchets informatiques : opportunités et contraintes, » Bruxelles Industriel, Bruxelles en Mouvements, octobre 2018
[47] « Fostplus accusée de conflit d’interêt et d’abus de pouvoir », RTBF, 24.02.2021.
[48] Chloé Schwitbegel, « la consigne numérique est une impasse », Recycling Netwerk, 2022, en ligne.
[50] Extrait du CRI, N° 28 4, 13/11/2019 / commission environnement/énergie :
[54] Monsaingeon, B., op cit, p. 105
[55] Rosa, H., 2023, Rendre le monde indisponible, La Découverte, Paris, 2023, p. 47.
[56] Monsaingeon, B., op.cit, p. 252
[57] Virage à 180°, de la pandémie vers un monde vivable, Nick Meynens, European Environmental Bureau, France Nature environnement, p.41.
[58] Zask J., Écologie et démocratie, Premier parallèle, Paris, 2022, p. 32.