Dominique Nalpas — 1er octobre 2012
David Harvey est un géographe marxiste. Si après la chute du Mur, toute théorie se référant au marxisme était dépréciée face à la domination d’une pensée néo-libérale, notre auteur n’en continuait pas moins de se positionner comme anti-capitaliste et d’être l’un des auteurs critiques anglo-saxons les plus en vue dans le monde.
Il est clair qu’une critique du capitalisme semble redevenue plus que jamais nécessaire aujourd’hui. Comment pourrait-il en être autrement lorsque le cycle de trente années de domination idéologique néo-libérale débouche sur la crise économique la plus sévère depuis celle de 1929, ce qui ne peut nous laisser indifférent voire sans indignation ?
Dans un tel contexte, Harvey qui est géographe nous donne une lecture de notre époque qui mérite toute son attention par le rapport spécifique qu’il envisage entre géographie et capital [1]. Si le capital est par définition déterritorialisable, sa circulation immédiate a des effets sur les territoires parfaitement observables comme, par exemple, la désindustrialisation d’une bonne partie de l’Europe (délocalisation et mécanisation). Le capitalisme possède cette faculté de se jouer des frontières des États et de produire des règles à son avantage. Il ne résout pas les crises, il les déplace. Harvey parcourant le monde, constate que « si vous étiez en Asie en 1997 ou 1998, vous teniez un discours catastrophé ; au même moment, le monde occidental demandait de quelle crise il s’agissait. En 2001, c’était le tour de l’Argentine, mais nous restions à l’abri. Aujourd’hui, nous disons : il y a une crise. Mais le reste du monde répond : quelle crise ? » [2]
Mais Harvey voit une évolution notable au capitalisme contemporain. Accompagnant et doublant le phénomène de l’exploitation du travail dans les rapports de production qui reste toujours bien présent – évidemment ! –, le phénomène qui se trouve être au centre de ce qu’Harvey nomme le « nouvel impérialisme » est l’« accumulation par dépossession » [3]. Ce concept permet de comprendre comment le capitalisme se reproduit selon une logique d’appropriation et de privatisation des biens communs [4] au profit de la classe des dominants.
Dans cette quête perpétuelle du capitalisme à trouver une issue au surplus du capital, la ville n’est pas en reste. Une part importante de son développement s’est faite sur la base du réinvestissement de ces surplus. Harvey analyse le Paris haussmanien, la ville lumière, qui a sans doute été le parangon de la modernité en ouvrant à une échelle d’urbanisme encore jamais atteinte cette forme d’investissement du capital... par dépossession des plus démunis [5]. Sur les grands boulevards imposés à la ville ancienne, de nouveaux modes de vie s’inventaient sur le plaisir, la consommation, les cafés et les grands magasins, le tourisme, au prix de la perte du lien social, du renvoi des classes laborieuses en périphérie et de l’annihilation de leurs aspirations [6]. Harvey fait le même type d’analyse dans un New York de l’après-guerre où Moses faisait subir un changement d’échelle à l’appréhension des processus urbains par la construction d’autoroutes et une énorme planification suburbaine. Dans le monde contemporain, le phénomène se mondialise en prenant des formes toujours plus démesurées ou insidieuses [7]. De Shanghai à Dubaï en passant par Mombaï, ces projets pharaoniques sont aujourd’hui les lieux d’investissement qui permettent d’absorber les surplus en stabilisant le capitalisme mondial. Mais quand le surinvestissement pointe, c’est la crise [8].
Sur la base d’une telle analyse, Harvey en arrive parfois à critiquer les penseurs marxistes qui n’envisagent leurs analyses que sur la base des entités nationales en oubliant les villes et les lieux de vie et ne proposent d’organiser les luttes qu’à partir des lieux de travail, à partir de l’usine. « L’urbanisation est elle-même produite. Des milliers de travailleurs sont impliqués dans sa production et leur travail produit de la valeur et de la plus-value. Pourquoi ne pas reconceptualiser la ville comme site de production de la plus-value, plutôt que l’usine ? » [9] Mais comme aujourd’hui, là où le capitalisme a pu pleinement se déployer, le prolétariat des usines a été réduit. Nous avons donc le choix : « (…) soit nous décidons de nous mettre en deuil de la possibilité de la révolution, soit nous modifions notre conception du prolétariat pour y inclure les hordes inorganisées de producteurs d’urbanisation dont nous acceptons d’explorer la puissance et les capacités révolutionnaires particulières. » Pour David Harvey, la ville a toujours été le lieu naturel de réinvestissement du surproduit et, par conséquent, le premier terrain des luttes politiques avec pour enjeu le « droit à la ville » et ses ressources.
Nous y voilà, à la suite de Lefebvre – dont il s’inspire et en prolonge de manière critique la pensée –, Harvey revendique un droit à la ville qui n’est autre que « prétendre à un pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation » [10].
En ce sens, le droit à la ville ne se réduit pas à un droit d’accès individuel aux ressources de la cité, c’est un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher. Mais c’est également un droit collectif puisque « pour changer la ville, il faut nécessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation ».
Harvey rend lumineux la compréhension des nouveaux flux du capital et leurs effets sur les territoires, en proposant de nombreux concepts éclairants. Et même si certains ne le suivront pas toujours dans sa vision radicale – qu’est-ce que la classe laborieuse ? –, si centrée sur le capital comme seule causalité, voire trop pessimiste, il reste que la passionnante lecture de son travail est stimulante et aiguise l’esprit critique. Harvey sera plus flou – voire paradoxal – quant à sa vision sur la manière de rendre effectif ce droit collectif à la ville. Pour Harvey, « les producteurs urbains doivent se soulever et réclamer le droit à la ville qu’ils produisent collectivement ». Et nous vient cette question que l’on aurait envie de poser alors, mais à qui réclamer ce droit ? Et même si avec Lefebvre, Harvey dit ne pas croire au Grand Soir, même s’il fait le constat que le slogan « droit à la ville » comme ralliement anti-capitaliste est « un signifiant vide plein de possibilités immanentes mais non transcendantes » [11], même s’il propose à la gauche de répondre à la question du « comment on organise une ville ? », nous percevons encore dans son œuvre que ce droit à la ville devrait se poser en surplomb de la vie des hommes, comme une quête à atteindre...
Co-fondateur de Commons Josaphat et de l’Appel à idées.
[1] Voir à ce sujet, Géographie de la domination, Les Prairies Ordinaires, 2008, 118 p.
[2] Pour que le système change vraiment, il faut que les travailleurs se fâchent, Conférence à l’Ecole d’architecture de Belleville, jeudi 21 octobre 2010.
[3] Voir, Le Nouvel Impérialisme, Paris, 2010, Les prairies ordinaires, 258 p.
[4] Il n’est pas un jour où l’on ne parle de l’appropriation privative des services publics (voyons la poste, le chemin de fer), les terres et parcelles (le rachat par la Chine de terres en Afrique), l’eau (pensons au rôle des grandes multinationales en la matière), les savoir-faire ancestraux ou le patrimoine et les ressources naturelles par la « rente du monopole », le matériel génétique (avec la question des semences et les OGM notamment), etc.
[5] On peut avoir un aperçu de cette analyse dans Le capitalisme contre le droit à la ville, Paris, 2011, Editions Amsterdam, 93 p.
[6] Harvey développe plus largement cette idée dans Paris, capitale de la modernité, Paris, 2012, Les prairies ordinaires, 529 p.
[7] Et si notre très bruxellois PRAS démographique était une forme masquée d’urbanisme permettant d’ouvrir en grand les portes à l’investissement du surproduit ? C’est juste une hypothèse !
[8] Ainsi, par exemple, le phénomène des subprimes qui est à la base de ce cycle de crise que nous connaissons en Occident serait l’une des formes de réinvestissement de ce capital en trouvant de nouveaux débouchés par le prêt à des populations quasi insolvables pour des biens dont elles se trouvent ensuite dépossédées lorsqu’elles ne peuvent rembourser leur prêt. Serions-nous au comble du cynisme ?
[9] Le capitalisme contre le droit à la ville, p.86.
[10] Ibid. p.9
[11] Ibid.