Existe-t-il des réalisations architecturales de l’époque coloniale qui ne soient pas imprégnées de l’idéologie coloniale ? L’intérêt récent porté sur les vestiges architecturaux du Congo des Belges nous pousse à questionner le processus de leur « patrimonialisation », entendu comme construction d’un rapport aux objets du passé. Quels sont les enjeux symboliques de la qualification de « patrimoine » attribué aux reliquats de la présence belge pour ceux qui y sont confrontés quotidiennement ? Ces vestiges peuvent-ils ouvrir aux Congolais les portes d’une compréhension de leur passé ?
À Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, la réplique de la statue équestre du roi Léopold II a été déboulonnée dès 1966, dans une perspective de décolonisation de l’espace public, sans que cette purification ne s’étende massivement à tous les reliquats de l’architecture coloniale, à l’image des processus de désoviétisation dans l’ancien bloc de l’Est ou de la dénazification en Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, les bâtiments représentatifs du pouvoir colonial ont été réaffectés directement, à l’instar de l’imposante résidence du gouverneur général, achevée en 1961, après l’accession du pays à l’indépendance, convertie en palais de la Nation. Contrairement aux monuments qui symbolisaient l’oppression coloniale, les Congolais se sentaient les dépositaires légitimes des bâtiments régaliens construits avec l’argent tiré du pillage des ressources naturelles de leur pays.
L’urbanisme colonial respirait l’ambiance d’un état de siège permanent.
Le « recours à l’authenticité », une révolution culturelle lancée par le président Mobutu, en 1971, voulait en finir avec l’aliénation mentale intériorisée durant l’époque coloniale. La doctrine du parti unique, le MPR, Mouvement populaire de la révolution, imposait à tous les citoyens de vivre désormais au Zaïre selon des standards culturels, politiques, économiques, sociaux authentiquement locaux. Diriger le pays selon un modèle politique « conçu et pensé par nous-mêmes », situé « ni à gauche ni à droite ni même au centre » : les slogans du MPR voulaient modifier la perception que les Congolais, devenus Zaïrois, avaient d’eux-mêmes.
Sous l’égide du MPR, le régime mobutiste va édifier de nombreux bâtiments ambitieux dans leur taille et leur style, débaptiser les noms des rues et des places à consonance coloniale, dans un geste d’affirmation nationaliste et de purification symbolique de l’espace public urbain. Le verticalisme des nouvelles constructions, sur le boulevard du 30 Juin, artère principale du centreville, donnera à la capitale les allures d’un grand centre moderne des affaires au cœur de l’Afrique. Cette volonté de réécriture de l’espace public se heurtera malgré tout à la prégnance du plan d’urbanisme qui matérialise la brutalité du système colonial et sa capacité à utiliser le pouvoir sémantique de l’aménagement urbain comme un espace d’action et de propagande.
Très centralisée, l’administration coloniale avait, par sa structure et son esprit, conservé un aspect militaire. Les gouverneurs et les fonctionnaires étaient souvent des soldats ou d’anciens soldats. Assurée par la Force publique, postée aux points stratégiques, à proximité des infrastructures vitales, aérodromes, zones commerciales, industrielles, TSF, la sécurisation de la ville était une priorité absolue. L’urbanisme colonial respirait l’ambiance d’un état de siège permanent. Il était résolument conçu et pensé en fonction des intérêts coloniaux au mépris de ceux des Congolais.
Les modalités de la domination du territoire congolais sont déterminées par le décret d’État belge de 1885, par lequel presque toutes les terres congolaises étaient confisquées pour être utilisées ou vendues par l’administration coloniale ou données en concessions à des sociétés commerciales. En toute logique, la toute première réalisation des colonisateurs fut de construire une ligne de chemin de fer dont la vocation était exclusivement exportatrice, c’est-à-dire servait à l’évacuation vers l’Europe des ressources fournies par le sol et le sous-sol. La structure du système ferroviaire contribuera à la destruction des infrastructures socio-économiques locales, à la dévastation des systèmes agricoles, de distribution et de commerce préexistants, au déboisement des forêts et, en définitive, à l’asservissement du territoire entier par le capitalisme colonial.
L’histoire de l’établissement européen est aussi déterminée par l’adaptation d’un environnement réputé hostile à l’homme blanc et à sa transformation pour le conformer à ses mœurs, modes de vie et goûts esthétiques. La perception de l’espace colonial est prédéterminée par les fantasmes et les peurs d’ordre sanitaire des occupants.
À partir des années 1920, les nécessités de contrôle des populations vont inspirer une ségrégation raciale, spatiale et hygiéniste reléguant les colonisés dans des « cités indigènes », tandis que les Blancs occupaient de vastes zones les mettant à l’abri de toute promiscuité dérangeante, qu’elle soit naturelle ou humaine. La même logique prévaudra lorsque les grandes entreprises coloniales, voulant stabiliser la main-d’œuvre, prétexteront une politique sociale en construisant des quartiers planifiés à destination de leurs travailleurs noirs. La doctrine des entreprises adoptera un caractère exclusivement paternaliste autoritaire et qui profitera d’ailleurs, d’abord et essentiellement, à l’entreprise plus qu’au travailleur local. Plus tard, un plan décennal sera élaboré, pour la période 1950-1959, dans le but de soutenir l’expansion économique et démographique de la colonie. Dans ce cadre, l’Office des cités africaines (OCA) créera, sur le modèle des cités-jardins en Europe, des logements dotés d’équipements (écoles, foyers, dispensaires, terrains de sport), qui constitueront autant de moyens de régenter et contrôler la vie des familles congolaises.
Il est actuellement hasardeux de caractériser, nommer ou interpréter les mutations de la ville de Kinshasa, constamment débordée par sa propre expansion. Un regard classique pourrait déceler, depuis la période coloniale et l’indépendance, la coexistence de deux grands modèles dans la production de l’espace urbain. Le premier serait composé d’un ensemble de quartiers planifiés, correspondant au territoire de l’ancienne ville européenne, portant un habitat résidentiel, de qualité. Cette schématisation néglige de prendre en compte la précarité de la gestion des infrastructures urbaines, les caniveaux et égouts bouchés, les embarras de circulation qui affectent l’ensemble de la ville. Le deuxième, informel, serait constitué de quartiers populaires de construction spontanée, à forte densité de population, autogérés par les habitants, avec des logements exigus. Privés d’équipements de santé, d’éducation et de services urbains élémentaires, les populations y subsistent en éprouvant les inconvénients de la dégradation du cadre de vie : insalubrité, amoncellement d’ordures, inondations fréquentes, érosion des sols…
Mais la réalité contraste cependant avec cette représentation binaire, car ces deux systèmes urbains entretiennent des liens de dépendance réciproque. Kinshasa reste un champ de forces imprévisibles en constante recomposition. Les quartiers populaires de la périphérie, considérés comme en voie de « villagisation », constituent un réservoir de main-d’œuvre pour les quartiers du centre-ville et ils les approvisionnent en produits vivriers tirés d’une activité intense de maraîchage semi-urbain. La conception qui consiste à penser qu’une ville ne peut être comprise que dans l’extériorité de ses formes architecturales ou sa morphologie est inopérante.
La ville de Lubumbashi, seconde agglomération du pays, doit sa création et son développement à la découverte d’importants gisements de cuivre et à leur mise en exploitation par l’Union minière du Haut-Katanga. Bâtie, en 1910, sur un plan quadrillé à l’américaine, tout y a été conçu et construit en fonction de l’industrie minière : les routes, les usines, les cités modernes faciliteront le développement des entreprises coloniales (UMHK, CSK, Géomines, etc.). Les concessions accordées à l’Union minière du Haut-Katanga s’étendent sur 34 000 kilomètres carrés, soit plus que la superficie de la Belgique et du Luxembourg réunis. Depuis l’indépendance du pays en 1960, la ville va connaître des transformations profondes. En réalité, des décennies de marasme économique, de violences politiques et sociales. De juillet 1960 à janvier 1963, la sécession katangaise, fomentée par l’Union minière, en fera l’éphémère capitale de la république fantoche dirigée par Moïse Tshombé. Lubumbashi gardera les séquelles d’un des épisodes les plus sinistres de l’histoire du pays et, dans la mémoire collective, le souvenir tenace de la malheureuse intervention des troupes de l’ONU.
En novembre 1973, l’échec d’une vaste opération de nationalisations et de confiscations des entreprises détenues par les étrangers, la zaïrianisation, inaugure un début d’effondrement de l’économie de la ville. D’avril 1990 à avril 1997 suit une longue période de transition politique avec son cortège de violences, à savoir les incidents meurtriers sur le campus de l’université de Lubumbashi en mai 1990, les pillages de la ville de Lubumbashi en octobre 1991, les violences communautaires entre Katangais et ressortissants de la province du Kasaï en 1991-1994, la guerre de libération et l’avènement de l’AFDL de Laurent Désiré Kabila en 1996-1997, la guerre d’agression des troupes rwandaises, ougandaises et burundaises à partir de 1998. En 2003, après une décennie dans la tourmente, le licenciement de 1 000 agents de la société minière Gécamines, gigantesque entreprise étatique, dans le cadre du projet de libéralisation du secteur minier conçu par la Banque mondiale, provoque un véritable séisme social. Si Lubumbashi a beaucoup perdu de son ancienne identité, son urbanisme offre la vision d’un état du monde et de la dégradation des infrastructures et de l’économie du pays, conséquence de facteurs internes et externes.
Situé en plein centre-ville, l’ancien hôtel de poste de Lubumbashi est un bâtiment emblématique, un repère visuel, construit dans le style Art déco. Au-delà de son intérêt architectural, il caractérise la condition urbaine et illustre les antagonismes et divergences d’intérêts des acteurs en lutte pour asseoir leur hégémonie sur la ville. Nous nous attardons sur ce bâtiment en raison des travaux de rénovation qui ont totalement détruit son identité architecturale et l’ont littéralement fait disparaître du paysage de la ville, dissimulé sous d’hideuses plaques métalliques, comme emprisonné dans un sarcophage. Depuis la disparition des services postaux, les réaffections du bâtiment ont été nombreuses. Il a notamment servi comme marché couvert pour les vendeurs de téléphones mobiles.
Comme c’est souvent le cas, les réaffectations motivées par des raisons essentiellement économiques restent aveugles à l’esthétique originelle des bâtiments. Il n’est jamais question de leur restituer le lustre d’antan, bien au contraire. Les interventions sont des véritables attentats esthétiques qui utilisent l’ouvrage dans sa plus simple expression. Tout se passe comme si, par une action concertée, il s’agissait de faire porter un masque drolatique aux vestiges de l’ancienne ville coloniale. Bien souvent, ils sont ripolinés aux couleurs du drapeau national quand il s’agit d’un bâtiment officiel. Ils peuvent, simplement, le plus souvent, être recouverts entièrement de gigantesques bâches publicitaires qui aveuglent totalement leur façade. Les bâtiments nouveaux, que ce soit ceux qui s’élèvent anarchiquement au mépris des normes urbanistiques ou ceux édifiés à l’initiative de l’autorité publique, engendrent les plus vives critiques. D’aucuns s’indignent de la laideur et du manque de caractère des nouvelles constructions qui font perdre en cohérence le paysage architectural du centre-ville.
Que peut recouvrir la notion de « patrimoine », sachant que le processus de « patrimonialisation », c’est-à-dire la reconnaissance par un groupe social à un monument, un objet ou un site ayant perdu sa « valeur d’usage » d’une valeur patrimoniale ou en tant que lieu de mémoire. Les pratiques, les expressions, les savoir-faire, les espaces qui leur sont associés constituent ce que les communautés, les groupes et les individus reconnaissent comme faisant partie de leur héritage culturel. Une telle reconnaissance ne renvoie pas aux mêmes cadres, aux mêmes ressentis, aux mêmes valeurs pour les uns et pour les autres. Ce patrimoine est transmissible aux futures générations, mais il peut en permanence être fabriqué ou réinventé par les communautés elles-mêmes selon leurs besoins, leur contexte, leur histoire et leur procurer un sentiment d’identité et de continuité. Avec le recours à l’authenticité, l’architecture au Congo fut chargée du rôle de reformuler de façon matérielle un nouveau paradigme spatial susceptible de supplanter le récit colonial.
Le patrimoine ne peut être le fruit d’une lecture sélective des faits historiques, qui n’en mettrait en lumière qu’une partie pour en occulter d’autres. L’inventaire des vestiges architecturaux de l’époque coloniale ne saurait rester innocent par rapportà la situation de domination qui a été celle de leur construction. Les noms d’architectes connus ou plus confidentiels ayant exercé leurs talents sous les auspices des pouvoirs coloniaux (gouvernement, sociétés et églises confondus) sont insignifiants pour les usagers de l’espace public d’aujourd’hui. Quelle compréhension avaient-ils du monde ? Quels que soient leurs intérêts sur le plan artistique et technique, l’exploitation patrimoniale des bâtiments coloniaux qui ignore qui sont les commanditaires, bâtisseurs et bénéficiaires initiaux, équivaut à une légitimation de l’idéologie coloniale. L’absence de mesures de protection et de sauvegarde, l’imminence de la dégradation des bâtiments et sites qui constituent l’héritage urbain de la colonisation, ne saurait justifier le regard historiciste, chargé de nostalgie ou de remords. C’est se rendre otage du modèle de la ville coloniale historique et des systèmes de jugements à partir desquels l’Europe a pensé ses propres villes.
L’exploitation patrimoniale des bâtiments coloniaux qui ignore qui sont les commanditaires, bâtisseurs et bénéficiaires initiaux, équivaut à une légitimation de l’idéologie coloniale.