Dominique Nalpas - 23 décembre 2014
Bruxelles est une petite ville mondiale. C’est connu, dans le « ranking » des villes qui ont une influence sur le monde – eh oui, cela existe ! – elle négocie sa place dans cette étonnante compétition, car c’en est une. Bruxelles est donc une ville compétitive. Une vertu ?
Certes, Bruxelles ne fait pas tout à fait le poids face à des villes comme Londres ou Paris (pour ce qui est de l’Europe), mais elle tient plutôt la dragée haute face à des villes comme Rome ou Madrid, tellement plus peuplées pourtant, et se hisse au rang de Francfort ou de Zurich qui sont des centres d’affaire bien connus comme capitales de l’Euro ou des banques. C’est que Bruxelles, au carrefour des cultures latine et germanique, à l’articulation du continent et de l’Atlantique, a réussi à attirer à elle des grands centres de décisions tels l’Union européenne ou l’Otan,... emmenant dans leur sillage nombre d’entreprises et de lobbies. Oui, mais à quel prix ?
Cette propension à jouer les grands de ce monde n’est pas nouvelle. Bruxelles fut au siècle de l’industrialisation croissante, la capitale d’un petit pays qui s’était hissé au rang de seconde puissance économique mondiale. Il faudra évidemment remercier au passage les colonies qui ont fourni tant de ressources et une main – parfois coupée – d’œuvre à plutôt très bon marché. Les royales plus-values ont permis de tailler dans l’urbain de grands boulevards à la manière d’Haussman ou de tracer la rectitude perspective de la puissance en dressant des monuments somptueux modifiant les horizons et ouvrant quelques belles perspectives triomphales. Tout cela est connu et se perpétue dans le temps.
Depuis qu’IEB existe, il n’est pas une période où ce mouvement d’internationalisation de la ville n’ait pu s’exprimer au travers de grands projets urbains. On se souviendra ici de l’un d’entre eux qui marquera durablement notre ville tant par la médiocrité de son urbanisme encore visible que par le peu de cas qu’il aura fait de la question sociale mais aussi par le mouvement d’opposition qu’il aura fait germer. Nous pensons au projet Manhattan. Époque pionnière qui se trouve être aux racines d’IEB.
Le plan Manhattan
L’idée germe dans les années 60, au cœur des trente glorieuses. La guerre est loin et l’on a déjà dépassé la phase de reconstruction. Des bénéfices s’engrangent, les surplus du capitalisme - comme le dirait David Harvey [1] – s’investissent dans l’urbain. L’Amérique fait rêver, ses villes aux skylines élancées et lumineuses, son style de vie, sa sub-urbanisation, ses voitures aux enjoliveurs brillants, ses autoroutes urbaines aux échangeurs qui donnent le tournis. Bruxelles qui avait su intégrer des styles architecturaux et urbanistiques éclectiques dans toute son histoire veut être pionnière en Europe en s’inspirant maintenant d’Outre Atlantique.
La bonne idée, selon certains, était de créer un quartier d’affaires relié à l’Europe et au monde, c’est-à-dire situé au centre d’un carrefour d’autoroutes urbaines et proches des nœuds de communications. Le quartier Nord est choisi parce qu’il offre ces avantages-là, mais pas seulement. Ce quartier enclavé entre le canal, les voies de chemin de fer et le viaduc du Boulevard Léopold II, subit depuis quelques années les effets – plutôt volontaire – de la bruxellisation. Bref, certains voient ce quartier qui fut jadis très vivant comme un quartier insalubre, ce qui n’est que très partiellement vrai. Ce sont des milliers d’habitants qui y vivent encore – probablement près de 12 000 –, c’est-à-dire bien plus que les 4 500 évoqués un moment par les pouvoirs publics.
À cette époque, l’on vante la ville à la campagne et la classe moyenne commence à vider la première couronne pour être remplacée par une population immigrée. Au Quartier Nord, la moitié des habitants est d’origine grecque, turque, italienne, marocaine, etc. Tout le démontrait a qui voulait bien le voir, le tissu relationnel était dense dans le quartier de la chaussée d’Anvers.
Les personnes belges et âgées, pas mal de commerçants et de travailleurs et leurs familles avaient un profond attachement tant aux voisins qu’au cadre de vie. « Dans le chef des familles immigrées enfin, installées plus récemment dans le quartier, l’attachement s’était consolidé par l’accueil qui leur avait été réservé et qui leur permettait d’être eux-mêmes, sans déparer le paysage et sans qu’il ne leur soit constamment rappelé qu’ils sont des étrangers. Des commerces nationaux fleurirent : cafés, restaurants, épiceries, boucheries, etc. Ils étaient devenus des lieux de rencontre où ces familles peuvent retrouver légitimement l’ambiance et les produits de leurs pays d’origine respectifs. » [2]
Il est évident que les autorités n’ont guère pris en considération ces aspects avant de décider de la rénovation du quartier, ce petit peuple payant peu d’impôts... Un siècle après le percement du boulevard Anspach « trois bourgmestres bruxellois ont, en effet, éprouvé le sentiment qu’il s’agissait à nouveau de “changer les habitudes, les coutumes et les mœurs”. Ainsi allait naître, sous l’impulsion de MM. Cooremans, Cudell et Williot, l’opération qui devait aboutir à la rénovation d’un quartier de Bruxelles... »
C’est dès le milieu des années 60 que la Ville de Bruxelles aura été favorable à un plan de « grande envergure » qui sauvegarde ses intérêts peut-on lire dans Le Soir du 24 février 1963. Saint-Josse-ten-Noode marquera également son accord car – toujours d’après la même source –, « ce qui sera fait n’est pas seulement un ensemble urbanistique valable, mais aussi un ensemble qu’il est possible de réaliser avec le concours du secteur privé, tout ayant été étudié en termes de rentabilité. Si bien que nous avons pu dire que nous sommes enthousiastes ».
On peut y lire encore « que l’exploitation du nouveau centre permettra aux communes d’amortir les emprunts engagés pour effectuer les expropriations et les démolitions ». Il s’agit donc d’une « opération blanche ». Et l’architecte Robert Goffaux de renchérir : « Une opération de prestige, donc, qui constituera un véritable assainissement urbain. D’ailleurs, à la suite de l’aménagement de la gare du Nord – située en grande partie sur son territoire – la commune de Schaerbeek avait demandé un aménagement de cet espace hideux qui fait front à l’une des trois stations les plus fréquentées de Bruxelles : beau spectacle en vérité pour les gens venant de province dans la capitale de la Belgique ou pour les étrangers débarquant dans la “capitale de l’Europe” ! » La rentabilité et le tape-à-l’œil sont les deux clés de ce projet dira Albert Martens. Mais sans doute n’est-ce pas suffisant ! Il faut y rajouter un gros brin de cynisme.
Le mouvement pour la libération du sol... à des fins d’utilité publique
Car ce n’est pas tout de définir un « beau » projet urbanistique et de trouver les moyens financiers et politiques pour le réaliser, il faut pouvoir libérer le sol. C’est ainsi qu’un fort « mouvement de libération du sol » [3] contre le quartier qui le recouvre et la population qui l’habite se met en place sous la houlette des pouvoirs publics. Libérer le sol n’est qu’une autre manière de parler de l’expulsion des habitants de leur lieu de vie. A relire l’histoire, il faut bien se faire à l’évidence que l’expulsion est une priorité, le projet Manhattan étant considéré d’« utilité publique ».
Mais il y a aussi autre chose. On est déjà en pleine compétition entre villes : « Sera-ce Anvers où se trouve le siège d’une association pour (l’installation du WTC) en Belgique, dont le président est aussi celui de l’association internationale des “world trade centers” ? Ou Bruxelles, dont l’échevin des travaux publics, M. Paul Vanden Boeynants, épaulé par des hommes d’affaires de la capitale, a fait déposer l’appellation “European world trade center”, tout en proposant une collaboration à la métropole ? (...) De leur côté, Amsterdam et Rotterdam se sont affrontés (...) sans tenir compte des bruits entendus du côté de Londres et de Paris... » peut-on lire dans l’édition du Soir datée du 11 décembre 1968. Il faut aller vite, et c’est ainsi que l’on expulse sans vergogne des familles entières, avec d’autant moins de scrupules du fait que nombre d’entre elles sont d’origine étrangère. Les bourgmestres enjoindront leurs polices de procéder aux expulsions sans trop se soucier du devenir des personnes ainsi déracinées.
Pourtant les alertes furent lancées bien à temps. Au milieu des années 60, certains conseillers communaux insistaient pour que des projets de logements sociaux soient réalisés dans les délais les plus brefs. « Il faut absolument qu’un grand appel soit fait au secteur du logement social. Sans quoi nous n’aurons aucune garantie pour le relogement sur place, et même pour le relogement tout court, parce qu’il est à peu près certain que ces gens devront chercher du logement dans d’autres communes des environs. » [4] déclarait M. Leblanc (P.S.C.‐C.V.P.). Comme on le verra un peu plus loin, les pouvoirs publics mettront moins d’acharnement à construire les logements sociaux qui permettraient de reloger les populations déplacées que les tours d’affaires...
Et de fait, huit à dix ans plus tard, le constat est là, quasi rien n’aura été fait pour reloger les populations et leur offrir un toit. « Il a été procédé à beaucoup d’expropriations, notamment aux environs de la gare du Nord, mais elles ne poursuivaient pas l’intérêt des occupants arrachés à leur quartier et dispersés, sans même que les nouveaux logements leur aient été assurés (...). La décision de faire disparaître des logements inhabitables ou insalubres n’est pas liée à l’obligation d’en construire de meilleurs répondant aux besoins des habitants expulsés. La suppression des taudis n’est pas une fin en soi et elle n’est guère utile si la dégradation d’autres habitations leur fait prendre la place des premiers... » [5]
Le privé définit l’utilité publique et le public finance le privé
Le plan Manhattan comporte de nombreux volets, mais le World Trade Center qui entraînera le reste du montage en est la pièce maîtresse. Donnons la parole à Monsieur Charlie De Pauw, son principal promoteur, qui d’une certaine manière définira pour tous ce qu’est l’utilité publique de ce projet : « Le World Trade Center constituera le lieu de rencontre doté des moyens les plus modernes. Ainsi les opérations commerciales nationales et internationales pourront y être traitées sans perdre de temps et avec un maximum d’efficience. Il doit concrétiser notre époque marquée par la “planétisation” de l’économie (...). Ce sera “le tour du monde en 80 minutes” (...). Dans une ruche immense, face à la gare, à proximité de son héliport, les shows-rooms seront le reflet d’une exposition permanente de tous les produits du monde. Importateurs, exportateurs et hommes d’affaires s’y rencontreront chaque jour en une considérable économie de moyens. Les agences de douane, les grandes banques, les compagnies d’assurance, les agences de transport auront leurs bureaux contigus : une simple porte à passer. (...) On n’oubliera pas enfin, les agences de publicité, les systèmes de communication les plus perfectionnés. Ce sera véritablement l’avènement de la civilisation du bon de commande. » L’utilité publique se résume donc au rêve du royaume du tertiaire auquel un VDB « national » répondra avec enthousiasme. On le voit, nos amis sont visionnaires pour l’époque et l’on sent se dessiner ce qui se nommera quelques années plus tard, par exemple, le city marketing et d’autres choses de la sorte.
Accompagnant cette vision mirifique d’un futur interconnecté, l’utilité publique résidait également dans la création d’un nombre mirobolant d’emplois – aux environs de cent mille – et de logements – 12 000... Ce qui se révélera évidemment bien au-dessus de ce qui sera jamais réalisé. La grande dalle sur laquelle devaient reposer les huit grandes tours ne se réalisera pas non plus. Cette dalle aurait dû recevoir des infrastructures collectives telles que commerces, centre culturel ou même l’église Saint-Roch. Mais rien de cela ne se fera. Seules quelques tours de logements sociaux ou semi-sociaux seront bâties. Sur les 12 000 logements présentés seulement 4 500 seront construits, dont bon nombre hors délais si l’on avait voulu y accueillir les populations expulsées. On cherchera encore, mais avec moins de regret, les boucles autoroutières qui devaient relier le quartier au monde.
Dans la saga des WTC mondiaux, les configurations des organismes qui portent les initiatives sont bien différentes. A New York, c’est le secteur public qui en fera la promotion. À Marseille, par exemple, il s’agit d’une association des deux types de pouvoirs publics et privés. Mais à Bruxelles, en théorie du moins, la promotion fut confiée à une entreprise privée... en théorie car bien vite l’on se rendra compte que les finances des holdings supposés promouvoir les différentes tours ne sont pas toujours au mieux et que l’État devra contribuer au pot. Mais surtout, il faut rappeler que c’est l’État qui a acquis le terrain pour les relouer avec des baux emphytéotiques au privé, mais à un prix que l’on qualifiera de plutôt avantageux, certains diront même scandaleux : « ... il n’y a rien d’étonnant à ce que le droit de bail sur les 3⁄4 du terrain ait été “capitalisé immédiatement pour la somme astronomique de 280 millions”. (...). C’est très exactement le prix qu’il est possible de tirer du terrain compte tenu du marché. Ce qui est scandaleux, ce sont les conditions de la cession du terrain par les pouvoirs publics. Le profit procuré par cette cession était calculable dès l’origine par n’importe quel professionnel un peu averti des questions immobilières. » [6] Dans cette affaire, ce qui apparaît, c’est une sorte d’inversion. L’utilité publique est définie par le secteur privé et les pouvoirs publics paient le privé pour cette utilité privatisée.
Quelle leçon tirer de tout cela ?
Citons succinctement Albert Martens et Nicole Purnode, faisant un constat pour le moins désabusé après des années d’observation attentive de la situation et de lutte :
Enfin, faut-il ajouter qu’il ne s’agit pas d’une erreur de parcours, mais que, dès le début de l’opération, certains avaient dénoncé en vain le danger réel que cachait cette « rénovation urbaine » : « Vous allez construire toutes ces tours sans âme, mais qu’y deviendra l’homme ? Y avez-vous songé ? » [7]
Mais qu’est ce qu’une Bruxelles devenue régionale aura retenu de tout cela ? Manifestement pas grand chose si l’on en croit l’évolution de la manière dont on produit l’urbanisme. L’internationalisation de la ville est toujours plus à l’ordre du jour, l’intérêt pour le social reste une faible préoccupation au vu du quartier Midi ou du quartier Européen, etc. et surtout pour ce qui risque de se passer pour les quartiers situés le long du canal pour lesquels nous avons les plus grandes craintes. Cette nouvelle centralité à l’urbanisation rampante aura su apprendre à ne pas trop faire de vagues.
Mais la meilleure leçon sera peut-être celle d’une personne que l’on n’attend pas à cet endroit. Cette déclaration a été faite au congrès de l’Urbanisme à Bruxelles, le 25 novembre 1969 : « C’est que des intérêts immenses sont en cause et que le combat est souvent inégal entre l’humanisme et l’esprit de lucre. Il ne faut pas avoir peur de le dire : en raison des pressions et des tentations multiples qu’il engendre, l’urbanisme pourrait favoriser une détérioration de la rigueur et de la moralité politiques, avec toutes les conséquences que cela aurait sur la confiance du public dans les institutions. » Ces propos ont été tenus pas le Prince Albert en personne.
La leçon de Dubaï
Quoi qu’il en soit, tous ces grands bâtisseurs du XXe siècle risquent bien de se faire doubler par la droite par ceux du XXIe. Il est une autre petite ville très mondiale, très érigée, très rutilante qui risque de devenir le parangon, l’idéal type, de la ville de demain : Dubaï. En s’élevant dans le désert, elle a réussi cette prouesse de devenir peut-être la première ville du monde à se construire dans un cadre politique indiscutable (non-démocratique), se fondant dès lors quasi exclusivement sur le capital et la concentration technologique, la main d’œuvre importée et sans droits, en excluant le social. Finie l’épaisseur résistante qui avait pu faire la commune à Paris, nos comités de quartier à Bruxelles, les Zinnekes des Marolles ou autres Commission royale des monuments et sites. Car l’intelligence de Dubaï, aujourd’hui, c’est de recevoir l’investissement des surplus du capitalisme du monde entier pour construire une ville sur un sol d’abord et déjà libéré. C’est-à-dire une ville où le social et l’histoire n’existe pas. Dubaï est un idéal-type pour les promoteurs du monde entier et peut-être nombre de politiques pour qui la rentabilité financière doit être première. Il n’est pas improbable que les villes du monde qui accueillent les capitaux doivent en tirer exemple. Bruxelles ne ferait pas exception, c’est comme s’il était dit qu’elle continuera d’être une ville mondiale seulement si elle perd le sens du social, si elle fait de ce dernier une abstraction... Et Bruxelles a quelque expérience en la matière et un grand désir d’internationalisation. A bon entendeur !
[1] Terme repris à David Harvey qui notamment dans « Paris Capitale de la modernité » analyse la manière dont une coalition formée par l’État, le capital financier et les intérêts fonciers produit la ville. Il montre comment le capitalisme chasse les classes populaires du centre de Paris et permet à une classe bourgeoise de créer de nouveaux styles de vie (celui des grands boulevards). Voir aussi BEM n° 259-260 « Le Droit à la ville ».
[2] La plupart des citations reprises dans ce texte proviennent de « Le plan Manhattan ou que crèvent les expulsés ? », l’énorme travail réalisé par Albert Martens et Nicole Purnode publié en 1974 et publié en ligne en 2011. Nous souhaitons rendre hommage à ce travail exceptionnel qui doit faire partie de notre mémoire collective.
[3] C’est nous qui le disons et soulignons ainsi.
[4] Bulletin communal de Bruxelles, séance du 22 novembre 1965, in « Le plan Manhattan ou que crèvent les expulsés ? ».
[5] François Rigaux, professeur de l’U.C.L., in « Chronique des droits de l’homme » in Le Soir, 9 janvier 1973.
[6] . Lettre de Jacques Aron, publiée dans le Journal d’Europe, 27.11.1973.
[7] Propos tenus par l’une des personnes qui a vécu l’expulsion cité dans « Le plan Manhattan ou que crèvent les expulsés ? »