Depuis plus de vingt ans, la crise du logement sévit à Bruxelles. Depuis plus de vingt ans, la Région a entrepris de réformer en profondeur les pratiques du secteur sur son territoire. Depuis plus de vingt ans, pourtant, la situation s’aggrave chaque jour un peu plus.
L’échec des politiques régionales
Les politiques régionales successivement mises en place depuis 1989
paraissent sans effet et en tous cas bien incapables d’apporter une réponse à la situation parfois dramatique dans laquelle se retrouvent un nombre de plus en plus important de ménages bruxellois. Le logement social, ancien « fer de lance » des politiques sociales du logement, est même « en perte de vitesse » et ne représente aujourd’hui plus qu’un petit 7 % du parc de logements de notre Région [1].
Si des aides considérables ont été attribuées pour soutenir la rénovation, tant dans le parc public que dans le parc privé (avec toutefois un effet plus que limité pour certaines couches de la population), la construction de nouveaux logements publics accessibles aux ménages disposant des plus bas revenus est elle restée à l’arrêt total à quelques exceptions près. Malgré les différents plans élaborés pour accroître le parc de logements sociaux, les projets restent immanquablement au fond des cartons, à moins qu’ils ne se métamorphosent en construction de logements moyens [2].
Face à cette inertie ou à ces blocages, la réponse des pouvoirs publics a été, et est manifestement chaque jour un peu plus, de se tourner vers d’autres alternatives que le logement social au sens strict. Il s’agit bien sûr du développement des Agences Immobilières Sociales (AIS - 3 000 logements actuellement), du programme de construction de logements acquisitifs moyens de la SDRB (3 000 logements entre 1988 et 2011), des diverses aides accordées par le Fonds du Logement, des volets logements dans les contrats de quartier,…
Ces alternatives se sont en réalité développées tant et si bien qu’elles constituent aujourd’hui, au regard des piètres résultats du logement social, le corps même de la politique du logement de notre Région. Ceci explique sans doute le glissement sémantique qui s’est opéré au début de cette législature. En effet, plus personne ou presque, ne parle encore de logement social. Non ! Aujourd’hui on ne parle plus que de logements à « gestion publique et à finalité sociale »... Cette définition, volontaire-ment vague, masque mal l’évolution en cours. Au delà du fait qu’elle permet d’améliorer le bilan chiffré des pouvoirs publics, elle révèle en réalité la véritable philosophie de la politique du logement à Bruxelles (voir État et marché du logement : quels intérêts, quelles politiques ?). Après avoir, dans un premier temps, rendu les critères d’accès au logement social plus restrictifs [3] et donné la priorité d’accès aux ménages les plus précarisés, la Région ouvre aujourd’hui à nouveau les aides qu’elle attribue de diverses manières à un public plus large, puisque les conditions financières d’accès varient fortement d’un dispositif à l’autre.
Par ailleurs, la prise en compte des AIS, des logements mis en location par les communes et les CPAS, ainsi que par le Fonds du Loge-ment, dans le bilan chiffré des pouvoirs publics, correspond à une multiplication des opérateurs (y compris privés) et peut-être, au fond, à une dilution des responsabilités. Le logement social au sens strict semble bel et bien mort au profit d’un logement semi-privé/semi-public. Mais avec quelles conséquences à long terme ?
Un avenir encore plus sombre
A ce tableau pour le moins déjà sombre, s’ajoute aujourd’hui un contexte tel qu’on voit mal comment enrayer ce cycle infernal à moins de la mise sur pied de politiques ambitieuses de la part de nos autorités publiques. Non seulement les diverses crises (économiques, budgétaires, institutionnelles,...) se succèdent, mais l’évolution socio-démographique en cours ne va pas faciliter les choses et ce pour au moins deux raisons.
Premièrement, plus il y aura d’habitants, plus la concurrence pour le territoire sera grande, car il nous faudra construire plus de logements, plus d’équipements (écoles, crèches,...), plus d’aires de loisirs, plus d’activités productives capables d’absorber l’offre d’emplois des Bruxellois, etc. Dans pareil contexte et sans un mécanisme de contrôle des loyers, la hausse des prix du foncier que nous connaissons depuis 1990 n’est pas près de s’arrêter et continuera à avoir de lourdes répercussions sur le loyer des Bruxellois.
Deuxièmement, les chiffres de projection démographique fournis par le Bureau du Plan indiquent que l’on sera confronté à une ville plus duale qu’aujourd’hui avec le risque de voir les recettes fiscales en chute libre et les besoins financiers en hausse constante du fait d’une demande accrue en termes de politiques sociales et de services. Ceci justifie d’ailleurs aux yeux des pouvoirs publics, tant locaux que régionaux, la mise en œuvre de politiques visant à attirer des ménages plus aisés sur le territoire. Si cette approche permet certes d’augmenter les recettes fiscales, elle ne sera pas sans conséquence sur le marché immobilier où elle ne fera qu’accentuer encore la hausse des prix déjà en cours et les difficultés rencontrées par les ménages économiquement plus faibles.
Des mondes parallèles
Quelles réponses les pouvoirs publics pourront-ils ou voudront-ils apporter à ces défis ? Afin de tenter de répondre à cette question, nous avons voulu, dans ce dossier, mettre en regard la situation vécue par une partie grandissante de la population des quartiers centraux de la ville avec une série de politiques mises en œuvre par les pouvoirs publics tant régionaux que communaux.
Les 38 000 ménages inscrits sur la liste d’attente pour obtenir un logement social ne sont en fait que la partie apparente du problème. Logements insalubres, sur-occupation, endette-ment, expulsions,... les situations individuelles vécues au quotidien par un nombre croissant de ménages bruxellois sont peut-être bien moins médiatisées, mais elles n’en sont pour autant pas moins interpellantes. Comme le montre le témoignage du service d’aide au logement de la « maison de Quartier Bonnevie » (voir Maison de quartier Bonnevie : témoignages), les demandes d’aide des ménages en détresse sont en hausse constante, alors que la situation générale du secteur ne leur donne en réalité quasi aucune perspective pour sortir des difficultés auxquelles ils sont confrontés.
Face à cela, les politiques publiques actuellement menées ainsi que les pratiques observées sur le terrain posent question à plus d’un égard.
D’une part, elles se construisent manifestement au gré des chiffres et d’analyses macro, focalisées sur des perspectives à 20 ans comme dans les discussions en cours autour du futur PRDD (Plan Régional de Développement Durable). Elles donnent lieu à toute une série de débats idéologiques où les concepts tels que la densification, la mixité ou la cohésion sociale, la planification urbaine, la revitalisation, l’aire métropolitaine,... semblent avoir pour fonction principale de masquer la réalité et les besoins des gens.
D’autre part, une série d’acteurs du secteur ne semblent pas encore tout à fait débarrassés des pratiques opportunistes du passé. Comme le montre la récente étude du « Rassemblement Bruxelles pour le Droit à l’Habitat » (RBDH – voir Logements communaux : attribution et gestion locative) sur les logements détenus par les communes et les CPAS, certains d’entre eux mettent en place des règlements d’attribution de logements ou de gestion de leur parc immobilier largement motivés par le souci de maximaliser leurs recettes locatives et fiscales, laissant de côté les préoccupations sociales que nous abordons dans ce dossier.
Et pourtant…
Chacun rêve, de manière bien légitime, à obtenir sa place au soleil. Et pour un nombre croissant d’entre nous, cela se résume de plus en plus souvent à simplement pouvoir bénéficier d’un logement décent et adapté à ses besoins. Quand à savoir si ce logement sera, selon la formule consacrée, « abordable », la question semble malheureusement de plus en plus souvent reléguée au second plan, les loyers bruxellois ne l’étant plus depuis belle lurette.
Thierry Kuyken
[1] Contre encore 8% il y a une dizaine d’années environ.
[2] Rétro-actes
2002 : A. Hutchinson, Secrétaire d’État au Logement (1999-2004), annonce la création d’une société de logement régionale. Objectif : 6 000 à 7 000 nouveaux logements publics endéans les 3 ans et 25% du parc locatif de chaque commune = des logements sociaux dans 10 ans.
2005 : A. Hutchinson annonce le « Plan Logement ». Objectif : 5 000 logements en 5 ans (3 500 sociaux et 1 500 moyens).
Fin 2011 (soit presque 10 ans plus
tard), un bilan plus que mitigé : 482 logements construits (387 sociaux et 95 moyens) et 798 logements en chantier (563 sociaux et 235 moyens).
[3] L’Ordonnance du 9 septembre 1993 fixera, entre autres choses, des critères d’attribution des logements sociaux plus strictes que par le passé. Les ordonnances ultérieures vont aller dans le même sens en réformant le système d’inscription des candidats et en fixant des critères de priorités pour favoriser les ménages les plus démunis.