Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Comment faire pousser une tour ?

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D’un côté, il y a des promoteurs qui rêvent de projets de grande envergure et ont besoin d’argent pour les mener. De l’autre, il y a une surabondance de capitaux qui cherchent des débouchés pour « investir ». L’un alimente l’autre. Et in fine, ça fait beaucoup de béton.

© Axel Claes - 2022

L’activité de promotion immobilière est considérée comme une activité risquée. Cette notion est cependant toute relative : on pourrait parler des risques sociaux, environnementaux et politiques qu’elle représente. Mais le risque que court le promoteur, lui, est purement financier. La raison pour laquelle les promoteurs acceptent de prendre le risque de perdre de l’argent, c’est que lorsque ça marche, l’activité est particulièrement lucrative et offre des rendements très élevés. De ce fait, les risques (financiers) de l’activité sont largement compensés par les profits qu’elle génère. Ces profits sont par ailleurs d’autant plus élevés que les projets tournent rapidement. La frénésie de projets immobiliers à Bruxelles est une matérialisation de cette course de vitesse : il s’agit de produire toujours plus et de revendre toujours plus vite. Le promoteur passe, les tours restent.

Les projets des promoteurs sont assez précisément listés et présentés dans les rapports d’activités et les rapports annuels qu’ils publient de manière régulière. Immobel est, de ce point de vue, particulièrement prolixe, ce qui est cohérent avec sa stratégie de développement, encore assez récente : celle d’attirer l’attention des gros investisseurs. La communication vis-à-vis de ces pourvoyeurs de fonds est donc une affaire importante : les rassurer, leur donner des gages de confiance en les informant régulièrement de l’état d’avancement des projets. Car si un promoteur n’a pas averti ses actionnaires et ses créanciers du potentiel retard ou échec d’un projet, cela peut entamer leur confiance, et ça c’est mauvais pour les perspectives de croissance future. Alors il faut que la machine tourne pour pouvoir continuer de dispenser des bonnes nouvelles, coûte que coûte.

Obtenir le permis de construire

Un des cauchemars du promoteur, c’est de ne pas obtenir de permis de construire ; ou d’obtenir un permis dont les contours ne lui permettront pas de réaliser les profits escomptés ; ou encore de voir les délais d’obtention du permis s’allonger. Un projet en retard, ou un projet annulé, peut avoir des répercussions sur la confiance des investisseurs, et donc sur le prix de l’action en bourse et sur les capacités futures de l’entreprise à collecter du capital et donc à lancer de nouveaux projets et à poursuivre sa croissance.

Cela dit, relativisons d’emblée les discours alarmistes des promoteurs : le niveau de rentabilité de l’activité de promotion immobilière fait que l’échec d’un projet avant le début de la construction ne met pas en danger la viabilité de l’entreprise toute entière – il suffit de se référer au niveau de dividendes payés pour voir que des pertes éventuelles pourraient être absorbées : en moyenne, sur les cinq dernières années, Immobel a ainsi reversé les trois quarts des profits générés par ses activités à ses actionnaires. Il y a donc de la marge.

Il s’agit de produire toujours plus et de revendre toujours plus vite. Le promoteur passe, les tours restent.

En réalité, que produit un retard ou un refus de permis de construire ? On peut le résumer à un manque à gagner, à une rentabilité moindre que ce qui était attendu au départ. Atenor, un grand promoteur belge dirigé par Stéphane Sonneville, se plaint ainsi depuis des années de ce que le permis de construire pour un projet de tour à la Gare du midi (la tour Victor sur l’îlot Tintin, une tour de bureau de la même hauteur que la tour du Midi [1]) n’est toujours pas délivré. Rien n’a encore été construit. Un terrain a été acheté, certes, des études de financement, des plans d’architectes et des demandes de permis réalisés, mais aucune construction n’est encore engagée. Les frais sont donc relativement limités à l’échelle du projet et de l’entreprise. Pourtant, Sonneville parle de ce projet depuis des années – un projet qui promet d’importants bénéfices et dont l’abandon ferait tache dans ses échanges avec ses actionnaires.

Un autre élément à prendre en compte est le coût de l’immobilisation du capital. Plus le temps entre l’achat du terrain et la vente complète du projet sera long, plus il aura requis de capitaux (le capital « immobilisé » dans l’achat du terrain et du bâti) sur lesquels des rendements sont exigés, intérêts à payer aux banques et aux investisseurs, dividendes à payer aux actionnaires. Pour un montant de profit attendu d’un projet, si ce profit est étalé sur dix ans ou sur quatre ans, et que chaque année un montant donné est payé au titre du coût de financement, on comprend que le profit finalement engendré par le projet sera plus grand s’il se termine plus rapidement – c’est-à-dire si son « cycle de vie » est plus court.

Le profit finalement engendré par le projet sera plus grand s’il se termine plus rapidement – c’est-à-dire si son « cycle de vie » est plus court.

Au moment de la fusion entre Allfin et Immobel, Alexandre Hodac, alors administrateur-délégué du nouvel ensemble, annonçait « Allfin est agile, elle achète et sort ses projets rapidement. Immobel est plus lente. Cela impacte son taux d’endettement ». Depuis 2016, c’est le modèle Allfin qui prédomine chez Immobel.

Comme toute entreprise cotée en bourse, Immobel fait état des « risques opérationnels » qui peuvent venir grever ses résultats. L’obtention des permis fait partie des risques réglementaires associés à l’activité de promotion immobilière.

« Immobel s’expose au risque réglementaire. Tout projet de développement est soumis à l’obtention du permis d’urbanisme, de lotir, d’urbanisation, de bâtir et d’environnement. Un retard dans l’octroi de ces permis ou le non-octroi de tels permis pourraient avoir un impact sur les activités d’Immobel. Par ailleurs, l’octroi d’un permis ne veut pas dire qu’il est immédiatement exécutoire. Il peut faire l’objet de recours. De plus, Immobel doit respecter plusieurs règles d’urbanisme. Les autorités ou administrations pourraient procéder à une révision/modification de ces règles, ce qui pourrait avoir un impact matériel sur les activités d’Immobel. » - Extrait du rapport annuel 2020 d’Immobel,
version française, page 79.

Selon Immobel, ce risque a augmenté pendant la période COVID, qui a vu ralentir le traitement des demandes de permis. Ce constat est répété à plusieurs reprises dans les communications faites par le groupe en 2020 et 2021. Il est également mentionné dans le communiqué de presse de CFE concernant les résultats 2020 du groupe, dont deux pages sont dédiées aux résultats de son activité de promotion immobilière :
 
« Les retards de plus de douze mois dans l’octroi des autorisations de bâtir des projets bruxellois, en grande partie dus aux conséquences de la pandémie, feront sentir leurs effets en 2021 : BPI a été contrainte de postposer le lancement de la commercialisation et de la construction de plusieurs projets. » - Extrait du communiqué de presse à propos des résultats 2020 du groupe CFE

Tout ceci explique l’insistance avec laquelle les promoteurs abordent les autorités publiques et les législateurs, pour que les procédures d’obtention de permis soient simplifiées et raccourcies, et que les procédures de consultation et de publicité auprès des habitant·es – un des rares outils de démocratie urbaine – soient réduites à leur plus simple expression [2].

La promotion immobilière privée cotée en bourse est structurellement incapable de répondre aux besoins premiers de la population bruxelloise : des logements abordables.

Bien choisir son quartier d’avenir

Les investissements publics augmentent la désirabilité d’un quartier, et dans un marché privé où les prix ne sont pas encadrés (que ce soient les prix d’achat ou les loyers), comme c’est le cas à Bruxelles, cela a pour effet d’augmenter les prix. Les promoteurs pourront donc vendre les logements qu’ils auront produits à un prix supérieur à ce qu’il aurait été sans les investissements publics : ceux-ci sont la garantie d’une adéquation de ces quartiers aux attentes d’une population plus aisée. Cela fait partie du processus de gentrification. Comme le souligne Mathieu Van Criekingen, « il n’y a pas de gentrification sans action sociale collective […] aucune portion de territoire ne se transforme d’elle-même en actif foncier à haut rendement ou générateur de plusvalue » [3]. Les plans canal, de piétonisation du centre ville, les contrats de rénovation urbaine et autres plans d’aménagement directeur sont autant de dispositifs publics favorisant l’attractivité des territoires et le rendement pour les acteurs privés.

Le cas du projet Victor d’Atenor et BPI au quartier Midi (qui accuse un « retard » de huit ans dans l’obtention du permis par rapport aux visées de l’entreprise) est là aussi un exemple parlant. La Région souhaite imposer une part de logements dans cette tour, mais Atenor rechigne car ses logements s’adressent à une clientèle relativement aisée peu attirée par l’image actuelle du quartier.

Les propos de Stéphane Sonneville, CEO d’Atenor, sont limpides à cet égard :

« Le fait de développer une tour répond à une équation économique assez rude or l’état du marché résidentiel du quartier du midi actuellement ne permet pas de développer cette tour (Victor) avec un bilan à l’équilibre. Donc il faut d’abord redorer le blason de ce quartier, y amener des investissements publics… et les bureaux vont aussi créer une animation et un certain contrôle social, donc la population évoluera ». - Stéphane Sonneville, CEO d’Atenor, interviewé par la RTBF, 2 février 2016.

Le concept de mixité sociale est un autre levier pour transformer graduellement les populations en place dans les quartiers populaires en populations plus en phase avec les investissements à venir. Ce remplacement de population est une nécessité induite par les logiques financières auxquelles répondent les promoteurs immobiliers : payer les dividendes à leurs actionnaires, assurer une croissance de ces dividendes, suppose de réaliser des marges importantes. Et pour cela, il faut vendre les biens produits suffisamment cher, il faut générer une plus-value. Produire du logement pas cher et de qualité, ce n’est pas assez rentable pour assurer une telle rente. C’est ce qui explique que la seule production de logement que des Immobel, BPI et autres Atenor soient capables de proposer est à destination des classes moyennes et aisées. Ils sont aidés en cela par l’apport de Citydev qui sert de pionnier pour attirer une petite classe intermédiaire dans les quartiers présentés comme « difficiles ». Appâtée par un prix à l’acquisition relativement bas, cette classe intermédiaire arrive dans des quartiers qui ne constituent pas a priori leur choix premier. Une fois ces pionniers arrivés, le quartier se transforme progressivement et est mieux à même d’attirer la catégorie supérieure [4]. La promotion immobilière privée cotée en bourse est structurellement incapable de répondre aux besoins premiers de la population bruxelloise : des logements abordables. C’est pourtant à elle que la Région et les communes de Bruxelles confient l’essentiel de la production de logement aujourd’hui, tout en leur laissant réaliser des profits colossaux, largement assurés par l’investissement public [5].

Construire le plus dense et le plus haut possible

Le rêve ultime du promoteur, c’est la tour, « l’émergence », comme celles réalisées par Immobel (Möbius) et Atenor (UpSite) près de la Gare du Nord, comme celles en projet le long du canal par Immobel et BPI (KeyWest-A’Rive), à la Gare du Midi et dans le quartier Européen par Atenor (Victor-Move’Hub et Realex).

Il y a certainement un délire mégalomaniaque dans cette obsession de la tour, l’envie de laisser une trace, d’avoir un bâtiment (des bâtiments) dont on est à l’origine et qui se voi(en)t depuis l’autre côté de la ville. « Construire la ville de demain ». Mais il y a aussi des raisons économiques à l’existence de ces tours et à leur multiplication.

Les zones urbaines visées par les promoteurs (à Bruxelles : le centre, le quartier européen, le Sablon, le canal…) sont des zones déjà prisées ou en cours de « redynamisation », dans le sens où tant les entreprises que des particuliers aisés vont y être attirés, notamment via des politiques publiques. Le foncier y est cher ou voit son prix augmenter rapidement. Le prix des parcelles impose donc des acheteurs qui ont les moyens de réaliser des constructions denses et de monter les gabarits le plus haut possible pour faire un maximum d’argent avec le produit des ventes. Or pour faire des tours, il faut de grandes parcelles, et les grandes parcelles, ça coûte encore plus cher. C’est le serpent qui se mord la queue : laisser ces espaces au plus offrant, selon la loi du marché et sans encadrement des prix, c’est s’assurer d’une ruée des promoteurs immobiliers et de leur logique sur chaque quartier dans lequel les communes et la Région investissent.

Il y a certainement un délire mégalomaniaque dans cette obsession de tours, mais il y a aussi des raisons économiques à leur existence et à leur multiplication.

Trouver des acheteurs le plus vite possible

Nous voici arrivés à la fin du cycle du projet : le moment de la mise en vente. Puisque emprunter de l’argent coûte aussi de l’argent (oui, même aux promoteurs !), moins la durée d’emprunt sera longue, moins cela coûtera cher. L’enjeu du coût de financement et de l’immobilisation du capital nécessite donc de vendre le plus tôt possible. Cela revient à garder les projets le moins longtemps possible en « portefeuille ».

C’est probablement ce qui peut expliquer le phasage des très grands projets comme on a pu l’observer à la Cité Administrative (RAC 1, 2, 3 et 4) [6] ou sur le campus de la VUB (Universalis Park 1, 2 et 3) : chaque phase est assurée par une filiale distincte, qui introduit son propre permis, a ses financements propres et est mise en vente séparément.

C’est aussi ce qui explique les ventes anticipées de certains projets. Ainsi, le 10 mars 2021, Immobel et BPI sortaient un communiqué annonçant que la société « Quares Student Housing a confirmé l’achat de 129 logements étudiants dans le projet mixte Brouck’R », un projet développé conjointement par les deux promoteurs [7]. Cette vente est intervenue alors que le permis de bâtir est toujours à l’enquête publique (on imagine cela dit que le contrat de vente prévoyait une clause suspensive). Une vente en gros et sur plan, en somme. Ça réduit le coût de financement pour les promoteurs. Autre exemple : pour la tour Möbius, une tour de bureaux à la Gare du Nord, Immobel avait conclu dès le départ aussi un partenariat avec Fidentia, un fond d’investissement qui a acquis 50 % d’une des tours en 2019, c’est-àdire avant que les travaux ne soient engagés. (On appréciera le détail : Fidentia est un fond immobilier « durable ». La tour Möbius qui a été érigée suite à la démolition préalable de l’une des tours du quartier nord, se devait donc elle aussi d’être étiquetée « durable »).

Moins la durée d’emprunt sera longue, moins cela coûtera cher. L’enjeu du coût de financement et de l’immobilisation du capital nécessite donc de vendre le plus tôt possible.

Plus largement, la vente des projets immobiliers développés par les promoteurs fait donc l’objet d’une grande attention : ce n’est rien de moins que la source première des revenus de l’activité et la garantie de sa viabilité. Mais ce ne sont pas les acheteurs qui manquent : de l’argent, il y en a.


Le projet key west/a’rive, un fameux rent gap [8] !

Key West (rebaptisé A’Rive) est un projet immobilier porté par Immobel et BPI. Il est développé sur ce qu’on appelle la tête de bassin à Biestebroeck (Cureghem-Wayez) [9]. Le terrain était jusqu’il y a peu situé en zone industrielle : on ne pouvait y construire du logement. L’attention des promoteurs immobiliers sera titillée suite à une combinaison d’interventions des pouvoirs publics :

  • En 2012, le projet de Plan régional de développement durable (PRDD) préconise à cet endroit la réalisation de tours « iconiques » en tête de bassin, promesse d’une belle rente en perspective.
  • La même année, la Région se dote d’une vision stratégique sur le territoire du canal en vue d’y développer massivement du logement.
  • En 2013, le Plan régional d’affectation du sol (PRAS) est modifié pour répondre au « boom démographique ». Il change les affections de la tête de bassin : de zone d’industrie, elle devient zone d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) laquelle permet la construction de logements.
  • Fin 2017, la commune d’Anderlecht adopte un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) : il prévoit 3800 nouveaux logements sur 49 ha du bassin et autorise spécifiquement pour la tête de bassin une densité construite quatre fois supérieure à la densité actuelle tout en permettant de descendre en-dessous des quotas exigés pour les activités productives, et ce, au bénéfice du logement. Enfin, le PPAS prévoit deux des tours (euphémiquement appelé « émergences ») de maximum 70 et 100 m de haut.

La combinaison de ces mesures menées tambour battant en l’espace de cinq ans va créer un fameux rent gap pour les heureux propriétaires de la parcelle. Ceux-ci voient grimper en flèche la rentabilité de leurs terrains grâce à la seule intervention des pouvoirs publics.

Immobel et BPI n’auront plus qu’à patienter un peu pour que les cuves à pétrole de Cotanco, classées comme site Seveso, déménagent et ainsi déposer leur demande de permis début 2020 pour construire 524 logements, répartis sur deux tours de 62 et 84 mètres de haut, accompagnés de 383 places de parking. Le prix plancher annoncé pour les appartements les moins attractifs est de 2 700 EUR/m² soit 1 000 EUR/ m² plus cher que les appartements vendus par Citydev. Les promoteurs tablent sur 40 % d’investisseurs, conscients que ces tarifs ne sont pas abordables pour une bonne partie des Bruxellois·es. Ce qui n’empêche pas Immobel dans son rapport d’activités 2020 de se vanter du fait que « le programme tient surtout compte des besoins du quartier » et le valorise en monnaie sonnante et trébuchante pour appâter les actionnaires : « Immobel a obtenu en 2020 des permis représentant une valeur commerciale de 314 millions d’euros et a actuellement des demandes de permis en attente d’une valeur commerciale de plus de 1,4 milliard d’euros. Les principaux projets pour lesquels Immobel prévoit d’obtenir des permis en 2021 sont A’Rive (exKey West) (529 unités) […] ».

Il faudra à peine un an pour qu’Immobel et BPI obtiennent leurs permis d’environnement et d’urbanisme pour leur mastodonte immobilier. En effet, la nouvelle mouture du Code d’aménagement du territoire (COBAT) adoptée deux ans plus tôt, dispense nos deux comparses de la réalisation d’une étude d’impact environnemental de leur projet. Depuis la réforme, seuls les projets de plus de 400 places de parking (contre 200 dans la version ancienne) doivent faire l’objet d’une telle étude.

Quelques mois après la délivrance des permis, Immobel et BPI passent un accord avec Home Invest Belgium, le spécialiste de l’immobilier résidentiel locatif, pour démarrer la commercialisation avant même que la première pierre ne soit posée. L’accord porte sur 101 unités de logement sur lesquelles Home Invest espère un rendement brut aux environs de 4,5 %. Le même opérateur s’est déjà porté acquéreur, à quelques dizaines de mètres de là de 171 unités de logement développés par Atenor dans le cadre de son projet City Dox. Et Immobel de se féliciter : « Ce projet confirme l’objectif d’Immobel de façonner les “villes de demain” et de développer des projets durables à usage mixte dans les grandes villes européennes ».

Cela dit, une ombre porte aujourd’hui sur le programme juteux des investisseurs. IEB a attaqué les deux permis en justice au courant de l’année 2021. Et le Collège de l’environnement lui a donné raison le 14 juillet 2021 en annulant le permis d’environnement [10]. Le recours contre le permis d’urbanisme est toujours pendant et ne peut être exécuté en l’absence du permis d’environnement.

Claire Scohier

La cité spéculative

Panorama, c’est ce joli surnom qui affuble le dernier projet d’Immobel et de Breevast sur l’ancienne Cité Administrative. Au programme, c’est plusieurs bâtiments d’une superficie plancher de plus de 57 000 m² qui vont être construits. Ils regrouperont des logements, du commerce et même une école. L’architecture est démesurée. Elle fait notamment la part belle à deux tours dont la plus haute culminera à dix-neuf étages. Clou du spectacle, les appartements offrent une vue spectaculaire sur la ville et si on comprend aisément l’intérêt commercial de telles constructions, il y a matière à se demander comment les pouvoirs publics ont pu autoriser la construction de bâtiments défigurant définitivement l’une des plus belles perspectives de la cité.

Pour le comprendre, il faut revenir aux années 2000. La Cité Administrative est alors désaffectée et la Région craint qu’un nouveau chancre vienne défigurer le centre de Bruxelles. Elle profite de l’adoption du PRAS en 2001 pour préparer la réhabilitation du site. L’objectif, c’est de le rendre multifonctionnel et de rétablir une connexion entre le haut et le bas de la ville. Le plan d’affectation des sols établit donc un seuil minimal de 35 % de logement pour tout projet de développement. Malheureusement, la Région n’a pas la maîtrise foncière du terrain et c’est l’État fédéral, en 2003, qui va le vendre au promoteur Breevast pour la somme ridicule de 27 millions d’euros [11].

Cette opération immobilière se fait dans le cadre de la politique de « sale and lease back » qui consiste à vendre plusieurs propriétés foncières de l’État afin d’améliorer son taux d’endettement. Ce dernier continue pourtant d’occuper les bureaux sous forme de location. Cette politique va induire une pérennisation de la fonction du bureau sur le site. Les deux premières phases d’aménagement consistent bien en la rénovation des bâtiments pour les affecter majoritairement au bureau. La Région accordera les permis d’urbanisme et se trouvera alors coincée entre le marteau et l’enclume. La seule possibilité pour obtenir 35 % de logement sur le site, après avoir autorisé 68 000 m² du bureau, consiste à le densifier à outrance. Bref, le PPAS, rédigé en 2013, prend acte de la situation existante et tente d’élaborer des prescriptions urbanistiques permettant d’arriver au seuil de logements exigé réglementairement. La logique mathématique est implacable et si 68 000 m² de bureau ont été construits, il va falloir aménager les derniers espaces très densément. C’est ainsi qu’un règlement d’urbanisme a abouti à un aménagement très favorable aux promoteurs.

Les retombées financières pour Immobel et Breevast sont substantielles. Les bureaux construits dans les deux premières phases du développement ont été immédiatement reloués à la police fédérale. Il s’agit d’un des plus gros contrats de location de l’État belge. Il se chiffre à 318 millions d’euros pour un bail de 18 ans. Les deux phases suivantes, le projet Bel-Air et Panorama ont quant à eux produit du logement du standing au sein de projets démesurés. Reste pour la collectivité à constater les dégâts, l’une des vues les plus iconiques de la ville sera irrémédiablement gâchée par des mastodontes immobiliers.

Olivier Fourneau

C’est quoi un rent gap ?

La notion de rent gap a été forgée par le géographe étasunien Neil Smith en 1979 pour décrire l’un des mécanismes par lequel la promotion immobilière génère des bénéfices. Neil Smith avait observé que dans certains quartiers très pauvres de New-York, les terrains et les bâtiments (notamment d’anciens sites industriels) étaient rachetés par des promoteurs immobiliers qui entreprenaient d’y construire ou d’y reconstruire des bâtiments de logements de standing. Revendant ou louant chacun de ces appartements à un prix nettement plus élevé que ceux pratiqués jusqu’alors dans le quartier. Le rent gap est cet écart entre le rendement initial et le rendement final. Pour le réaliser, il existe deux stratégies principales :

  1. Le changement d’affectation : il s’agit d’acheter un terrain dont l’affectation est une fonction faible et obtenir un changement d’affectation vers une fonction forte. En somme, et c’est ce que nous avons pu observer dans le bassin de Biestebroeck ou se développe notamment le projet Key West/A’Rive, acquérir un terrain sur lequel le seul type de bâtiment pouvant être construit est un bâtiment industriel puis obtenir une nouvelle affectation permettant de construire un bâtiment contenant une fonction forte (des logements ou des bureaux), qui se louera ou se vendra plus cher.
  2. L’évolution du quartier : cette fois, il s’agit d’acheter un terrain dans un quartier peu valorisé, et d’y construire un bâtiment que l’on pourra louer ou vendre plus cher un certain nombre d’années plus tard, après avoir profité de différents investissements publics (transports en commun, parc, musée, etc), ou encore après avoir soutenu des opérations de revalorisation symbolique (occupations artistiques, etc). C’est la dynamique en train de se développer notamment dans les quartiers de Cureghem et du Vieux Molenbeek [12].

On le voit, le rent gap se réfère donc au phénomène de spéculation immobilière, qui est, selon Mathieu Van Crieckingen « un phénomène classique dans un système capitaliste ». Il s’agit pour le propriétaire d’un terrain ou d’un bâtiment de voir la valeur de celui-ci augmenter en faisant le moins d’actions possibles en ce sens.

La notion de rent gap offre l’avantage de décrypter comment cette spéculation opère, et quelles décisions la soutiennent. Les dérogations urbanistiques, changements d’affectations ou investissements publics sont autant d’éléments sur lesquels tablent les promoteurs immobiliers. Ces augmentations de valeurs foncières, ces bénéfices, le rent gap, ne sont pas naturels. Ils sont produits et bénéficient principalement aux promoteurs privés.

Sarah De Laet

Le projet Brouck’r

Depuis l’instauration du piétonnier, le centreville de Bruxelles subit une transformation radicale. Celle-ci s’accompagne d’un large éventail de nouveaux projets qui convergent tous vers un même but : attirer plus de touristes et des commerces davantage adaptés à un public nanti, une volonté en contradiction flagrante avec les intérêts des habitants qui vivent dans ces quartiers. Le projet Brouck’R porté par les promoteurs Immobel et BPI consiste en la démolitionreconstruction de la quasi-totalité d’un îlot compris entre la place De Brouckère et les rues des Augustins, des Hirondelles et de Laeken. Récemment, Immobel a finalisé un autre projet, Chambon, à quelques rues de là, lequel s’étend également sur tout un îlot. Une autre opération du même groupe est en cours à la Cité Administrative… [13]

Le projet Brouck’R prévoit d’une part du logement et des kots étudiants, d’autre part des commerces et un hôtel, deux fonctions aisées à faire fructifier en plein centre ville qui supposent la démolition pure et simple des anciens bâtiments d’Allianz qui y a laissé un vide spéculatif justifiant l’opération de démolition, laquelle aura de multiples impacts environnementaux : ce sont plus de 43 000 m² de superficie plancher qui seront détruits. Un projet qui va à l’encontre de l’utilisation parcimonieuse des ressources et générera d’importantes émissions de CO2 pour la production des matériaux neufs ainsi que le charroi nécessaire à l’acheminement, tant des nouveaux matériaux qu’à l’évacuation des déchets pour lesquels aucune valorisation n’a été prévue.

Le projet Brouck’R non seulement fait fi des urgences environnementales et sociales mais il ne respecte pas non plus le patrimoine, en réalisant une opération de façadisme sur ce bâtiment historique. Les élus, loin de s’opposer à l’opération destructrice, ont rendu en commission de concertation un avis favorable sous conditions (cosmétiques) et, dans la foulée, la Région a délivré le permis. Aussitôt, les travaux de démolition ont commencé. Inter-Environnement Bruxelles, l’ARAU et un riverain viennent d’introduire un recours contre le permis délivré.

Mohamed Benzaouia

par Aline Fares , Claire Scohier

Inter-Environnement Bruxelles

, Mohamed Benzaouia

Ancien travailleur d’IEB

, Olivier Fourneau

Chargé de mission

, Sarah De Laet

Chargée de mission de 2018 à 2021.


[1Entre temps, le projet est rebaptisé « MoveHub », monté en partenariat avec BPI, et fait partie du PAD Midi. Pour mieux connaître le projet, lire l’article de Gwenaël Brëes et Claire Scohier « Victor, le vertige du Midi », Bruxelles en Mouvements n° 263, avril 2013.

[2Lire l’article sur la réforme du Code d’aménagement du territoire (COBAT) : Claire Scohier et Sophie Charlier, « Quand efficacité rime avec déni démocratique », Bruxelles en Mouvements n° 299, juin 2019.

[3M. VAN CRIEKINGEN, Contre la gentrification, La Dispute, 2021.

[4Lire l’encadré dans ce dossier sur l’évolution du marché du logement, p. 17.

[5Voir à ce sujet la conférence gesticulée de Sarah De Laet « J’habite, tu habites, ils spéculent », 2021.

[6Lire l’encadré de ce dossier sur la Cité spéculative p. 13.

[7Lire l’encadré de ce dossier sur le projet Brouck’R p. 15.

[8Cf. l’encadré sur le rent gap dans ce dossier p.14.

[9Pour en savoir plus sur l’ensemble du projet, lire : Claire Scohier, « Key West, un Far West immobilier à Biestebroeck », Bruxelles en Mouvements n° 311, mai 2021.

[10Sur les suites du recours et de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, lire notre édito p. 20.

[11Selon les estimations de l’époque, la Cité administrative avait une valeur immobilière de 70 millions d’euros. In L. BOVÉ « L’amateurisme du gouvernement en matière d’immobilier a coûté des millions aux contribuables », L’Écho, 19 août 2019

[12Lire l’article paru dans La Libre Immo « Cureghem, il y a du
boulot mais on y travaille », 12 novembre 2021.

[13Voir l’encadré de ce dossier « La Cité spéculative ».