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Chaises

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Entrer en resquillant à La Rotonde de Woluwe-Saint-Lambert. Parce que payer pour s’amuser, ce n’est pas marrant, et puis de toute façon, on n’a pas le budget.

Maintenant qu’on est là, on ne va pas rester dehors.

Empiler des chaises de terrasse en pvc blanc jusqu’à atteindre le premier étage où se déroule la fête.

Aider mon pote rugbyman costaud qui pèse plus de 90 kilos à grimper.

Monter tous les deux sur cette tour de Pise d’infortune, puis lui faire la courte échelle pour qu’il parvienne à s’accrocher à l’appui de fenêtre.

Il est à l’intérieur entre les tentures et la fenêtre.

C’est à mon tour : je suis sur la pile de chaises. Je saute. Il m’attrape par le bras. En prenant appui sur les chaises, celles-ci ont reculé.

Être suspendu dans le vide tenu par la seule force du bras de mon pote.

Lancer ma jambe d’un mètre sur la gauche pour atteindre le rebord de la fenêtre.

Cette jambe lancée dans le vide, ratant son objectif est un mouvement des plus burlesque. Mon ami à qui ça n’a pas échappé ne peut pas s’empêcher de rire.

Rire, avoir un fou rire. Les yeux levés, je vois les siens remplis de larmes. Il se force à ricaner de la manière la plus discrète qui soit pour ne pas attirer l’attention.

Rire, ça relâche les muscles.

Je le sais.

Je ne peux pas m’empêcher d’y penser.

Je panique.

De la voix la plus désespérée qu’il ait jamais entendue, je dis à mon pote : Me lâche pas !

Son étonnement face à ma détresse. Cette voix inconnue sortie de ma bouche, ne fait que rajouter du ridicule à la situation.

Et ça ne lui échappe pas non plus.

Il rit de plus belle.

J’ai peur de plus belle.

Retenter d’envoyer ma longue et maigre jambe pour atteindre un appui.

Une nouvelle fois, dans le vent.

Une nouvelle fois, il rit.

Je le regarde dans les yeux...

Je me voyais déjà en bas, une jambe ou un bras cassé minimum. Au beau milieu de la nuit à 15 kilomètres de la maison, sans voiture, en train de boiter car il n’était pas question d’appeler l’ambulance vu que j’étais censé être tranquillement chez mon pote. Ou alors tombant très mal sur la tête, mort, à Woluwe-Saint-Lambert, si loin de chez moi. Les journaux aurait titré : « Un jeune Schaerbeekois mort d’avoir voulu entrer en soirée ». Ça aurait relancé le débat sur les jeunes qui ne peuvent pas entrer en discothèque. La honte sur ma famille. La mort ridicule. Il n’en est pas question.

Lâche pas, lâche pas sort de ma bouche, d’un ton ferme et décidé. Me surprend, le surprend.

Il fronce les sourcils.

Je fronce les miens.

Je lance ma jambe.

En vain.

Il devient rouge tellement il rit. Une larme tombe sur mon épaule. Il essaie de reprendre ses esprits et me dit : À trois...

Un, deux,...

Trois ! Je lance ma jambe.

Il me soulève de toutes ses forces avec son gros bras, son avant-bras de Popeye que j’agrippe des deux mains.

Mon pied est sur le rebord !

L’autre reste encore dans le vide. J’essaie de prendre appui pour me hisser. Il me dit : Pousse ! Je lui réponds : Mais je pousse ! Il s’esclaffe en me hissant vers le haut. Mes mains y sont, je m’accroche des bras à l’intérieur du cadre.

Cette suspension à cinq mètres du sol pendant quelques minutes, a travaillé sur mes articulations, et ajouté à cela une émotion rarement vécue : je suis fatigué comme jamais.

Je cherche la force au plus profond de moi pour pouvoir enfin pénétrer à l’intérieur.

Il m’attrape dans le dos, par la ceinture.

Un geste brusque.

Je suis dedans.

Derrière un rideau. De l’autre côté, une cinquantaine de garçons et de filles de mon âge font la fête. On fait des pas latéraux en essayant de ne pas trop faire bouger les tentures.

Jeter un coup d’œil discret vers la salle.

Mon pote passe de l’autre côté. Il fait le guet. OK, go, go, go.

Je passe.

Nous voilà dans la soirée.

James Python