Le logement est depuis bien longtemps devenu un produit d’investissement. Cette délégation de la production du logement à ceux qui détiennent le capital est problématique à bien des égards. L’entrée récente des fortunes privées dans le logement à caractère social nous montre l’absurdité d’une situation qui n’a rien d’inéluctable.
Rejouer au Monopoly peut être une expérience saisissante : en tout début de jeu, on traverse librement les rues qui contournent le plateau, il n’y a alors pas d’enjeu majeur si ce n’est celui de tomber sur une rue encore libre à l’achat. Mais rapidement, traverser ces mêmes rues commence à coûter de l’argent : au fur et à mesure que les rues sont achetées, privatisées, et que maisons et hôtels sont érigés, chaque passage coûte, de plus en plus cher, au point de rendre le lancer de dés presque anxiogène. On ne fait plus librement le tour du plateau de jeu, on peut même être pillé·e en un tour à peine. La position avantageuse d’un joueur ou d’une joueuse sur les autres vire rapidement à une situation de monopole, construite au fur et à mesure de la banqueroute des autres. Si le Monopoly est devenu un jeu populaire qui peut nous amuser encore et nous renvoie à des principes de base de l’économie capitaliste (propriété, accumulation), il a au départ été créé à des fins pédagogiques par Elisabeth Magie (le nom était alors : Le jeu du propriétaire) dans le but de démontrer que la propriété foncière conduit nécessairement à des situations de monopole, à un accaparement des richesses par une minorité. C’était au début des années 1900, et on peut dire que la démonstration est réussie et n’a pas pris une ride.
Vive la crise bancaire et la spéculation immobilière
La propriété immobilière est une affaire qui roule, et il y a des événements qui augmentent encore la vitesse à laquelle elle accélère l’accumulation de richesse des propriétaires. La crise financière de 2008 et la façon dont les gouvernements l’ont gérée pour nous est l’un de ces événements.
Le logement a été au cœur de la crise de 2008 et de ses suites : c’est par la surproduction de crédits par les banques que le marché de l’immobilier a explosé et que des ménages se sont retrouvés prisonniers de crédits impayables, puis évacués de leur habitat. Mais c’est aussi – et simultanément – parce que les marchés financiers étaient devenus instables et que certains investissements ne rapportaient plus autant que prévu, que des masses de capitaux se sont réfugiés dans la pierre et ont fait grimper les prix des logements dans les grandes villes. Autrement dit, alors même que la crise financière poussait des millions de personnes à la rue, aux États-Unis, en Espagne, en Hongrie, en Croatie et dans beaucoup d’autres pays, les villes voyaient le prix des logements augmenter à une vitesse fulgurante, rendant la situation plus difficile encore pour une part croissante de la population. Et on est bien loin d’être sorti·e·s de cette situation : à Bruxelles, le coût des logements ne cesse d’augmenter, de même que le mal-logement. Mais s’il y a eu crise financière, d’où sort tout cet argent avec lequel certains achètent tous ces immeubles que la plupart d’entre nous n’avons pas les moyens d’habiter ?
Les sauvetages bancaires menés en Europe et aux USA entre 2008 et 2011 ont permis de maintenir le système financier en place. À première vue, cela ressemblait à une bonne idée : les comptes bancaires ne seraient pas affectés. Toutefois, en injectant des milliards dans les banques pour éviter qu’elles ne fassent faillite, les États ne sauvaient pas seulement l’argent des « petit·e·s épargnant·e·s », mais toutes les activités des banques, tout le système financier (fonds d’investissement, sociétés d’assurance, fonds spéculatifs…) et la minorité enrichie par ce système qui leur permet d’extraire des profits colossaux et de les accumuler. Comme les grandes banques internationales sont au cœur des marchés financiers, qu’elles produisent les titres financiers qui tournent sur les marchés, qu’elles alimentent ces mêmes marchés en crédit, et qu’elles en dépendent pour financer leurs activités, les sauver c’était sauver tout le système. Aucune contrepartie ou presque n’a été exigée suite aux sauvetages, aucune réforme significative du système bancaire n’a été réalisée [1]. Le système bancaire et financier a donc pu poursuivre son œuvre comme avant, et il s’est même crispé sur ses exigences : plans de licenciements et durcissement des conditions de travail voire de la réglementation du travail pour garantir des profits suffisants aux actionnaires, orientation des capitaux vers des secteurs « prometteurs » (notamment : sécurité, bio-technologies, big data) ou jugés « sûrs » (notamment : immobilier, dette publique), avec à chaque fois une exigence de rendement pour le capital, au détriment du vivant en général (travailleurs et travailleuses, écosystèmes, ressources).
Les premiers bénéficiaires du statu-quo sont ceux qui détiennent les titres financiers : tant que la machine tourne, elle continue d’extraire et de rapporter, dividendes, intérêts, ponctions sur le travail et les ressources. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil au niveau d’enrichissement des plus fortunés, qui ne cesse de surprendre tant il s’accélère depuis une dizaine d’années [2].
Les sauvetages bancaires ont aussi été synonymes d’endettement massif des états (car il a bien fallu trouver l’argent des sauvetages quelque part). Le remboursement de la dette ainsi contractée est à l’origine des politiques d’austérité qui se sont déployées dès 2011 à travers l’Europe, non sans opposition. Même si on nous a alors raconté d’autres histoires, il s’agissait bien de payer le coût des sauvetages bancaires et de la crise économique et sociale qui a suivi [3]… au risque d’aggraver la situation.
Quelques années plus tard, le constat est affligeant : non seulement les inégalités se sont creusées (les plus riches se sont enrichis pendant que les conditions de vie de la majorité de la population se sont dégradées sur tous les fronts), mais les finances publiques ont été littéralement mises à sac. Il n’y aurait donc plus assez de fonds publics pour assumer des dépenses cruciales en temps de crise, de chômage et de salaires réduits : gratuité de la santé, de l’éducation et des transports publics, retraite pour toutes et tous, logement social... autant de biens communs qui se sont éloignés de nous au fil des années, dans des temps où nous en avons pourtant besoin plus que jamais pour redonner à tou·te·s la possibilité d’une vie décente et recréer des solidarités.
Demander aux loups de soigner la morsure
La tentation a donc été grande de quémander auprès de ceux qui ont de l’argent, et qui de ce fait ont la possibilité d’investir à la place des services publics. La rhétorique des privatisations, du développement des partenariats public-privé, et autres introductions du financement du commun par le privé pouvait se déployer – pour le plus grand profit des « investisseurs ».
Le retournement de situation est grandiose : alors qu’entre 2008 et 2011 la reprise en main de la sphère financière, le rétablissement de règles du jeu convenables et d’une forme de justice sociale étaient envisageables, le rapport de force a complètement changé en une paire d’années à peine.
Non seulement le système a été maintenu tel quel, mais ceux qui en bénéficient le plus ont accumulé plus vite que jamais. Il y a donc beaucoup d’argent à investir d’un côté et beaucoup de besoins de financement de l’autre (l’économie abîmée par des années de crise payées par la population). Le chantage peut alors commencer : si les conditions pour les investisseurs ne sont pas suffisamment attractives, ils trouveront des opportunités ailleurs, nous abandonnant à notre situation. Le rôle revient alors aux autorités publiques (et aux associations qui pallient leurs manquements) de fournir un cadre suffisamment « flexible » pour accueillir ces fonds privés.
À Bruxelles, haro sur les AIS
Le cas du logement à Bruxelles illustre bien cette situation et les dérives dans lesquelles les autorités sont en train de nous faire sombrer. Alors qu’un tiers des habitant·e·s de Bruxelles vit sous le seuil de pauvreté et que la moitié de la population de la ville est dans les conditions de revenus pour accéder au logement social [4] (certain·e·s sont toutefois propriétaires de leur logement), l’offre sociale représente moins de 7 % des logements disponibles à Bruxelles. Le reste de la population concernée est aux mains d’un marché privé trop cher et/ou inadéquat. Les politiques publiques qui favorisent l’accès à la propriété ne s’adressent pas à cette population – trop pauvre – mais à la tranche supérieure, et le terrain du logement social est assez largement abandonné, malgré des annonces répétées des autorités bruxelloises pour mettre un terme à « la crise du logement ». Les Agences immobilières sociales (AIS) tentent de pallier le manque, avec une approche d’autant plus intéressante qu’elle permet de sortir des logements de la concurrence du marché privé, et que ces logements ne sont pas concentrés dans des quartiers-ghettos, mais répartis à travers la ville. Cela dit, la rémunération que les AIS garantissent aux propriétaires des logements est assurée d’une part par les locataires (précaires, donc) et par des subventions publiques. Aussi, on constate que cette solution n’est pas pérenne et qu’elle peut en certains cas permettre aux propriétaires de rénover leur biens à l’aide de subventions publiques (primes à la rénovation avantageuses) pour les remettre quelques années plus tard sur le marché privé à des prix plus élevés (et donc reporter et renforcer le problème). Par ailleurs la taille du parc n’est bien entendu pas à la hauteur des besoins.
C’est là qu’interviennent les « impact investors ». Ces investisseurs drapés de bonnes intentions sont généralement des personnes fortunées, dont l’intention est de dégager des profits financiers, mais aussi sociaux et/ou environnementaux. Les « impact investors » partent de leur compréhension des besoins de la société (par exemple, le manque de logement à prix abordable) et mettent en place des solutions financières qu’ils estiment en mesure de pallier ces besoins. En Belgique, le fonds Inclusio mis en place par la banque Degroof a cet objectif : proposer à ses clients de financer la construction de logements à caractère social qui seront mis en location par des AIS et ainsi remédier au manque de logements sociaux à Bruxelles.
Des riches dans le logement social, est-ce si mal ?
Le manque criant de logements à des prix abordables rend l’affaire fort attractive, notamment pour les AIS qui ont besoin de plus de logements à mettre en location [5]. La logique de propriété privée et de délégation de la question du logement à des investisseurs crée toutefois des situations sans issue : tant qu’il y a extrait de rente (dividendes perçus sur l’investissement, bénéfice réalisé sur un loyer perçu…) se pose la question de qui paie et qui reçoit. En l’espèce, la rente est perçue par des personnes plutôt fortunées, et elle est payée par les budgets publics (subventions reçues par les AIS) et les locataires – des ménages qui font l’expérience de la pauvreté. Cela ne fait qu’augmenter un phénomène sur lequel on ne cesse de s’alarmer : le creusement des inégalités, et c’est intolérable. Ensuite, s’en remettre aux investisseurs privés est le meilleur moyen de s’éloigner encore un peu plus de la possibilité de décisions collectives sur un problème collectif.
Faire du logement à caractère social et du problème du mal-logement une opportunité d’investissement est révoltant, quel que soit l’emballage et les bonnes intentions qui y sont associées. Cela est d’autant plus vrai que les choix des investisseurs privés sont guidés par des désirs individuels qui ne coïncident pas nécessairement avec l’intérêt collectif, et que les conditions matérielles d’existence très privilégiées de ces mêmes investisseurs ne leur permettent a priori pas de comprendre et donc de résoudre des problèmes sociétaux qui ne les affectent pas. Mais surtout : ces capitaux ont été accumulés sur des pratiques destructrices, et sont principalement détenus par des personnes qui n’ont pas intérêt à transformer un modèle économique qui leur est bénéfique. Leur préférence va nécessairement à des modèles qui ne dérangent pas le statu quo. Et si on exigeait plutôt des multi-propriétaires de céder leurs immeubles pour en faire des logements sociaux ? Quitte à vouloir faire le bien, autant le faire vraiment et sans faux-semblants.
[1] Vu l’ampleur du désastre économique, social et écologique, et vu la menace de prochaine crise financière, nous ne mentionnerons pas les réglementations mises en place depuis 2008 qui, malgré – ou plutôt à cause ! – de leur épaisseur (des dizaines de milliers de pages de réglementations européennes et nationales) n’ont rien modifié des problèmes de fond posés par le système bancaire et financier actuel.
[2] Voir par exemple le rapport annuel sur les inégalités produit par Oxfam.
[3] En Belgique, la dette publique est supérieure au PIB annuel du pays. Voir l’article 50 chiffres clés sur la dette et l’économie en Belgique publié par le CADTM en juillet 2019 [ www.cadtm.org ].
[4] Baromètre social 2018.
[5] Pour une analyse détaillée de la question, voir l’étude publiée par le RBDH en 2019 : Le privé à l’assaut du social [ www.rbdh-bbrow.be ].