Depuis les années 1990, le renard roux (Vulpes vulpes) a pris ses aises dans la capitale où il bénéficie d’une protection stricte. Aujourd’hui, qu’elles soient recherchées ou appréhendées, les interactions entre renards et humains sont devenues banales. Le nourrissage est fréquent même s’il est vivement déconseillé par les autorités. Mais que sait-on de la vie des renards en ville ? Qui sont-ils ? Que font-ils ? Et qu’y fabriquent-ils ?
« Quand ils crient, on dirait que quelqu’un se fait égorger. » « Pour elle, c’est comme ses enfants. Ils font vraiment partie de son quotidien. » « Mon préféré, c’était Foxy. C’est parce qu’il me regardait dans les yeux. Il y avait comme un lien. » « J’ai arrêté de les nourrir parce que, quand mon chat préféré a disparu, je n’ai pas su m’enlever ça de la tête, que c’était eux qui l’avaient tué. » « Non, je le jure, il me poursuit ! Il est installé sur ma terrasse en mode normal. On a l’impression qu’on a affaire à un animal limite domestiqué. »
Partout à Bruxelles, des présences de renards sont notifiées, attendues, appréhendées par de nombreux·ses habitant·es. Les rencontres entre des renards et des humains foisonnent au sein de cette ville densément peuplée. Mais si les témoignages abondent du « côté humain » des relations, en revanche l’absence de langage articulé fait obstacle de l’autre. Des cuisses de poulet scellent des alliances, des souliers disparaissent mystérieusement, des poubelles dévoilent leur contenu sous l’assaut de coups de canines, des silhouettes furtives traversent les chaussées. Mais qui sont les renards ? De quoi vivent-ils ? Comment viventils ? Les moins timorés peuvent laisser penser que c’est l’espèce entière qui se « domestique » au contact de la grande ville. Mais qu’en est-il une fois les fausses évidences dépassées ?
Ma thèse de doctorat m’a amenée à faire la connaissance de certains renards. Pendant plus d’un an, je suis allée observer des renards pendant la nuit, deux fois par semaine. J’ai également placé des caméras qui filment en continu depuis février 2023. L’ensemble du dispositif vise à suivre trois groupes de renards voisins pour comprendre leur quotidien. Il a l’avantage de permettre l’identification de chaque individu. Ce faisant, il permet de saisir des vies animales singulières et d’en faire émerger des récits, une autre manière de documenter et comprendre la vie animale au cœur de la ville.
La reconnaissance individuelle des animaux demande un certain entraînement mais avec de l’expérience, des détails qui n’étaient pas apparents durant les premières observations peuvent être notés. Les subtiles variations de leur pelage, de leur corpulence, de leurs formes (queues, museaux, oreilles) et de leurs contours se manifestent, deviennent soudain évidents, et leur face se complexifie pour prendre la forme d’un visage. La forme des yeux, leur écartement, la taille du museau, la largeur de la face et la couleur du poil surgissent, et le regard d’un individu ne ressemble plus à aucun autre [1].
Pendant plus d’un an, je suis allée observer des renards pendant la nuit, deux fois par semaine.
Les renards que j’ai rencontrés vivent dans une cité-jardin qui s’étale sur une douzaine d’hectares. Les rues sinueuses au relief important offrent des espaces verdoyants pour les habitant·es et pour la faune. Elles débouchent sur de plus grandes avenues, très fréquentées durant le jour, et très prisées pour les courses urbaines durant la nuit. Au pied d’immenses bâtiments sociaux, pour qui a l’œil entraîné, il est possible de voir des traces des goupils : des empreintes, un terrier, des trous dans les grillages, des poubelles éventrées, des plumes de pigeons ou de geais.
Les renards urbains tout comme leurs congénères des campagnes sont omnivores. Ils ne font pas de reste des noix, des châtaignes et des fruits pourrissant au pied des arbres fruitiers du potager de quartier. Cependant, ils trouvent également leur compte en protéines en se nourrissant d’invertébrés, de pigeons, de corvidés, de rats, de souris et de mulots. Des poules achetées par les gestionnaires de la cité-jardin ont péri par deux fois : la première du fait d’un renard, la seconde d’une fouine à la suite d’un oubli, le poulailler n’ayant pas été fermé. Une habitante, qui les nourrit quotidiennement, explique avec un certain amusement avoir trouvé dans son jardin les restes des volailles. Les déchets laissés par les renards dans la cité dévoilent les intimités et questionnent la propriété privée. Un couple d’habitants retraités possédant un jardin particulièrement apprécié des renards affirme que « chaque jour, c’est la même chose, on retrouve des couches de bébés, des restes des repas : on sait exactement qui a mangé quoi pendant la semaine ».
Les renards de la cité se nourrissent bien sûr des poubelles déposées sur les trottoirs deux fois par semaine. Les sacs blancs et les sacs orange sont les plus déchiquetés, mais les sacs bleus restent rarement intacts s’ils contiennent des boîtes de pâté pour chien ou pour chat. Le nourrissage est également une source de nourriture fréquente et variée : des cœurs de poulet, des croquettes pour chien et de la pâté sont distribués dans des gamelles ; des morceaux de saucisse, de tartines beurrées, ou des petits sachets plastiques renfermant de la viande cuisinée sont jetés des étages supérieurs ; des sacs en carton contenant des tacos sont même déposés à l’entrée de l’école primaire. L’habitant qui les y laisse connaît bien la femelle qui l’attend, surnommée Toumaï, avec qui il partage des séances de jeux – comme s’il s’agissait d’un chien. Enfin, des restes de repas sont déposés dans les jardins à l’arrière des maisons. Les habitant·es ne regardent pas les renards les manger, mais savent qu’il ne restera rien au petit matin. La pratique du nourrissage dépend de l’accès des habitations à ces renards : avoir un jardin peut mener à un rapport horizontal, de proximité ; l’inverse implique un rapport vertical, du haut d’une fenêtre.
Si le quotidien des renards de la cité-jardin s’entremêle à celui des habitant·es, que se passe-t-il pour eux lorsqu’aucun œil familier ne se pose sur leurs activités ? Qui sont les renards quand ils ne sont pas avec les humains ? Dans la cité-jardin, j’ai pu distinguer au moins trois groupes sociaux qui se répartissent en trois domaines vitaux différents [2]. Les groupes comptent entre quatre et huit adultes, et les domaines vitaux peuvent se superposer aux frontières : les individus ne sont pas strictement territoriaux. Au cours de ma recherche, j’ai eu la possibilité de suivre plus précisément l’un de ces trois groupes. Le récit de son existence et de celle de ses membres successifs commence en 2019.
En mars de cette année-là, Max – une femelle aux yeux en forme d’amandes – rencontre Valérie D., une nourrisseuse. Une relation de confiance s’établit et Max accepte bientôt de manger dans la main de Valérie. En juin 2019, la femelle invite ses deux juvéniles dans le jardin de l’habitante. Cette dernière interprète ce comportement comme une marque de profonde confiance : « C’est un bonheur de la retrouver chaque soir. On est à un mètre l’une de l’autre, [et] rien qu’à sa façon de se comporter, on sent la confiance. Je ne me lasse pas de la regarder et, les nuits venues, j’espère qu’il ne va rien lui arriver, ainsi qu’aux bébés. Le lendemain, je l’attends avec impatience… » En mars de l’année suivante, Max met de nouveau bas. Deux des trois juvéniles de l’année précédente sont toujours dans le domaine vital : un mâle et une femelle aux oreilles arrondies, Plume. En tant que femelle « aidante », Plume aide sa mère à élever les nouveaux juvéniles. En mars 2021 et 2022, Max se reproduit pour la troisième et quatrième fois. Une autre de ses filles, issues des portées précédentes, se reproduit également et les deux femelles élèvent ensemble leurs petits. Plume est toujours présente et aide encore à l’élevage de la nouvelle génération.
L’activité reproductrice de Max nous indique son statut social au sein du groupe. En effet, chez les renards roux, la dominance est associée à la reproduction et à la maintenance de la connectivité avec les autres membres [3]. Ayant au moins cinq ans – un âge respectable, puisque l’espérance de vie des renards urbains dépasse rarement deux ans – et ayant assuré au moins quatre portées, Max est probablement un individu très important. Elle se trouve en haut de la hiérarchie sociale et assure la connectivité du groupe.
Les histoires de renards ressemblent à bien des égards à celles des humains et peuvent prendre des tournures dramatiques. En janvier 2023, Max disparaît soudainement, probablement tuée dans un accident de la route. Cet accident transforme profondément la stabilité du groupe social auquel elle appartenait. En premier lieu, M2, un mâle avec qui elle avait été souvent observée, quitte brutalement la zone pour occuper un nouveau domaine vital au sein d’un groupe voisin. En second lieu, un nouveau mâle, grand, dominant, curieux et à la queue retroussée, apparaît : Tobbie. Ce nouvel individu, très sociable, se lie avec une femelle subordonnée, Habibi, et un mâle subordonné, Noirot. À la fin de l’hiver, les trois renards sont régulièrement vus ensemble, engagés dans de longues séances de jeux. Tobbie socialise en revanche peu avec Kiwi, une femelle peu connectée avec le reste du groupe, et par intermittence avec Nour et avec Plume – la fille de Max. En avril 2023, un nouvel événement vient secouer l’ensemble des renards du groupe : Plume décide de creuser un nouveau terrier dans le jardin de Valérie. L’opération intéresse tous les autres membres. Habibi, très volontaire, coopère activement ; Noirot et Tobbie invitent à des séances de jeu et exhibent des comportements sexuels ; Nour et Kiwi reniflent l’intérieur du terrier de temps en temps. Le jardin de Valérie se transforme bientôt en aire de jeux, et mes caméras s’activent dès le crépuscule pour capturer des centaines d’images de renards socialisant ensemble, un événement très rarement observé. Mais les choses changent drastiquement quand Valérie clôture l’extérieur du terrier pour assurer la sécurité de ses chiens. La nouvelle disposition des lieux ne permet plus aux goupils de se poursuivre en courant d’un bout à l’autre du jardin et les jeux cessent subitement. Le terrier est terminé.
Une semaine après cet incident, Kiwi, qui a mis bas, choisit d’y déplacer ses juvéniles. Probablement sous l’effet du stress induit par des conflits avec Kiwi et du déséquilibre suivant la mort de Max, Tobbie commet un infanticide sur l’un des trois juvéniles de Kiwi. Ce cas de cannibalisme (le juvénile ayant été partiellement mangé) survenu en mai 2023 n’avait encore jamais été rapporté chez les renards, au contraire de nombreuses espèces de canidés.
Les incidents se poursuivent. En juin 2023, la queue de Tobbie se fait sectionner. Si le mâle parvient à se déplacer normalement le premier jour, son état se dégrade rapidement et mes caméras capturent de moins en moins sa silhouette. Après deux semaines, il apparaît amaigri, raide et claudiquant. Il disparaît en juillet 2023, probablement mort à la suite de sa blessure. À nouveau, le décès de Tobbie transforme profondément le groupe social. Un acteur qui n’avait plus été observé dans la zone depuis plus de six mois refait subitement son apparition : M2, l’ancien allié de Max. Habibi et Noirot réagissent à la mort de Tobbie, avec qui ils partageaient de nombreuses connexions, et quittent progressivement la zone. À leur place, un nouveau mâle ressemblant à Noirot mais occupant un statut social beaucoup plus dominant apparaît : Syrius. Enfin, les deux juvéniles de Kiwi, désormais subadultes, explorent les environs et se montrent pour la première fois devant les caméras. Kiwi, qui connectait peu avant le départ de Tobbie, socialise désormais avec Syrius, M2 et ses deux juvéniles. Elle a désormais un rôle central dans le groupe et assure la connectivité entre ses membres.
Les renards de la cité se nourrissent bien sûr des poubelles déposées sur les trottoirs deux fois par semaine.
Les récits racontés ici nous montrent qu’il n’existe pas une réponse toute faite à la question « qui sont les renards ? ». Certains renards sont farouches et ne s’approcheront jamais, même d’une main qui les nourrit. D’autres sont curieux et familiers, au point de pénétrer dans des bus ou à l’intérieur d’habitations qu’ils ne connaissent pas. Il existe des renards qui vivent des années, accumulent de l’expérience, se lient d’amitié avec des humains et avec d’autres renards, assurent un rôle important dans la connexion avec les membres de leur groupe. Il existe aussi des renards qui vont et viennent au gré des fréquentations, et des renards solitaires ne s’établissant jamais vraiment. Les renards à Bruxelles peuvent être les sujets de récits variés, possèdent des expériences qui sont le fruit d’amitiés, de conflits, de négociations. Les renards connaissent des pertes, des changements, transforment leur environnement, et participent à la fabrication de la ville, à leur hauteur : les renards ont aussi des histoires.
Accorder un autre régime d’attention aux vivants qui nous entourent permet non seulement de voir qu’il existe un foisonnement de vies et de traces sous nos yeux et aux pieds de nos bâtiments, mais aussi de constater que ces vies s’organisent autour de récits complexes et raffinés. L’observation attentive des renards et de leurs traces, la compréhension fine de subtils changements de comportement et l’attention aux choses qui comptent pour eux nous font découvrir des histoires insoupçonnées. Les animaux aussi vivent des événements. Il suffit finalement d’apprendre à connaître quelques renards pour se rendre compte qu’un fait qui semblait banal révèle en réalité une négociation subtile, fruit d’une vie passée dans des groupes sociaux élaborés et denses, autorisés par une ville dense qui les protège et produit d’abondants déchets ménagers.
La compréhension fine de subtils changements de comportement et l’attention aux choses qui comptent pour eux nous font découvrir des histoires insoupçonnées.
[1] C. VANDEN BERGHE, « Vivants dans la ville. Les renards roux du bois de la Grappe (Région de Bruxelles-Capitale) », Géo-regards, 2023. En cours de publication.
[2] Le domaine vital correspond à l’aire dans laquelle vit un mammifère (ou un groupe de mammifères), qui permet de répondre à ses besoins essentiels (nourriture, eau, repos, etc.). Le domaine vital peut ou non se superposer au territoire, qui correspond à l’espace défendu par le mammifère d’autres congénères.
[3] P.BAKER, C. ROBERTSON, S. FUNK & S. HARRIS, « Potential fitness benefits of group living in the red fox, Vulpes vulpes », Animal Behavior 56, 1998, p. 1411-1424 ; J. DORNING, Social structure and utilisation of food patches in the red fox, a solitary foraging canid, Phd thesis, University of Bristol, 2016.