En Région bruxelloise l’an dernier, 1014 ménages ont subi une coupure d’eau pour cause de facture(s) impayée(s) et près de 25 % des ménages rencontrent des difficultés à honorer leur facture d’eau. Ces chiffres interpellent alors que de nombreux textes légaux et déclarations politiques reconnaissent l’accès à l’eau potable comme un droit fondamental. Mais au-delà des chiffres, ce sont les situations vécues par les ménages privés de ce bien essentiel dans leur logement qui mobilisent.
La coupure d’eau ne représente qu’une partie des difficultés d’accès à l’eau subies par les Bruxellois·es. En amont d’une coupure, il y a toujours des récits de nonaccès au compteur, de difficultés de paiement, d’installations insalubres ou vétustes, de complexité administrative, de privations. Ces récits doivent être excavés de toute urgence pour qu’une coupure d’eau – simple « ligne » dans un document judiciaire, statistique ou comptable – révèle toute sa violence. Ce sont ces récits que les personnes rencontrées dans le cadre d’une recherche intitulée « Accès à l’eau, un droit pour tous ? Paroles de naufragés » ont accepté de nous livrer.
Bien qu’il n’existe aucune définition officielle, il est généralement admis que les termes « précarité hydrique » désignent les situations dans lesquelles les ménages consacrent une partie trop importante de leur budget à la facture d’eau. Les trois facteurs majeurs à l’origine de la précarité hydrique définie comme telle sont le mauvais état des installations et canalisations, la faiblesse des revenus et le coût de l’eau. La complexité des démarches, le non-recours et des relations conflictuelles entre propriétaires et locataires viennent s’y ajouter.
Derrière les problèmes de précarité hydrique se cache souvent la pauvreté. Malgré la rengaine des promesses électorales, les allocations sociales se situent toujours sous le seuil de pauvreté et le travail n’est plus synonyme d’« aisance ». On estime aujourd’hui qu’une personne pauvre sur cinq travaille 1. Mais au-delà de la faiblesse des revenus, ce sont les inégalités et l’augmentation du coût de la vie qui sont à questionner.
Pour un nombre croissant de ménages, il est devenu impossible d’assumer une dépense imprévue ou soudaine. À cet égard, on signalera que la facturation mensuelle de l’eau n’est possible que par voie électronique, pénalisant particulièrement les ménages précarisés, souvent victimes de la fracture numérique. « Je suis au chômage et je touche moins de 1 000 euros. Quand je retire mes différents frais, loyer, gaz, électricité, GSM et tout ça, tout ce qui est nécessaire dans une vie, il ne me reste que 100 euros pour manger, aller prendre un café parfois. Comment est-ce que je pourrais faire avec une facture de 500 euros qui arrive en une fois ? Ce n’est pas une vie ça. 15 ou 30 euros par mois c’est possible mais pas 500 euros d’un seul coup ».
Les problèmes d’accès à l’eau peuvent en outre entrainer un ménage dans une spirale financière qui ne fait qu’alourdir la dette (par des frais liés au recouvrement, par exemple). Si le prix de l’eau semble a priori accessible en Région de Bruxelles-Capitale, il ne l’est pas pour une frange de la population aux revenus particulièrement modestes. La hausse annoncée du prix de l’eau risque de ne pas améliorer la situation à moins qu’elle ne soit assortie de mesures radicales qui garantissent l’accès à l’eau pour tous.
Entre 2005 et 2017, la facture moyenne d’eau a crû de 56 % 2. D’autres augmentations du prix de l’eau sont à prévoir très prochainement. Certes, des investissements doivent être effectués sur le réseau, notamment au niveau de l’égouttage et de l’épuration des eaux usées. Mais est-il équitable de faire supporter ces investissements par les ménages au prorata de leur consommation ? La tarification de l’eau est à repenser dans son ensemble pour être réellement solidaire. La structure actuelle (par tranche, sur le principe d’un prix croissant en fonction de la consommation) avait une vocation écologique. Le signal-prix devait inciter les ménages à consommer moins, selon le présupposé que les gros consommateurs sont les plus aisés. Or cette équation s’avère erronée puisqu’on constate que la consommation d’eau est relativement « stable » à travers les différentes tranches de revenus. De plus, dans les faits, en raison de leurs installations défectueuses ou de l’absence de compteur individuels, les ménages précarisés sont parfois les victimes d’une consommation excessive, avec pour conséquence des factures vertigineuses.
« Ma facture est chère, tous les robinets sont des vieux robinets et ça coule. Je n’arrive pas à les fermer correctement et c’est comme ça depuis l’ancien locataire. Je voulais les changer. J’ai acheté des nouveaux robinets maintenant il faut appeler un plombier mais ça coûte cher… »
La responsabilité du remplacement des installations vétustes/défectueuses, dans le cas d’un logement loué, incombe au propriétaire.
Pourtant, nombreux sont ceux qui par manque de volonté laissent celles-ci se détériorer. Lorsque l’on sait que 60 % des Bruxellois·es sont locataires, il s’avère indispensable d’élaborer des mécanismes de responsabilisation des propriétaires.
Pourquoi ne pas leur imputer le prix de la facture d’eau lorsque le surcoût est dû à leur négligence ? « Il y a des problèmes d’humidité qu’elle (la propriétaire) a fait réparer mais qui reviennent, mais elle s’en fout… Le problème, c’est que comme j’ai des petits retards de loyers anciens, je ne l’ennuie pas pour ça… C’est dangereux mais si je commence à l’ennuyer pour ça, elle va aussi m’ennuyer pour autre chose… Je préfère avoir un logement pas toujours en sécurité, mais bon… » Le locataire est souvent placé dans des rapports de force déséquilibrés avec un propriétaire qui ne donne parfois pas accès au compteur ou produit des décomptes de charges incorrects voire fallacieux.
Il n’est pas rare qu’une fuite non-détectée ou non-réparée par manque de moyens fasse basculer les ménages dans une situation de précarité hydrique. Bien qu’étant une indéniable avancée, le tout récent « tarif fuite » mis en place par Vivaqua (la société intercommunale qui distribue l’eau à Bruxelles) ne répond que partiellement à cette question. Y avoir accès suppose en outre une maitrise des procédures administratives.
Les difficultés d’accès à l’eau mettent directement en péril des besoins fondamentaux tels que boire, se laver, cuisiner ou encore prendre soin de son lieu de vie. C’est le rapport au corps, à l’intime, à la sphère privée qui est immédiatement menacé.
L’absence d’eau impacte directement la santé physique et mentale. Lorsqu’on donne la parole aux naufragés du système, les mots utilisés traduisent une atteinte profonde à la dignité. Ils évoquent un « retour au temps des cavernes », un sentiment de honte ou encore la mise en péril de leur place dans la société, voire de leur humanité.
« Oui ça a un impact, un peu quand même parce qu’on n’est pas heureux… Cette situation toute la journée, ça tourne dans le cerveau et on y pense toute la journée, dans la rue et ça tourne en boucle, ce n’est pas quelque chose qu’on oublie, c’est notre vie et ça tourne… même la nuit en dormant… Enfin on ne dort pas parce que ça tourne dans la tête… »
Ne plus avoir accès à l’eau dans son logement signifie aussi mettre en place des stratégies coûteuses et peu écologiques comme l’achat de bouteilles, de lingettes nettoyantes… Si elles le peuvent, les personnes vont solliciter leur entourage pour utiliser les sanitaires ou s’approvisionner en eau et transporter des bidons. Ces stratégies pour pallier le manque ne fournissent qu’un accès provisoire et précaire, qui engendre une modification des habitudes et un renoncement à une partie de sa consommation. Ces parcours sont épuisants et peuvent générer des tensions familiales importantes.
« On va chez ma fille qui habite tout près, une fois par semaine, pour se laver et nettoyer les vêtements ».
Enfin, les ménages privés d’eau auront parfois recours à des infrastructures extérieures comme les salons-lavoirs (wasserettes), les piscines, les toilettes des gares. Ces dispositifs représentent généralement le dernier recours. Ils sont peu nombreux et peu adaptés, en particulier pour les femmes et les familles.
Comment réconcilier ces réalités traumatiques avec la promesse de dignité, intrinsèque à tout droit fondamental ?
Le 28 juillet 2010, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une Résolution historique consacrant le droit fondamental à une eau potable salubre et propre, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme [1].
Le droit à l’eau est dès lors unanimement et universellement consacré comme contraignant. Les États doivent s’efforcer de rendre ce droit effectif, par paliers progressifs.
En Belgique, le droit à l’eau n’est pas reconnu comme tel dans la législation mais découle directement du droit à une vie digne, proclamé dans l’article 23 de la Constitution.
En Région de Bruxelles-Capitale, la législation précise que « L’eau fait partie du patrimoine commun de l’humanité et de la Région de Bruxelles-Capitale. Toute personne a le droit de disposer d’une eau potable de qualité et en quantité suffisante pour son alimentation, ses besoins domestiques et sa santé » [2].
La reconnaissance du droit à l’eau n’a néanmoins jamais conduit à sa gratuité obligatoire ou à l’interdiction des coupures. Toute l’ambiguïté de la question repose sur le paradoxe entre la consécration de l’eau comme bien commun et la réalité d’un bien effectivement marchand. A minima, les autorités publiques devraient toutefois s’assurer que tous les citoyens puissent avoir accès à ce bien de première nécessité en fonction de leurs besoins et non de leurs moyens.
Dans cet esprit et au vu des lourdes conséquences qu’elles impliquent, les coupures d’eau pour impayés apparaissent comme l’aberration la plus flagrante. Aujourd’hui, on estime qu’en moyenne, les ménages coupés d’eau le restent pendant 40 jours pour une dette d’environ 300 €.
Au regard des montants en jeu, cette sanction est inhumaine et disproportionnée. Parce qu’elle se produit dans l’intimité des foyers, la coupure d’eau doit-elle rester un enjeu invisible aux yeux des pouvoirs publics ? Plusieurs pays, dont nos voisins français, ont déjà adapté leur législation afin de bannir ces coupures. Il faudrait s’en inspirer.
Enfin, une récente résolution adoptée par le parlement bruxellois déclarait que « Si on ne peut pas vivre sans air, on ne peut pas non plus vivre sans eau » [3].
Si payer pour respirer semble être la défaite la plus absolue face à la machine néo-libérale, la question de la marchandisation de l’accès à l’eau fait pourtant peu de remous. À l’heure où la nature est monnayée et le commun privatisé, osons rêver d’une ville où l’accès à l’eau ne serait menacé pour personne, où la justice sociale l’emporterait sur la logique marchande.
[1] A/RES/64/292, « Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement », 28/07/2010.
[2] Ordonnance du 20 octobre 2006 établissant un cadre pour la politique de l’eau.
[3] Résolution du parlement de la Région de Bruxelles-Capitale du 30 avril 2019 concernant l’accès à l’eau pour toutes et tous et la lutte contre la précarité hydrique en Région de Bruxelles-Capitale.