La Région se targue de mettre la participation du public au centre de ses projets de mobilité. Elle s’est d’ailleurs félicitée d’avoir mis les usagers au cœur du débat dans l’élaboration de l’actuel plan Good Move. Mais qu’en est-il sur le terrain ? Contre-exemple avec la manière dont les habitant·e·s ont été (non-) associé·e·s à l’un des plus grands projets d’infrastructure de l’histoire de la Région : la ligne de métro 3.
Celles et ceux qui ont suivi le dossier le savent, l’histoire du métro 3 commence par un péché originel. En 2009, quand le gouvernement bruxellois, la STIB et Beliris confient l’étude d’opportunité d’une nouvelle ligne de métro nord-sud à un consortium d’entreprises spécialisées dans le forage de tunnels et la construction de stations, le contrat signé contrevient à toutes les règles permettant de garantir une bonne objectivité des résultats. En outre, le type de contrat – intégré – permet au consortium, en cas de conclusion favorable à la question « faut-il une nouvelle ligne de métro à Bruxelles ? », de débloquer d’autres tranches d’études et donc de nouveaux contrats juteux concernant la mise en œuvre du projet.
Ce gros conflit d’intérêts aurait pu (dû, en réalité) être évité, simplement en confiant les différentes phases d’études à des consultants privés distincts, voire en commanditant la même étude à un consortium alternatif et en comparant les résultats avant de se lancer dans un chantier estimé à plus de 2 milliards d’euros d’argent public. Mais, sur base de rapports très techniques faisant l’impasse sur de multiples conséquences (qu’elles soient financières, urbanistiques, sociales ou environnementales), le gouvernement bruxellois a préféré donner le feu vert au projet. À partir de là, tout sera mis en œuvre pour empêcher un véritable débat démocratique et une participation du public à cette question…
Plutôt qu’une négociation collective au sein d’un cadre clairement défini et transparent, ce sont des négociations individuelles et semi-informelles qui se sont mises en place.
Six années passent. Durant ce temps, ni les études ni le projet ne seront présentés au public. Il faut attendre 2015 pour que les premières réunions publiques d’information soient organisées à Schaerbeek et à Evere. Les habitant·e·s, comités et associations y découvrent un projet où tout est déjà ficelé, tant sur le principe de la création d’une nouvelle ligne de métro que sur le lieu et la conception des stations ou encore la technique de construction.
Du côté de l’avenue de Stalingrad, on découvre l’existence du projet de métro 3 en 2016 avec le lancement d’une enquête publique sur le cahier des charges de l’étude d’incidences environnementales [1] liées au permis d’urbanisme pour une nouvelle station de métro Toots Thielemans.
Alors que le projet n’a fait l’objet d’aucune publicité ni concertation en amont, les riverain·e·s ne disposent que de quinze jours pour comprendre et donner leur avis sur des documents très techniques.
IEB prend l’initiative d’organiser, avec d’autres associations, une soirée d’information et de débat dans une salle du quartier. Ce qui ne sera pas le cas de la STIB et du ministre de la Mobilité, qui devant les esprits échauffés du quartier annuleront seulement quelques heures avant sa tenue la seule séance d’information officielle prévue [2]. Il faut dire que, contrairement aux communes du nord de Bruxelles où l’on annonce construire le tunnel via la technique d’un tunnelier de grande profondeur, les chantiers du centre-ville éventreront pendant plusieurs années l’avenue de Stalingrad, pourtant tout récemment rénovée dans le cadre d’un contrat de quartier.
Il faudra finalement attendre le mois de juin 2018, soit deux années de plus et la clôture de l’étude d’incidences pour que deux séances d’information officielles soient organisées. Aucune affiche n’aura été placardée dans le quartier pour les annoncer. Elles ne sont annoncées que sur le site officiel du projet dont l’audience est très confidentielle, de plus il faut bien chercher pour comprendre qu’elles se tiendront au Palais du Midi. Des toutes-boîtes sont imprimés, mais ils ne seront distribués que… trois jours avant.
Des deux soirées de présentation, qui se révéleront à nouveau beaucoup trop techniques pour le public présent, l’une sera finalement réservée aux habitants et l’autre aux commerçants. Ce choix permit d’éviter d’emblée qu’une alliance se forme entre les uns et les autres. Car la désinformation et la division auront été les deux armes privilégiées pour imposer le projet dans un quartier où l’organisation collective est loin d’être facile [3]. La première est souvent la résultante d’un manque de transparence, mais peut aussi être sciemment organisée. Ainsi quand IEB est allé à la rencontre de commerçants qui allaient directement être touchés par plusieurs années de chantier devant chez eux, nous avons appris que notre visite avait été précédée par celle d’un représentant politique de la Ville de Bruxelles venu « rassurer » les tenanciers en expliquant que les chantiers se dérouleraient en fait… du côté de la place Rouppe !
La division fut, quant à elle, clairement entretenue. Ainsi, lors des séances publiques auxquelles nous assistions, le représentant de l’association des commerçants du quartier, jugé trop critique par les pouvoirs publics, fut discrédité, voire humilié publiquement par Pascal Smet, alors ministre de la Mobilité, l’accusant de ne représenter personne. Contre un engagement à modérer leurs critiques du projet, des commerces auraient reçu la promesse de pouvoir étendre leurs terrasses une fois le chantier terminé. Les locataires du Palais du Midi, propriété de la Ville de Bruxelles, verront eux leur loyer supprimé pendant la durée des chantiers, une très bonne chose pour les concernés, mais créant une division au sein des commerçants, auparavant un peu plus soudés… Ainsi, plutôt qu’une négociation collective au sein d’un cadre clairement défini et transparent, ce sont des négociations individuelles et semi-informelles qui se sont mises en place.
Au niveau des habitant·e·s s’est opérée une autre division, moins visible mais non moins importante. D’un côté, les locataires pauvres furent totalement absents lors des rares moments d’information. Or, la zone dispose encore de loyers plus modérés que la moyenne régionale et permet donc à une population très fragilisée de trouver de quoi se loger.
Tandis que les nouveaux propriétaires, plus enclins à accepter des modifications structurelles du quartier, y étaient davantage représentés. Et si l’embourgeoisement du quartier était déjà à l’œuvre avant le lancement du projet de métro, son ouverture donnera un coup d’accélérateur à cette dynamique. En effet, la conjugaison de plusieurs années de chantiers très invasifs, provoquant de multiples faillites et départs, avec un réaménagement de l’espace public ultérieur constitue un terreau propice à la spéculation immobilière et à la gentrification. Et ce d’autant plus que l’on parle d’un quartier poussé dans le dos par les ambitions du piétonnier qui vise à attirer dans les environs plus de touristes ainsi que des classes sociales plus aisées et contributives, que cela soit pour y habiter, y consommer ou idéalement les deux…
La décision de réaliser une nouvelle ligne de métro est une décision politique arrêtée, il n’est plus nécessaire ni souhaitable de discuter de son bien-fondé.
La hausse des valeurs immobilières des logements comme des commerces aura pour effet de changer inévitablement la composition socioéconomique d’un quartier dont la forte identité belgo-marocaine ne plaît pas à tout le monde [4]…
En décembre 2018 se tient l’enquête publique sur la demande de permis d’urbanisme pour la station de métro Toots Thielemans. Lors de la commission de concertation, qui durera plus de quatre heures, il est longuement rappelé que l’avenue de Stalingrad est un noyau commercial qui s’est créé à partir de rien, au prix d’investissements massifs de commerçants et qui jouit d’un rayonnement qui dépasse de loin les frontières de la Ville de Bruxelles.
Qu’à l’heure où la tendance est à la création de centres commerciaux et de grandes enseignes, ces commerces constituent la preuve qu’un contre-modèle peut réussir tout en étant pourvoyeur d’emplois, notamment pour les jeunes peu qualifiés.
Et qu’en l’absence de mesures fortes de protection de la capacité d’accueil du quartier pour les populations immigrées et économiquement fragilisées, l’arrivée d’une station de métro serait synonyme d’une dispersion de la pauvreté plutôt que sa résorption, une disparition des réseaux d’entraide et de solidarités qui se sont développés sur place et d’un renforcement des difficultés d’accès pour les personnes précarisées aux services qu’offre la ville.
Et tout ça au nom de quoi au juste ? D’une station de métro à 200 millions d’euros difficile à justifier, coincée à 500 mètres de part et d’autre entre la gare du Midi et Anneessens, au sein d’un quartier qui rassemble déjà la plus grande offre de transport public de toute la Belgique et dont l’ouverture n’engendrera que 37 (!) embarquements de plus à l’heure de pointe du matin comparée à la station actuelle de Lemonnier.
Mais surtout au nom d’une station qui ne constitue qu’un maillon technique au sein d’un projet plus large problématique à plein d’égards [5], comme ne manqueront pas de le rappeler des habitants venus de toutes les communes concernées par le projet tant pour remettre en cause sa justification que pour soutenir les habitants et commerçants du centre-ville.
En réponse à ces arguments, la STIB et les pouvoirs publics présents n’en donneront qu’un seul : la décision de réaliser une nouvelle ligne de métro est une décision politique arrêtée, il n’est plus nécessaire ni souhaitable de discuter de son bien-fondé. Un argument qui reviendra à toutes les étapes ultérieures dans l’espoir de tuer tout débat dans l’œuf…
La commission de concertation remettra finalement un avis favorable assorti de recommandations anecdotiques. Pour rassurer les commerçants, deux pactes furent établis, entre la Région, la Ville de Bruxelles, la commune de Saint-Gilles et la STIB. L’un pour régler l’organisation du chantier et les mesures d’accompagnement et d’indemnisation des commerçants du quartier et l’autre en vue d’élaborer une réorganisation de l’espace public après les travaux et non plus simplement une remise en état d’origine comme initialement envisagé. Un montant total de 17 millions d’euros fut débloqué.
Ces deux documents, qui n’ont aucune valeur légale [6], furent rédigés sans associer les premiers concernés, ce qui n’empêcha pas les porteurs de projet d’essayer, sans succès, d’obtenir que ceux-ci soient signés par les représentants des commerçants, ce qui aurait démontré une acceptation explicite du projet.
Si une partie des millions d’euros alloués servent à habiller le chantier avec des visuels [7] et à améliorer les conditions de son déroulement, la majeure partie des fonds servira sans doute à un réaménagement de l’espace public ultérieur qualitatif, qui en l’absence de mesures d’accompagnement ne fera qu’empirer le phénomène de montée des valeurs immobilières dans le quartier, au détriment de tous les locataires.
Une fois les deux pactes adoptés, suffisants pour lever les réticences du parti Écolo, le seul à être un peu critique sur le projet, la machine pouvait se mettre en route… Tous les travaux préparatoires ne nécessitant pas de permis (mais bien d’ouvrir les voiries) ont été lancés en pleine période électorale, soit une technique de fait accompli qui ne permettra plus aucune marche arrière.
La Région délivre le permis d’urbanisme en toute discrétion et dans la précipitation le 24 mai 2019, soit deux jours avant les élections régionales. On apprendra dans la foulée que pour « bétonner » encore plus le projet, le marché public avait déjà été attribué au promoteur Besix par la STIB plus de deux ans avant la délivrance de ce permis. Une manière d’organiser l’irréversibilité de la décision, le promoteur pouvant réclamer des indemnités financières en cas d’annulation du projet.
Tous les travaux préparatoires ne nécessitant pas de permis (mais bien d’ouvrir les voiries) ont été lancés en pleine période électorale, soit une technique de fait accompli qui ne permettra plus aucune marche arrière.
Quelques jours plus tard, les nombreux platanes de l’avenue, ceux-là mêmes dont la transplantation avait été promise aux habitants sur les PowerPoint de la STIB, furent tout bonnement et simplement tronçonnés. Le coup d’envoi d’un long chantier et un aperçu de ce qui attend les communes de Schaerbeek et d’Evere…
La participation citoyenne au sein du projet de ligne de métro 3 ne se limite évidemment pas au cas de l’avenue de Stalingrad, mais ce long détour permet de mettre en évidence un modus operandi des porteurs du projet qui se répète à toutes les étapes : rétention d’information à dessein ou par incompétence, refus de tout débat sur l’opportunité et les conséquences de la ligne de métro, saucissonnage des demandes de permis pour un seul et même projet et politique du fait accompli pour assurer l’irréversibilité des décisions. En novembre 2017, l’ARAU organise une journée d’étude sur le projet du métro nord. Une enquête publique sur la modification partielle du Plan régional d’affectation du sol devant permettre de fixer légalement le futur tracé de la ligne de métro vient de se terminer, constituant les premières études publiques disponibles pour les citoyens bruxellois. La présentation de cette étude par l’administration en charge de la planification sera déprogrammée par la Région [8]. Les représentants de la STIB et Beliris, bien présents eux, s’éclipseront de la journée quelques minutes après leurs présentations respectives : elles n’assisteront donc ni aux exposés plus critiques d’alternatives ni aux interventions de riverains et de comités de quartier concernés par le projet…
La même année, au colloque annuel de la STIB, des questions du public s’affichent en temps réel sur un écran géant. Toute question ayant trait au métro 3 est (presque) immédiatement censurée, disparaissant après quelques secondes de l’écran… Quant à la commission régionale de mobilité, qui rend des avis sur la majorité des projets ayant trait la mobilité bruxelloise, elle n’est pas consultée et doit se battre pour obtenir une présentation du dossier !
Quelques mois plus tard, à Forest où une enquête publique est organisée afin de réaménager la station Albert afin d’y accueillir le futur métro, la commission de concertation tourne au dialogue de sourds, les habitants relevant l’absurdité du métro en matière d’accessibilité au centre-ville, qui ajoutera de nouvelles correspondances, tandis que les représentants communaux et régionaux rappellent que le projet est lancé et qu’il n’est plus nécessaire d’en débattre. Dans un coin de la pièce se trouve un carton rempli de flyers en papier glacé de la STIB qui annoncent l’enquête publique et expliquent le projet. Ceux-là n’auront jamais été distribués nulle part…
La commune marquera finalement son opposition à la délivrance du permis, car aucune solution de prolongation du tram 7 vers le bas de Forest n’a été étudiée et proposée par la STIB alors qu’elle s’y était engagée.
Cette étude et sa mise en œuvre étant susceptibles de ralentir un peu le développement du métro, la Région passera finalement outre l’avis de la commune en délivrant tout de même le permis. Quelques années plus tard, alors que les chantiers auront débuté à Albert, la commune d’Uccle se réveillera soudainement pour critiquer les nouvelles correspondances induites par le métro et exiger un prolongement de la ligne de tram 7. Des revendications pourtant portées par les habitants dès le début de l’enquête publique et largement ignorées.
En 2022, la presse annonce qu’une solution technique a finalement été trouvée pour prolonger le tram 7 jusqu’à la future station, en attendant une solution pour prolonger la ligne vers le Wiels comme le désire la commune de Forest. À cet effet, et continuant sur sa lancée souterraine, la STIB aimerait beaucoup creuser un tunnel sous le parc de Forest (par ailleurs en train d’être rénové) [9]…
En plus des demandes de permis pour la station Toots Thielemans et la station Albert, le reste de la ligne de métro 3 est découpé en deux autres permis distincts. Le premier pour un « bout de tunnel » de 150 mètres situé entre la rue du Progrès et la rue d’Aerschot devant servir de remisage pour les rames de métro dans un premier temps (mise en service du tronçon Albert-Nord) et de jonction au futur tunnel de la ligne Nord-Bordet. Le second pour les sept stations à construire sur le territoire de Schaerbeek et d’Evere, le tunnel de 4,5 kilomètres et un nouveau dépôt à Haren.
Ce saucissonnage des demandes de permis d’urbanisme, pour ce qui constitue en réalité un seul et même projet, va à l’encontre des bonnes pratiques en matière de participation du public. D’abord parce qu’il empêche l’analyse d’alternatives ou d’améliorations au projet étudié dans la mesure où les périmètres d’étude sont restreints, ce qui empêche toute vue d’ensemble. Par exemple, dans le cadre du « bout de tunnel » de la gare du Nord, une alternative au métro sera analysée avec l’aide du tram 55, mais écartée en raison d’une emprise trop forte sur les voiries. Pourtant, quel sens y a-t-il à étudier un tracé de tram, qui compte normalement plusieurs kilomètres, sur quelques centaines de mètres ? L’emprise négative au niveau local pouvant en effet largement être compensée à un niveau plus global.
Ensuite, le découpage des permis induit des études et des mises en œuvre qui ne sont pas réalisées (chrono)logiquement, ce qui fait que les orientations prises par les permis reposent plus sur les choix posés a priori par les concepteurs du projet plutôt que sur les éléments nouveaux mis en évidence par les études d’incidences environnementales ou par les remarques récoltées lors des enquêtes publiques.
La STIB et Beliris se sont privés de l’expertise des habitant·e·s, commerçant·e·s et usager·e·s du transport public qui connaissent mieux que quiconque leurs quartiers et leurs besoins.
Ainsi, le permis d’urbanisme pour le tunnel à la gare du Nord est délivré sur base d’une technique de construction particulière qui serait utilisée pour le reste du tunnel. Le problème étant qu’au moment où le permis est délivré, l’étude d’incidences environnementales qui doit déterminer la technique de construction de tunnel la plus appropriée pour les 4,5 kilomètres restants n’a pas encore démarrée [10]. Que se passera-t-il alors si l’étude ultérieure dans le cadre du tronçon de tunnel Liedts-Bordet arrive à la conclusion qu’un pré-métro plutôt qu’un métro est plus adéquat en ce qu’il implique des stations beaucoup moins profondes, se traduisant en gains notables pour tous les usagers du transport public, en termes de sécurité, d’accessibilité ou de réduction de la pénibilité des correspondances ? Que se passerat-il si cette étude conclut qu’une amélioration de la ligne de tram 55 est tout à fait à même de répondre aux objectifs de la ligne de métro 3 ? Ou même que le métro 3 est bien la meilleure solution, mais que le futur tunnel devrait être creusé avec deux petits tunneliers plutôt qu’un grand tunnelier, l’hypothèse retenue pour le tunnel de la gare du Nord ? Il sera soit trop tard pour changer d’orientation ou alors au prix de coûts si importants qu’on refusera de faire marche arrière. Dès lors, les orientations prises ne peuvent que rester dans les clous des études d’opportunités, celles qui sont entachées par un conflit d’intérêts, et qui concluent à l’utilisation d’un tunnelier monotube. Justement la technologie possédée par le consortium chargé d’étude…
Le saucissonnage, enfin, permet aussi d’empêcher qu’une enquête publique soit menée sur un territoire large et qu’elle donne donc lieu à des mobilisations intercommunales dépassant les intérêts particuliers. Réduire les incidences négatives au niveau local a pour effet de court-circuiter tout débat sur l’ensemble de la ligne, et donc sur son atteinte à l’intérêt général. Toute opposition est alors disqualifiée, car jugée comme nimbyste, voire égoïste… Et ce d’autant plus dans un contexte où les principaux médias et les responsables politiques tentent de minimiser ou de disqualifier les oppositions. Habitants et habitantes ou usagers mécontents sont ainsi caricaturé·e·s en grincheux, manipulé·e·s par les associations et leur « opposition idéologique » au métro tandis que les experts sont décrits comme étant tous sur la même longueur d’onde en concluant que la ligne de métro 3 est le seul horizon possible [11]. Refrain connu : il n’y a pas d’alternative(s)…
Le saucissonnage permet aussi d’empêcher qu’une enquête publique soit menée sur un territoire large et qu’elle donne donc lieu à des mobilisations inter-communales dépassant les intérêts particuliers.
Nous sommes à la fin du mois de mars 2021 et les chantiers à la gare du Nord sont sur le point de commencer. Beliris, en charge du projet, organise une soirée d’information destinée aux riverains. Covid oblige, celle-ci se tient en vidéoconférence. Outre IEB, si l’on retire les membres de la STIB, de la Région et des communes concernées, il ne reste sur les 25 personnes connectées que… trois riverain·e·s. À nouveau, l’on peut se questionner sur la publicité donnée à l’événement et sur le bien-fondé de l’outil de vidéoconférence. Les porteurs de projet ne remettront pourtant pas les modalités d’organisation en question : ils concluent que l’absence d’affluence tient sans doute au fait que les riverains et riveraines sont déjà assez bien informé·e·s sur ce chantier [12] qui durera plusieurs années, impliquera l’éventrement de la voirie rue d’Aerschot et entraînera des coupures sur cinq lignes de transport en commun différentes…
Un an plus tard, en mars 2022, alors que l’enquête publique la plus importante liée au projet est sur le point de commencer, nous apprenons que le marché public sur le tunnel, les sept stations et le dépôt a déjà été lancé en mai 2020, soit près de deux années avant la publication des conclusions de l’étude d’incidences environnementales. À ce stade, il devient clair que l’enquête publique ne servira que de façade pour avaliser un cahier des charges et des décisions prises bien en amont. Des décisions qui paraissent prises sans réelle considération des impacts environnementaux, sociaux et urbanistiques de la ligne dans son ensemble, mais sur base d’éléments avant tout techniques et budgétaires.
À l’approche du début de l’enquête publique, alors que les voix critiques sur le projet reçoivent un meilleur écho médiatique qu’auparavant, la STIB et Beliris mettent les bouchées doubles en matière de communication, mais sous la forme de publicité pour le projet, notamment en commandant des sondages aux méthodologies nébuleuses [13].
Finalement, plus qu’à un simulacre, c’est à une parodie de participation citoyenne à laquelle nous aurons droit : les habitant·e·s et associations ne disposeront que de trente jours pour prendre connaissance et formuler un avis sur 6 267 pages d’études et plus de 300 plans à examiner… Une mission tout bonnement impossible. À titre de comparaison, le projet de Plan régional de mobilité Good Move avait été soumis à l’enquête publique pendant quatre mois, pour « seulement » 939 pages. Le projet de PAD Midi avait lui aussi fait l’objet d’une enquête publique prolongée (quatre mois au lieu des deux réglementaires), pour « seulement » 1 889 pages.
IEB, l’ARAU et les comités d’habitants exigent alors un report ou un allongement de la durée d’enquête jusqu’en septembre. Une manifestation s’organise même devant la maison communale de Schaerbeek. En vain…
Tout allongement sera finalement refusé par Pascal Smet [14], entre-temps devenu Secrétaire d’État en charge de l’Urbanisme, sous prétexte que le Code bruxellois de l’aménagement du territoire, qui fixe les délais d’enquête, n’a pas été conçu pour des dossiers de taille exceptionnelle comme le métro 3. On comprend pourtant mal ce qui aurait empêché de faire preuve de créativité et de rendre disponibles les documents soumis à enquête publique avant la date de début d’enquête ou bien de reprogrammer une nouvelle enquête au mois de septembre tout en laissant les documents en accès libre.
La commission de concertation [15] accouchera finalement sans surprise d’un avis unanimement favorable, certes regroupant deux cents conditions, mais qui portent dans leur écrasante majorité sur les espaces publics et les aménagements en surface des abords des stations de métro… Aménagements dont on annonce par ailleurs qu’ils feront l’objet d’une procédure participative ultérieure et d’une nouvelle enquête publique, alors qu’une bonne série d’options d’aménagement irréversibles auront, à nouveau, été prises en amont ! Les points les plus critiques sur le projet, eux, ne se retrouveront pas dans l’avis final…
Des décisions qui paraissent prises sans réelle considération des impacts environnementaux, sociaux et urbanistiques de la ligne dans son ensemble, mais sur base d’éléments avant tout techniques et budgétaires.
À l’heure où la Région bruxelloise se lance dans un chantier pour revoir ses pratiques en matière de participation du public, le projet de métro nord démontre que les pratiques d’imposition des projets sont quant à elle bien rodées et très efficaces. Passer le projet à l’épreuve de différents mécanismes de participation, seul contrôle démocratique en dehors d’un Parlement où tous les partis politiques sont acquis à la cause du projet, aurait pu permettre de contrebalancer et de confronter l’autorité d’études techniques trop compliquées pour le commun des mortels, en plus d’être entachées d’un conflit d’intérêts, au terrain des quartiers bruxellois. En procédant à l’inverse, les pouvoirs publics, la STIB et Beliris se sont donc privés de l’expertise des habitant·e·s, commerçant·e·s et usager·e·s du transport public qui connaissent mieux que quiconque leurs quartiers et leurs besoins.
Si la participation du public au sein d’espaces d’information et de concertation a bien eu lieu en surface, celle-ci a en réalité été réduite au rang d’artifice (pour ne pas dire de mauvaise pièce de théâtre) afin d’empêcher toute remise en cause d’orientations arrêtées des années auparavant. En lieu et place de répondre aux arguments critiques énoncés par la société civile, les porteurs du projet ont plutôt cherché à discréditer leurs porte-parole, qu’il s’agisse d’habitant·e·s, d’universitaires ou bien de travailleurs et travailleuses de l’associatif. Aucune réponse n’aura donc été apportée à la problématique soulevée par le bilan carbone catastrophique de cette ligne de métro, pas plus qu’aux inconnues sur le mode de financement des 2,3 milliards d’euros nécessaires pour mettre en œuvre la ligne, qui empêchera la Région d’investir dans les nombreux défis sociaux et environnementaux que l’avenir nous réserve. En faisant de la ligne de métro 3 l’horizon ultime de l’intérêt général, qui serait soutenu par une majorité silencieuse plutôt que désinformée, les projecteurs auront aussi habilement été détournés des intérêts particuliers, ceux des bétonneurs, promoteurs et autres constructeurs de stations qui s’apprêtent, eux, à faire de juteuses affaires… !
IEB
[1] Ce type d’enquête permet d’enrichir les critères devant être pris en compte lors de l’étude d’impact du projet sur l’environnement. C’est au niveau du cahier des charges par exemple que l’on peut demander l’étude d’une ou plusieurs alternatives au projet déposé. Les enquêtes publiques sur les cahiers des charges des études d’incidences ont depuis été supprimées par la réforme du Code bruxellois de l’aménagement du territoire sous prétexte qu’elles ralentiraient les procédures d’urbanisme. Cette suppression constitue un réel recul démocratique.
[2] E. RESNE, « Station de métro “Constitution” : première étape déjà contestée », Bruxelles en mouvements n° 288, juin 2017.
[3] Il est clair que tous les quartiers, suivant leur composition socio-économique, n’ont pas les mêmes capacités à faire valoir leurs droits. Il suffit de regarder ce qu’il se passait au même moment à Uccle où le réaménagement des rails du tram 51 avait lieu sur la chaussée d’Alsemberg et où les commerçants (et leurs avocats) forcèrent la STIB à revoir complètement son chantier.
[4] Même l’identité symbolique du quartier est visée par une transformation qui va jusqu’à vouloir rebaptiser le nom même de l’avenue. Dans le documentaire Stalingrad, avec ou sans nous ? (réalisation collective, 2021, CVB), le Secrétaire d’État à l’Urbanisme Pascal Smet déclare vouloir changer le patronyme « Stalingrad » qui ferait « trop communiste »… Depuis le début de la guerre d’Ukraine, deux députés MR ont quant à eux déposé une résolution pour faire changer le nom de l’avenue. On doute que le nom de l’allée centrale de l’avenue, l’allée Rosa Luxemburg, soit envisagé comme alternative…
[5] IEB a abondamment écrit sur les raisons qui pousse l’association à demander l’arrêt de ce projet. L’objet de ce texte n’est pas de revenir sur ces éléments. Vous trouverez toutefois une information synthétisée sur le sujet en consultant le site internet https://www.metro3pourquoi.be ou le site https://www.ieb.be/+-Dossier-Metro-3-+
[6] C’est ce que confirme l’avocat de la Région bruxelloise dans le recours au Conseil d’État contre la station Toots Thielemans introduit par IEB et l’ARAU.
[7] Comme l’organisation d’une expo sur Toots Thielemans qui donne son nom à la future station de métro, bien que ce dernier soit né dans la rue Haute dans les Marolles, soit à près du double de la distance qui séparera la future station de métro de la gare du Midi…
[9] Ce délire d’ingénieur trouve des soutiens en dehors de la STIB. Notamment d’un collectif de riverains directs du parc qui ne souhaitent pas être dérangés par le passage d’un tram dans l’avenue Marie-Henriette.
[10] Les deux techniques reposant sur des tunneliers, mais selon qu’ils soient monotubes ou bitubes les implications sont différentes en termes, entres autres, de profondeur des stations et donc de conditions de déplacements des futurs usagers.
[11] Pascal Smet (SP.A) : « Il faut du métro à Bruxelles, mais pas partout », Le Soir, 21/01/2019.
[12] Ce sont les propos tenus par le représentant de Beliris lors de cette réunion.
[13] À ce sujet, lire : « Métro 3 : un sondage bidon sur toute la ligne ».
[14] « Malgré les demandes, pas de prolongation : l’enquête publique sur le métro 3 s’achève bel et bien ce 5 avril », La Dernière Heure, 04/04/2022.
[15] Depuis la réforme du CoBAT de 2017, Bruxelles-Mobilité ne siège plus dans les commissions de concertation au contraire de Bruxelles-Environnement et Urban Brussels… Ce qui fait que l’administration régionale en charge de la mobilité n’a participé ni aux études préparatoires sur la ligne de métro ni à sa mise en œuvre et n’a pas non plus eu de droit de vote dans les avis de concertation liés au projet.