Bruxelles est une ville internationale et cosmopolite. Mais ces deux dimensions ont une double face. D’un côté, celle projetée par le haut : Bruxelles capitale de l’Europe, ses expatriés et ses lobbys. De l’autre, une facette qui plonge dans le grand brassage migratoire qui permet de connecter des espaces de vie au sein de filières marchandes (voitures, textiles, viandes…). Les quartiers du Midi, Heyvaert et des Abattoirs illustrent cette dernière.
Il ne se passe pas une journée sans que cela nous soit rappelé dans la presse, au JT, dans les discours de nos politiques et en introduction d’à peu près toutes les études, rapports, et autres diagnostics posés sur la ville. Il s’agit d’une évidence répétée tellement souvent qu’elle finit par résonner comme une sorte de mantra. Et pour bon nombre d’entre nous, les images associées à cette dimension internationale sont systématiquement projetées par le haut : Bruxelles capitale de l’Europe et siège des institutions européennes, Bruxelles ville de congrès, Bruxelles accueillant le siège de l’OTAN et de grands groupes multinationaux. Si toutes ces dimensions existent, et que ce sont bien celles-là qui sont systématiquement mises en avant dans le discours public, il existe une autre facette de cette dimension internationale de Bruxelles, mais approchée par le bas : l’animation des marchés, la vie qui bourdonne dans les quartiers populaires et les filières économiques et commerciales qui traversent la ville, arrimées à divers parcours migratoires.
Pour incarner cette discussion sur la dimension internationale de Bruxelles, ce texte se concentre sur le territoire de Cureghem allant de la gare du Midi jusqu’au canal de Charleroi. C’est à l’arrière de la gare du Midi, sur la place Victor Horta, que convergent l’Eurostar et le Thalys et que débarquent donc la plupart de ces travailleurs hautement qualifiés au profil international venu de toute l’Europe pour occuper un poste à Bruxelles. C’est ici aussi, au pied d’un hôtel flambant neuf et sur un territoire au centre de toute l’attention des promoteurs immobiliers, que Bruxelles incarne pleinement cette stature de ville internationale par le haut. Mais il suffit de quitter ces esplanades nouvellement aménagées pour se voir rappeler que Bruxelles est une ville habitée, vivante, et ayant réussi jusqu’à aujourd’hui à maintenir des quartiers populaires en son centre. L’expérience que fait celui qui choisit de sortir de l’autre côté de la gare, sur l’avenue Fonsny, est ainsi très différente. Et pourtant, le bas de Saint-Gilles a déjà beaucoup changé en une vingtaine d’années ! Ce sont ces deux facettes de la dimension internationale de Bruxelles qu’il faut parvenir à saisir simultanément. Et les grands marchés, que ce soit celui du Midi ou des Abattoirs, révèlent toute la diversité des populations se côtoyant à Bruxelles.
Bruxelles est bien l’une des villes les plus diverses au monde. Et cette diversité signifie autant de possibilités de connecter des espaces au sein de filières marchandes. C’est ce que l’on peut observer dans le quartier du Triangle à Anderlecht ; quelques rues qui rassemblent depuis près d’un siècle des dizaines de grossistes du secteur de la confection. Ou encore dans le quartier Heyvaert qui joue un rôle clé dans l’exportation de milliers de voitures d’occasion à destination de l’Afrique. Peu connues, ces activités commerciales reposent sur des filières migratoires et peuvent représenter des volumes de marchandise considérables. Il s’agit donc d’une forme de mondialisation par le bas [1] qui, par bien des aspects, fonctionne sur les mêmes mécanismes que celle des grandes multinationales. Mais sans jamais, cependant, recevoir le soutien et la reconnaissance dont bénéficient d’autres secteurs de l’économie.
Interrogez quelques passants sur « quel est le plus grand marché de Bruxelles ? » et vous obtiendrez des réponses convaincues aussi bien pour le marché du Midi que pour celui des abattoirs, à Cureghem. Si chacun des partisans est convaincu de son bon droit, c’est probablement parce que tous ont un peu raison. Le marché attirant la plus grande fréquentation quotidienne est celui du Midi, ouvert uniquement le dimanche. Mais avec ses trois jours d’ouverture hebdomadaire (vendredi, samedi et dimanche), le marché des abattoirs cumule plus de 100.000 visiteurs chaque semaine, ce qui en fait bien le marché le plus fréquenté. Au final, cette querelle est secondaire tant ces deux marchés ont des profils similaires ; il s’agit de grands marchés populaires du centre de Bruxelles vendant à bas prix une multitude d’articles, alimentaires ou non, et fréquentés par une population aux origines extrêmement variées.
A. La gare du Midi et son marché
La gare du Midi a été inaugurée en 1869. Pourtant, elle n’existe sur son emplacement actuel que depuis les travaux pharaoniques de la Jonction Nord-Midi (1903 à 1954 et 12.000 personnes chassées de leur logement). Avant l’arrivée du TGV à Bruxelles, le quartier de la gare du Midi se caractérisait donc avant tout par des habitations traditionnelles bruxelloises, des petits commerces et restaurants illustrant les flux migratoires du quartier (Espagnols, Portugais, Grecs, Marocains…). La seule icône moderne est la tour de bureaux, la tour du Midi, construite en 1967, gravitant à 150m de haut.
Mais dès 1989, les appétits de l’acteur majeur du quartier, la SNCB, se réveillent. Elle évoque l’édification d’un mini Manhattan. En 1991, 75 % des terrains autour de la gare ont été achetés soit par la SNCB soit par des promoteurs. À partir de là, s’ensuit une triste histoire de bras de fer entre la SNCB, la Région et les promoteurs jouant au Monopoly avec les surfaces de bureaux (300.000 m² construits en 10 ans) au prix de plusieurs centaines d’expulsions/expropriations en chaîne de ménages populaires étalées sur 20 ans [2] . Bilan des courses : ce quartier autrefois animé, vivant, accueillant et singulier tend à ressembler aux quartiers de gare internationale, froid et inhospitalier.
Est-ce pour s’amender que les autorités ont décidé de nommer « gare habitante » le futur plan d’aménagement pour le quartier comme si le mot avait cette vertu de faire revenir ce qu’on a chassé, sans compter les sans-abris éjectés de toute part ces dernières années ? Il est vrai que le futur plan prévoit de construire massivement du logement (200.000 m²) au prix de la destruction de nombreux m² de bureaux créés il y a à peine 20 ans. Telle la fameuse barre du Bloc 2 (place Horta) terminée en 2004 sur le site de l’ancienne usine Côte d’Or ; 90.000 m² de bureaux occupés par le Ministère des Affaires sociales et de la Santé publique. Mais pour qui seront ces nouveaux logements ? Pas pour ceux qui ont été chassés 20 ans plus tôt. Leur promoteur est un consortium privé (Besix, Immobel, BPI) qui se gardera bien de construire du logement à bas prix.
C’est sur ce territoire tendu que prend place la marché du Midi. Les premiers étals des vendeurs sont visibles dès la sortie de la gare et on croise une grande diversité de marchandises ; des vêtements, de l’électroménager bon marché et surtout de l’alimentaire. Si le marché du Midi est à présent repris dans tous les guides touristiques de Bruxelles et autres « livrets de survie pour expats », il reste avant tout l’une des principales sources d’approvisionnement pour bon nombre de familles bruxelloises. En particulier pour les fruits et légumes vendus à prix plancher et liquidés par caisse entière pour 1€ à l’approche de l’heure de fermeture. De nombreux vendeurs tournent en effet entre plusieurs marchés et profitent du marché du Midi pour liquider leur stock de la semaine avant de se réapprovisionner. S’il s’agit donc d’un marché des bonnes affaires accessible à un public désargenté, et principalement fréquenté par une population migrante aux ressources limitées, ce marché remplit également une fonction importante pour les vendeurs.
La partie du marché située sur l’Esplanade de l’Europe est davantage non alimentaire, avec de nombreux étals de vêtements, mais aussi un très beau marché de plantes. C’est cette partie du marché que les autorités politiques ont cherché à transformer il y a quelques années. L’objectif affiché était de rehausser l’image du marché en se débarrassant de certaines catégories de vendeurs, comme cela a été fait au parvis de Saint-Gilles. Cependant, la résistance rencontrée a été forte et le marché du Midi semble encore avoir de beaux jours devant lui comme institution bruxelloise véritablement populaire. Le futur Plan d’Aménagement Directeur se garde d’ailleurs bien d’y toucher dans les aménagements qu’il propose.
B. Les abattoirs et sa grande halle couverte
Au marché d’Anderlecht, il y a les cris « vitamine, vitamine », les couleurs des fruits, des légumes, des tissus africains, des tapis et des montagnes de vêtements à 2 euros. Il y a aussi la cohue, les caddys multicolores surchargés, les poussettes garnies alourdies par le poids des sacs de commissions. Ici, les gens viennent surtout chercher de quoi cuisiner et remplir le surgélateur.
Le site génère 600 emplois temps-plein, répartis plus ou moins équitablement entre le marché et les activités liées à la viande. Un peu caché derrière le grand marché, il y a l’abattoir construit en 1987 sur les décombres d’un bien plus ancien, puisque inauguré en 1890. Donc, depuis 130 ans, on abat à Anderlecht et depuis 130 ans, Cureghem est un quartier de viande [3].
Cet abattoir fonctionne en régie : la société gestionnaire (Abattoir) entretient et met à disposition contre loyer une infrastructure à des entreprises indépendantes. On y abat moutons, chèvres, vaches, chevaux dans un long rectangle sur deux étages, caché derrière la halle classée et derrière un chapelet d’ateliers de découpe de viande. C’est un abattoir de taille moyenne destiné essentiellement aux « petites » boucheries et aux restaurants. Mais le site a connu pas mal de chamboulements ces dix dernières années et le projet de ManufaKture Abattoir (réalisé via un financement FEDER) devrait s’élever prochainement sur les ruines de l’atelier des peaux. Prévu pour être l’abattoir du futur, il s’est mu en parking, ateliers agroalimentaires voire même, si l’investissement suit, une piscine sur toit ! L’avenir dira si la cohabitation entre un abattoir qui ne sent pas très bon et ces nouveaux projets est réellement envisageable, d’autant plus que le permis d’environnement lié au site vient à échéance d’ici quelques années.
Le Triangle tire son nom de l’îlot créé par les rues de l’Autonomie, Limnander et Lambert Crickx. Il s’agit du quartier historique de la confection de Bruxelles. Un simple coup d’œil aux vitrines suffit à repérer les nombreux magasins dédiés aux textiles. Bien que les alignements de mannequins en vitrine rappellent n’importe quelles boutiques de mode, la plupart de ces commerces sont en fait des grossistes. On y commande de quelques dizaines à plusieurs milliers de pièces, réalisées sur mesures dans des petits ateliers ou importées directement d’Asie du Sud-Est. C’est ce qui explique également que la plupart des commerçants sont eux-mêmes indo-pakistanais ou chinois. Ce faisant, ils sont venus remplacer une population juive installée dans ce quartier et ce commerce il y a de ça près d’un siècle déjà [4].
Bien que l’apogée de la confection dans le quartier du triangle remonte aux années 1970, aujourd’hui encore, 60 % des commerces du quartier sont dédiés au textile. Cette activité de la confection illustre parfaitement ce que l’on appelle la « délocalisation sur place » [5]. C’est l’idée que bien que certaines activités ne prospèrent que grâce au recours à une main-d’œuvre bon marché, celles-ci ne peuvent pas être délocalisées. C’est le cas des ateliers de confection qui doivent pouvoir s’adapter à la demande et répondre rapidement à une commande. Plutôt que de partir vers l’étranger, ces secteurs – on peut citer celui de la construction également – sont pris en charge sur place par des populations migrantes, contraintes souvent d’accepter des salaires et des conditions de travail en deçà des critères de la population nationale. Ce type d’activité offre néanmoins des conditions de subsistance à une population peu qualifiée et, ce faisant, la possibilité de se maintenir au centre-ville. Malgré cela, les autorités communales voient d’un mauvais œil ce type de centralités commerciales et de nombreuses mesures ont été prises depuis les années 1970 pour tenter, avec un succès très relatif, de disperser les grossistes du quartier du Triangle [6].
Dans une logique de centralité commerciale similaire à celle rencontrée dans le quartier du Triangle, une autre activité économique se concentre autour de la rue Heyvaert. Une rue qui donne son nom au quartier et sa réputation à l’une des plus grandes places marchandes au monde dans le commerce d’exportation de voitures d’occasion. Peu connue de la plupart des Bruxellois, cette activité fait cependant transiter par le quartier des milliers de voitures en provenance de toute l’Europe. Il faut prendre le temps de parcourir les petites ruelles pour observer les dizaines de garages qui s’alignent de part et d’autre de la rue Heyvaert. La plupart de ces voitures sont destinées au marché africain. C’est ce qui explique également la présence importante d’une population originaire d’Afrique subsaharienne dans le quartier. Bon nombre de ces hommes, jeunes et moins jeunes, qui occupent l’espace public sont en fait des importateurs de voitures voyageant depuis l’Afrique pour venir acheter un lot de véhicules dans le quartier. La plupart ne restent que quelques semaines sur place avant de rentrer au pays vendre leurs voitures, reconstituer leur capital, et préparer leur prochain voyage. Ce commerce ne pourrait cependant fonctionner sans la présence d’une douzaine de grands consignataires qui prennent en charge le transit de ces véhicules depuis le quartier Heyvaert jusqu’au port d’Anvers et ensuite par bateau en direction des principaux ports africains.
Si la plupart de ces consignataires sont d’origine libanaise, c’est parce que ce groupe maintient et organise l’activité depuis les années 1980. Ils sont les premiers à avoir mobilisé leur diaspora commerciale pour connecter la demande croissante en véhicules de l’Afrique avec les voitures d’occasion bon marché disponibles en Europe [7]. Depuis une quarantaine d’années, tout le quartier s’est développé autour de cette activité pour devenir une véritable place marchande mettant à disposition non seulement tous les acteurs essentiels à la chaîne logistique permettant aux voitures de circuler, mais également une série de services destinés aux acheteurs africains ; logements, bar, restaurants, épiceries, commerces annexes ainsi que de nombreuses églises pentecôtistes. Ces services ont d’ailleurs contribué à attirer dans le quartier Heyvaert une population d’Afrique subsaharienne qui n’a aujourd’hui plus rien à voir avec l’exportation de voitures d’occasion.
C’est probablement les nombreux avantages liés à cette centralité commerciale qui explique que le projet de déplacement du commerce de voiture dans un « centre Ro-Ro » qui aurait vu le jour dans le port de Bruxelles n’ait jamais abouti [8]. Cependant, les acteurs de ce commerce d’exportation de voitures d’occasion restent soumis à une pression forte face à la multiplication des projets d’envergures prenant place le long du canal. Notamment le Plan d’Aménagement Directeur Heyvaert qui prévoit la création de 1.800 logements dans ce quartier déjà extrêmement dense.
L’exploration de la portion de Cureghem située entre la gare du Midi et le canal de Charleroi a permis de mettre en évidence une série d’activités révélatrices de la dimension internationale de Bruxelles. Mais dans une approche par le bas, au plus près des acteurs et de leurs pratiques. Cette démarche met en lumière l’importance que peuvent revêtir des espaces comme le marché du Midi ou celui des Abattoirs pour des familles aux revenus limités. Il en va de même pour les centralités commerciales axées autour de la confection (quartier du Triangle) ou des voitures d’occasion (quartier Heyvaert). Ces espaces représentent des ressources économiques importantes, même s’ils sont moins connus et valorisés que d’autres secteurs de l’économie. Ce faisant, ils participent d’une forme de mondialisation par le bas qui bénéficie particulièrement aux populations migrantes arrivées plus récemment à Bruxelles et connaissant davantage de difficultés à s’insérer dans les secteurs classiques du marché du travail.
Si les activités relevant de la mondialisation par le bas représentent donc bien des ressources importantes, celles-ci sont cependant particulièrement vulnérables aux transformations actuelles et projetées pour Cureghem. Ce territoire est en effet au cœur de l’appétit des promoteurs immobiliers qui voient dans cet ancien espace industriel une opportunité de montée en gamme et de réaffectation en logements. Si elle n’est pas cadrée, cette tendance conduira inévitablement à la disparition des espaces dans lesquels ces activités commerciales prennent aujourd’hui place et dans un processus de gentrification conduisant à chasser une partie de la population actuelle de ces quartiers. Or, les autorités politiques en charge de ce territoire ne semblent pas pressées de jouer ce rôle de cadrage, d’autant plus vis-à-vis de pratiques économiques dont elles ne semblent pas toujours mesurer l’importance.
Chargée de mission
, Claire ScohierInter-Environnement Bruxelles
, Martin RosenfeldInter-Environnement Bruxelles
, Mohamed BenzaouiaAncien travailleur d’IEB
[1] Tarrius A., 2002, La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, éditions Balland.
[2] Midi-Biestebroek : un urbanisme à la dérive, Bruxelles En Mouvement, n°263
[3] Sénéchal C., 2015, L’abattoir d’Anderlecht : les trois vies d’une exception urbaine, Uzance, n°4
[4] De Caluwé D., 2014, Cureghem. Résistance et déportation, Bruxelles.
[5] Terray E., 1999, Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place, in Balibar E. et al, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La découverte, pp. 9-34.
[6] Retout M., 2020, Le quartier du Triangle : entre textile et mobilisations citoyennes, Université Populaire d’Anderlecht.
[7] Rosenfeld M., 2018, Car connection. La filière euro-africaine de véhicules d’occasion, Paris, Karthala.
[8] Rosenfeld M., van Criekingen M., 2015, Heyvaert, d’où vient et où va le quartier des voitures, Bruxelles En Mouvement, n°276.