Entretien avec Luk Vervaet réalisé par Mohamed Benzaouia et Axel Claes
Lors de l’élaboration du journal Haren Express au printemps 2018, Luk Vervaet, militant contre les prisons, nous avait parlé du congrès fondateur de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale qui a eu lieu à Bruxelles en 1927. Quels sont les liens entre l’exploitation, l’oppression et l’incarcération ? Un entretien plus long s’est imposé.
Comment as-tu eu connaissance de cette conférence de 1927 ? Cela nous semble tellement loin, et en même temps très surréaliste à la Belge…
C’est surtout l’analyse de la situation actuelle qui nous a amenés à examiner de plus près cette conférence. Nous sommes confrontés à des guerres, des situations coloniales ou néocoloniales dans le monde entier. C’est la volonté de connaître l’histoire et de ne pas croire qu’on doit tout réinventer qui nous a poussés à chercher dans notre passé. Cette recherche de l’histoire peut inspirer l’action à mener aujourd’hui contre l’impérialisme et le racisme.
Le constat d’aujourd’hui c’est qu’il y a un racisme qui monte, un fascisme qui progresse en Europe, et des guerres sans fin. On est allé rechercher dans l’histoire ce qu’ont été les luttes menées dans le siècle passé. Celles qu’on essaie souvent d’effacer de notre mémoire comme si elles n’avaient jamais existé.
Quelle est l’importance historique de cette conférence qui s’est tenue au cœur de Bruxelles ?
La conférence de février 1927 s’est tenue au palais d’Egmont pendant trois jours et a réuni pour la première fois de l’histoire une centaine de délégations, d’associations, de partis d’Europe, ainsi que 150 délégués de pays colonisés. C’était la première conférence de ce type d’une telle envergure, comme disait Chedly Khairallah, un des participants, « pour la première fois dans l’histoire, des représentants d’un milliard de colonisés se sont rencontrés avec les représentants de toutes les organisations d’avant-garde, d’Europe et d’Amérique ».
L’organisation politique derrière cette conférence était le Komintern, l’Internationale communiste, mise sur pied dans les années 20, qui a préparé cette conférence pendant des années. Politiquement, ça a commencé en Allemagne où le Komintern a soutenu la grève des ouvriers dans le secteur textile à Shanghai, puis a mené une campagne contre l’intervention des Français en Syrie.
Willi Münzenberg, un communiste allemand qui travaillait pour l’Internationale, disait qu’il fallait essayer de rassembler les forces anticoloniales de par le monde pour s’opposer aux horreurs du colonialisme. Ils ont cherché un endroit pour organiser cet événement. C’est Bruxelles qui a été choisie parce qu’elle était et est toujours au centre de l’impérialisme – aujourd’hui, le siège de l’Otan et les institutions européennes s’y sont installés. Émile Vandervelde, dirigeant socialiste et ministre des Affaires étrangères, a donné son accord pour que la conférence se tienne au palais d’Egmont. À condition qu’aucune critique ne soit formulée à l’encontre de la politique belge au Congo ! En plus des communistes, des responsables du Parti travailliste (Labour Party) de Grande-Bretagne ont joué un rôle important. C’était un front anti-impérialiste assez large avec des représentants de différentes organisations et partis de différents continents, mais aussi avec des personnalités reconnues à l’époque, comme Nehru ou Hô Chi Minh qui étaient présents, ou comme Albert Einstein et Gandhi qui soutenaient la conférence. Le Maghreb y était représenté par les trois délégués de l’Étoile nord-africaine : les Algériens Abdelkader Hadj Ali, Messali Hadj et le Tunisien Chedly Khairallah. C’est à cette conférence à Bruxelles que Messali Hadj, le fondateur du Mouvement national algérien, a lancé pour la première fois son appel à l’indépendance de l’Algérie, en réclamant « le retrait des troupes françaises d’occupation, la constitution d’une armée nationale et un parlement algérien élu au suffrage universel ». On y voyait le Sénégalais Lamine Senghor, le fondateur du Comité de défense de la race nègre, à côté du délégué des syndicats d’ouvriers noirs d’Afrique du Sud.
En quoi cette lutte anticoloniale nous concerne-t-elle aujourd’hui ?
D’abord, je pense que rafraîchir les mémoires n’est pas un luxe. Dans nos pays, il y a une tradition colonialiste profondément ancrée dans toute la société. Aussi dans la mentalité des gens. Elle est formatée par notre histoire coloniale. Des expériences comme cette conférence permettent de nous rappeler qu’à l’époque déjà, il y a près de cent ans, il y avait une opposition ! Cela devrait faire partie de notre mémoire, mais ça a été effacé.
On a construit nos sociétés grâce à cette exploitation terrible au niveau mondial, qu’on ne veut pas voir, mais qui est là, et bien sûr, on veut garder nos privilèges par rapport au reste du monde.
On ne veut pas de ces gens qui viennent se réfugier chez nous et, de surcroît, on veut purifier nos sociétés de ce qui est considéré comme une « menace ». La menace vient de l’intérieur, un genre de cheval de Troie à qui on ne peut pas faire confiance car il n’est pas comme nous. Pour le simple fait d’avoir une autre religion, les migrants sont traités comme une menace potentielle qu’il faut contrôler, et là de nouveau ce sont des pratiques colonialistes qui reviennent. Le plan Canal par exemple, la police entre dans 99 000 maisons sans autorisation et les perquisitionne, mais on trouve ça normal. Qui a protesté contre ça ? On laisse passer la déchéance de nationalité pour des terroristes, l’expulsion des détenus d’autres nationalités, etc. Ce sont de petites mesures, mais, avant d’en arriver à l’extermination des juifs, il y a eu 2 000 petites mesures contre eux. Je ne dis pas qu’on se dirige vers un holocauste, mais le système d’exclusion et de destruction de l’autre est toujours présent dans les fondements de nos sociétés. Il ne nous a jamais quittés ! On pourrait vite y revenir parce que la société n’a pas fondamentalement changé d’approches et ne remet pas en question les concepts qui la sous-tendent. Je n’essaie pas de dire que tout le monde est coupable, mais ce sentiment de supériorité est une des choses qu’il faut vraiment remettre en question. Pour moi, c’est indéniable, la politique anti-immigrés et anti-réfugiés d’aujourd’hui est clairement inspirée par une tradition colonialiste. Revisiter et redécouvrir cette conférence permet de construire une autre conscience du monde.
On ne peut parler de race sans parler de classes et de l’articulation entre elles Le système d’exclusion et de destruction de l’autre est toujours présent dans les fondements de nos sociétés.
Pourtant, je ne suis pas responsable de la colonisation, ni des fautes de mes ancêtres… Et la solidarité avec les pays de ce qu’on appelle le tiers-monde est bien présente dans nos sociétés.
Quand toi ou moi nous ouvrons le robinet, nous avons de l’eau courante. Pourtant, ce n’est pas le cas dans les trois quarts du monde. C’est un fait que nous devons réaliser. Aujourd’hui, c’est l’humanitarisme qui domine comme réaction à cette situation. On se donne bonne conscience en disant que la misère, la famine et l’exploitation, c’est grave ! La conférence de 1927 était la déclaration qu’il s’agit de s’allier aux luttes et non pas à la misère. Un appel à créer des liens entre les différentes luttes d’ici et là-bas : lier l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme et le soutien aux luttes au sein des territoires colonisés aux luttes menées ici. Le peuple palestinien, les peuples dans le monde, comment soutenir leurs luttes et les lier aux nôtres ? C’est ce concept qui était là en 1927 et dont on doit s’inspirer…
Comment les dynamiques locales peuvent-elles être un vecteur de transmission pour que l’on puisse collectivement comprendre d’où on vient, ce que nous vivons maintenant et pouvoir se projeter dans l’avenir ? On est aussi bien confrontés à l’indifférence qu’aux difficultés d’unir des mouvements divers…
L’indifférence est partout. Quand je travaillais en prison, j’essayais de transmettre aux détenus l’histoire du grand leader rifain Abdelkrim el-Khattabi, pour qu’ils puissent en retirer des enseignements, mais la plupart des prisonniers n’étaient pas intéressés ou étaient sceptiques. Il faut un travail assidu. Dans la situation actuelle, on ne peut pas se faire d’illusions car le vent est contre nous. Il faut être passionnés, éduquer, faire comprendre ce qu’il se passe dans le monde, prendre une position de principe par laquelle on peut être convaincants et trouver des moyens de créer de petits noyaux, de petites communautés de résistance. C’est ce qu’on peut faire aujourd’hui. Les mêmes problèmes se posent partout : le combat contre la méga-prison à Haren, ça intéresse qui ? Une minorité quelque part et la question reste : « Comment faire le lien avec d’autres luttes ? » Le problème de la convergence des luttes se pose à tous les niveaux, pas seulement dans la question du lien entre nous et les pays du Sud. Il est universel ! Ce qu’ils ont tenté en 1927, ça donne de l’inspiration pour dire que ça a existé et que ça peut nous donner du matériel intéressant pour notre combat.
La notion de « décolonisation » est à la mode chez les progressistes. On veut à la fois être multiculturel, inclusif, et ouvrir des plateformes de prises de parole. Mais c’est difficile de discuter ensemble parce qu’il faut prendre le temps de comprendre les différences culturelles, sociales ou économiques qui subsistent entre les individus.
À la conférence de 1927, la question de la classe et celle de la race étaient centrales. La question de la classe sociale est trop souvent évacuée des débats actuels du mouvement de décolonisation. On ne peut parler de race sans parler de classes et de l’articulation entre elles. Ce sont des choses qui se superposent de plus en plus. Par exemple, le prolétariat à Bruxelles, c’est la classe ouvrière issue de l’immigration. Cette classe ouvrière à Bruxelles est souvent croyante et a souvent d’autres traditions culturelles. En 1927, ils ont été concrets. Ils se sont demandé comment agir et ils ont décidé de mener des campagnes de solidarité précises sur certains sujets. En effet, il faut mener des campagnes sur des sujets concrets qui sont proches des gens. Où était notre soutien à la résistance contre l’agression colonialiste de l’Irak et de l’Afghanistan au début de ce siècle ? On a laissé le terrain à la résistance d’inspiration religieuse. La campagne pour la libération d’Ali Aarrass, un Belgo-Marocain enfermé au Maroc, est pour moi un bon exemple d’une action concrète. Elle vise quelque chose de précis. Elle peut toucher et elle a touché beaucoup de citoyens dans un climat extrêmement difficile. Comme si chaque attentat terroriste nous faisait recommencer de zéro, perdre du terrain.
Le combat mené à Haren est aussi un combat concret où l’on peut insérer une dimension de libération globale, à partir de cette idée de méga-prison. C’est au travers de ce type de luttes qu’on peut faire comprendre aux gens ce qui est en train de se passer. Souvent, il y a un énorme clivage entre ceux qui soi-disant « pensent » et ceux « d’en bas ». Il faut se mettre à leur place pour trouver des campagnes concrètes qui peuvent amener une certaine conscience collective. Pour moi, la conférence de 1927, c’est aussi de ça qu’elle parle.
Reparler de cette conférence c’est aussi faire émerger à nouveau des réflexions et combats déjà menés par le passé sur lesquels nous pouvons nous appuyer. C’est aussi constater que malgré l’évolution en surface des mentalités, un racisme structurel perdure, qu’il soit de race ou de classe. Ces luttes ont toujours leur raison d’être aujourd’hui et le message que cette conférence de 1927 nous délivre est bien celui de l’éveil de la conscience collective par le concret et par dessus tout celui de la convergence.