Difficile de parler de ferrailleurs, de glaneurs, de voddemannen et autres fripiers sans évoquer le mot brol . À Bruxelles, mais aussi au-delà, celui-ci fait partie intégrante de toutes ces économies de la récupération. Préparez-vous pour une plongée dans l’univers polysémique du mot brol !
Bien que le mot brol soit largement utilisé, il est surprenant de constater le flou qui entoure cette expression. On lui reconnaît volontiers une place de choix dans ce qui fait notre « belgitude », mais chacun y place pourtant un sens différent. C’est pour confronter ce paradoxe que le Laboratoire interdisciplinaire en études urbaines a organisé, en 2019, un atelier autour de la définition du mot brol. Cet échange a rassemblé des historiens et des linguistes, mais aussi des géographes, des architectes et des anthropologues. Le résultat de ce travail est accessible sur l’Abécédaire de la seconde vie des objets [1]. En voici une brève évocation.
Le brol, ce sont ces objets auxquels on tient même s’ils ne valent rien.
Le brol est un mot polysémique que l’on entend régulièrement dans les quartiers populaires de Bruxelles et d’au-delà. Notamment dans les Marolles, autour du célèbre marché du Jeu de Balle. Il sert à désigner aussi bien l’hétérogénéité des objets qui s’y vendent que le fouillis de leur installation. Car le brol, ce sont ces objets auxquels on tient même s’ils ne valent rien. Des objets investis d’une mémoire ou d’un projet et que l’on garde dans la perspective d’en faire quelque chose. C’est ce qui constitue la dimension « entre deux » du brol, qui se situe entre un attachement passé et un devenir possible. Il est donc difficile de définir une fois pour toutes sa fonction comme sa valeur qui est toujours personnelle, singulière et incertaine. Cette dimension de projet qui entoure le brol le situe résolument dans une temporalité du cycle des objets, quelque part après son usage premier, mais avant le stade du déchet.
C’est ce qui explique aussi l’omniprésence du mot sur le marché du Jeu de Balle. Cet espace joue en effet un rôle central dans toute une économie de la récupération organisée autour des vide-maisons. C’est-à-dire ces professionnels proposant leurs services pour vider caves et greniers après le décès d’une personne. Et pour les courageux présents dès 6 h du matin, à l’ouverture du marché, les caisses sorties des camionnettes sont bien souvent proposées à la vente sans aucun filtre ou tri préalable. S’y exposent donc les objets de toute une vie : bibelots du quotidien, trésors, trouvailles, mais aussi objets plus intimes comme de la correspondance ou des photos de famille.
Nombreux sont ceux qui gravitent autour de ce marché. Pour y dénicher des pièces uniques, pour y récupérer des objets du quotidien bradés à 1 euro la pièce, mais aussi pour y bénéficier d’un espace de gratuité. Car les vendeurs n’hésitent pas à donner les invendus à l’approche de l’heure de fermeture du marché. Particulièrement s’il faut faire place à un nouvel arrivage le lendemain. Et un mélange hétéroclite de chineurs, de personnes en précarité, d’étudiants aménageant leur nouvelle coloc et d’amoureux de la récupération cohabite autour de ces invendus distribués gratuitement. Du moins pour le moment, car cette pratique est aujourd’hui mal perçue par les gestionnaires communaux du marché qui dispersent ces attroupements au cri de « la vente gratuite est interdite ! ».
Si le sens placé derrière le mot brol est donc multiple, il est intéressant de constater qu’il en va de même de son origine. « L’étymologie de brol renvoie à une origine germanique, brod, qui signifie brouiller, mélan ger, rendre trouble [2]. Cette étymologie se retrouve dans une série de termes germaniques autant que latins, ce qui explique sa persistance en français et en néerlandais. Le mot « brouiller », dans ses différentes acceptions, évoque tout autant l’altération, le fait d’être abîmé, puis le mélange des cartes, des liquides ou des matériaux, le désordre des idées autant que des affaires. Il est à la source de l’italien imbroglio, le nœud. En dérivent des mots comme débrouillard, brouillon ou brouet, qui partagent avec « brol » les sèmes de l’hétérogénéité des composants, le mélange des matières ou des produits. Le terme brol dans sa variante « broel » est attesté depuis longtemps en Flandre occidentale (où il pour rait lui-même avoir été importé du mot « brouille » fran çais) [3] » (Abécédaire de la seconde vie des objets, notice Brol).
Il est vraisemblable que ce « Broel » ait suivi le chemin de l’exode rural qui a contribué à alimenter les migrations depuis la Flandre vers Bruxelles au xix e siècle. Devenu brol, on retrouve fréquemment le mot à Bruxelles et en Wallonie. Au point qu’il fait son entrée officielle dans le Petit Robert en 2008.
Alors que le mot brol est aujourd’hui largement utilisé, son usage n’est pas toujours absent d’enjeux et de tensions. Notamment dans les quartiers populaires du centre de Bruxelles, comme les Marolles. Ces quartiers sont soumis à une forte pression immobilière et à des stratégies de marketing urbain et le brol y incarne à la fois un désordre à éradiquer, mais aussi l’« authenticité » qui fait l’attractivité de ces quartiers. C’està-dire que les touristes et nouveaux occupants du quartier, souvent plus nantis, choisissent les Marolles pour son côté authentique, mais que ce faisant ils contribuent à la gentrification de ces espaces qui, paradoxalement, ont alors tendance à s’uniformiser et à perdre leur authenticité. C’est particulièrement clair dans les quartiers d’accueil de populations précaires et migrantes situés à proximité directe d’espaces fortement gentrifiés, comme le Sablon. Cette dynamique est souvent volontairement accompagnée par les pouvoirs publics qui cherchent à attirer cette nouvelle population. Notamment via des stratégies de marketing urbain visant à encadrer la vente du brol sur le marché ; interdiction des pratiques de gratuité, tentative d’uniformiser les espaces de vente au sein de tonnelles blanches, ou encore organisation du Brol National, une édition du marché « spécial Belgique » organisée le 21 juillet.
Ces stratégies ont culminé en 2014 avec un énorme projet urbanistique visant à construire un parking souterrain à l’emplacement même du marché du Jeu de Balle. Ce n’est que grâce à une mobilisation importante des riverains que ce projet, qui aurait irrémédiablement transformé l’âme du marché, a pu être stoppé. Si ce projet semble aujourd’hui abandonné, d’autres formes d’instrumentalisation du mot brol pointent déjà, notamment autour des enjeux d’économie circulaire. Il reste donc essentiel d’être vigilant au sens et aux nombreux enjeux qui entourent ce terme polysémique de brol.
Le brol incarne à la fois un désordre à éradiquer, et l’« authenticité » qui fait l’attractivité de ces quartiers.
Pour aller plus loin dans la découverte de ces enjeux, rien ne remplace évidemment une visite dans les Marolles. Le marché du Jeu de Balle est ouvert quotidiennement de 6 à 14 heures. Les connaisseurs viennent le mardi et le jeudi découvrir les nouveaux arrivages de marchandises alors que le week-end accueille davantage de flâneurs et de touristes. Du 7 au 10 avril 2022, venez aussi découvrir le festival « Histoires de brol » qui rassemble expositions, causeries, concerts et de nombreuses animations autour du brol du vieux marché. Ce festival est l’occasion de partager de façon festive les premiers résultats de la recherche ethnographique « Mémoires de seconde main » sur le marché aux puces de la place du Jeu de Balle. Pendant les quatre jours du festival, l’espace du collectif Chez Bosch, au 116 de la rue des Tanneurs, est ouvert pour découvrir animations pour petits et grands, expositions d’objets et d’images, ainsi que divers événements détaillés dans le programme suivant : https://tinyurl.com/histoiresdebrol
[2] Trésor national de la langue française informatisé, accessible sur le site du Centre national de ressources textuelles et linguistiques (https://www.cnrtl.fr/definition/brouiller). Voir aussi Le Dictionnaire des belgicismes, sous la dir. de Michel Francard, Bruxelles, De Boeck Duculot, 2010, p. 73.
[3] Léonard-Lodewijk De Bo, « Broel », Westvlaamsch idioticon, 1873, p. 189 ainsi que la notice « brol » (https://ivdnt.org/zoeken-in-woordenboeken?w=brol).