Claire Scohier - 15 mai 2014
Il y a cinq ans, à pareille époque électorale, IEB regrettait que le gouvernement bruxellois adopte avec précipitation une série de plans mal ficelés qui engagent leurs successeurs dans un consensus mou, freinant de ce fait toute transformation radicale d’une société à bout de souffle [1].
IEB avait notamment recommandé plus de rigueur vis-à-vis de la frénésie planificatrice et pointé la nécessité d’élaborer dans un cadre plus maîtrisé un projet de ville pour tous les Bruxellois. Pendant quatre ans, les administrations ainsi que de nombreux acteurs bruxellois ont été fortement mobilisés. Un important budget a été dépensé pour la réalisation de diverses études (2 354 414 EUR). Mais force est de constater que le projet de ville est resté en rade tandis que le Plan régional d’affectation du sol, dit PRAS démographique a bel et bien été adopté, avec pour conséquence le relèvement global des valeurs foncières, notamment dans l’axe du canal, en y remplaçant la fonction historique industrielle par une fonction logement rapidement investie par la promotion immobilière privée. Le sol se dérobe sous les yeux des Bruxellois sans que la digue du PRDD n’ait pu être construite. Et ce malgré les avertissements répétés de la part de nombre d’acteurs de la société civile.
On vous avait prévenu !
Dès juillet 2011, l’ARAU, le Bral, IEB et le RBDH demandaient au gouvernement d’abandonner immédiatement le projet de révision du PRAS. Les associations demandaient que les considérations liées au boom démographique justifiant, selon le gouvernement, l’élaboration dans l’urgence d’un PRAS démographique, soient discutées dans le cadre de l’élaboration du PRDD, sur base de données objectives sur les besoins en logements sociaux, d’équipements de proximité, de crèches et d’établissements scolaires et de types d’activités productives pourvoyeuses d’emplois faiblement qualifiés. En particulier, elles demandaient que des logements sociaux et abordables soient construits en masse et que le gouvernement se concentre sur le vrai défi de la Région : la dualisation sociale. Elles réclamaient également que soient discutés les moyens à mettre en oeuvre pour augmenter la maîtrise publique du foncier bruxellois et l’élaboration de règles qui contraignent le marché immobilier à répondre aux véritables besoins de notre Ville-Région. Cette modification substantielle du PRAS avant l’adoption du PRDD bouleverse non seulement les grands principes logiques de la procédure planologique régionale, mais affaiblit aussi la capacité régionale à maîtriser à plus longue échéance l’ensemble des problématiques sur tout le territoire ainsi que la substance démocratique de toute la méthode de révision des plans régionaux. Une vision fragmentée du développement urbain n’est pas la meilleure parade à la crise du système socio-économique et institutionnel que nous traversons et dont nous ne pouvons encore envisager toutes les conséquences, en particulier sur l’environnement et la question sociale. Le projet de modification du PRAS a été élaboré en excluant la participation de la société civile et des habitants alors même qu’un processus parallèle d’élaboration du plan chargé de dresser les grandes lignes du PRDD était en cours. Ce bouleversement des procédures n’est que la énième illustration d’une dégradation générale des mécanismes de régulation de la Région. Au-delà de l’argument du boom démographique, rappelons que la modification du PRAS a également pour objectif d’assurer la mise en musique du plan de développement international de Bruxelles (PDI), un plan qui n’a jamais été débattu, qui n’a fait l’objet d’aucune étude d’incidences, d’aucune étude académique approfondie et qui n’a aucune valeur légale. Ainsi, le boom démographique sert de prétexte pour couvrir une série d’opérations immobilières publiques (le projet NEO au Heysel, par exemple) et privées (principalement du logement haut de gamme) qui ne résoudront en rien la crise du logement. Un choix qui s’inscrit dans un contexte général de renforcement de l’emprise du marché et d’internationalisation de la ville, menant les pouvoirs publics à se délester d’une partie de leurs responsabilités au profit de l’économie de marché. Lors du tout récent colloque organisé par la Région sur le projet de PRDD, l’un des intervenants faisait ainsi remarquer que le terme « régulation » n’apparaissait que quatre fois dans le document et jamais en lien avec l’économie. Alertées par la logique à l’oeuvre, de nombreuses associations bruxelloises éditèrent, en juillet 2012, une carte blanche [2] où elles demandaient le report de l’examen du PRAS après un large débat public à organiser dans le cadre d’une enquête publique de minimum six mois autour du futur projet de PRDD. Elles réclamaient qu’un système de captation des plus-values générées par les projets facilités par une éventuelle modification du PRAS soit mis en place avant toute adoption du texte et que ces plus-values servent à augmenter substantiellement le nombre de logements à caractère social. Elles réclamaient l’accès sans restriction à toutes les études financées par les pouvoirs publics et susceptibles d’éclairer les citoyens, et notamment celles qui objectivent la croissance démographique et les besoins qu’elle engendre tant en matière d’équipements de proximité (écoles, crèches, parcs publics,...) qu’en matière de types de logements (petits ou grands, sociaux, conventionnés ou libres). Elles concluaient par la crainte que si rien ne venait brider le PRAS, les pauvres allaient s’entasser encore un peu plus dans les logements délabrés de certains quartiers tandis que la clientèle internationale pourrait bénéficier d’un pied-à-terre agréable avec vue sur un canal vidé de ses fonctions économique et écologique...
PRAS démographique, clash démocratique !
On s’étonnera du manque de réponses données par le gouvernement aux multiples critiques émises par la société civile (plus de 400 réclamants ont transmis à la Commission régionale de développement (CRD) leurs critiques dans le cadre de l’enquête publique sur le « PRAS démographique »), critiques largement reprises par la CRD, dans son avis de novembre 2012, et pouvant se résumer comme suit. La CRD :
Un roulement de tambours sur les oreilles d’un sourd produirait le même effet. Las de ce déni démocratique, IEB a décidé d’introduire un recours devant le Conseil d’Etat. Sans vouloir rentrer dans la technicité des moyens en annulation avancés, nous développons ici trois arguments majeurs qui nous fondent à attaquer ce plan.
Un boom démographique tout relatif...
L’argument démographique avancé dans l’exposé des motifs du projet de modification partielle du PRAS représente un défi réel et important pour la Région de Bruxelles Capitale qu’IEB prend au sérieux [3]. Personne ne conteste la nécessité de produire de nombreux logements et équipements pour répondre aux besoins pressants de la population bruxelloise. Mais ces besoins sont suffisamment justifiés par une réalité qui ne date pas d’aujourd’hui. Alors que le gouvernement agite de façon alarmiste des projections à 2020, 2050 ou 2060, la population actuelle dépasse à peine son pic historique de 1968 (1 079 181 habitants), époque où les tours ne fleurissaient pas pour autant. Se pencher sur les chiffres permet de se rendre compte que le phénomène de ré-augmentation de la population bruxelloise se constate depuis 1995 et est soutenu depuis 2002. Le terme de « boom » occulte une évolution en cours depuis plus de dix ans cadrant difficilement avec l’urgence subitement invoquée par le gouvernement pour adopter une procédure à marche forcée. Le PRAS démographique repose sur des données du Bureau du Plan. Au moment de l’adoption de l’arrêté d’ouverture partielle du PRAS, le Bureau du Plan prévoyait une augmentation d’environ 140 000 habitants entre 2010 et 2020 ainsi qu’une croissance continue jusqu’en 2040. En mai 2013, ces prévisions démographiques ont été revues fortement à la baisse : « Par rapport à l’édition précédente, la révision à la baisse de la croissance de la population totale est beaucoup plus importante sur l’ensemble de la période de projection qu’à l’horizon 2030. Cette croissance est maintenant estimée à 9,5% sur la période 2012-2030 et 16% sur la période 2012-2060 (contre respectivement 13 et 25% sur la période 2010-2060 dans l’édition précédente). » [4] En outre, le PRAS repose sur des prémisses méthodologiques discutables visant à gonfler le nombre de m² nécessaires de logements pour absorber le boom. Afin d’estimer le potentiel de logements à construire sans révision du PRAS, le gouvernement établit ses calculs à partir d’appartements d’une superficie moyenne de 90m² et d’un taux d’occupation moyen bruxellois de 2,05 habitants/logement. Or dans les standards actuels de construction, un appartement de 90 m² contient 2 à 3 chambres et peut accueillir dans de bonnes conditions jusqu’à 5 personnes. Quant à la composition des ménages dans les quartiers populaires, territoires pressentis pour accueillir une part conséquente de ce boom démographique, elle comporte avec certitude plus de 2,05 personnes/logement. Sans compter qu’une part non négligeable des nouveaux habitants sont liés au solde naturel (naissances-décès) positif de naissances dans les quartiers populaires et qu’on peut légitimement douter que ces nouveau-nés s’installent dans un appartement de 90 m² à concurrence de deux habitants par logements ! Ces éléments nuançant fortement les prémisses du PRAS démographique furent repris par la CRD [5] sans trouver écho dans les motivations du gouvernement.
... pour justifier un boom de logements inadaptés...
Le gouvernement justifie l’adoption du PRAS démographique dans l’urgence par le besoin d’ouvrir « rapidement » de nouvelles zones au logement. Le PRAS de 2001 ne faisait pas autre chose en définissant de grandes Zones d’Intérêt Régional (ZIR) susceptibles d’accueillir du logement (Tour et Taxis, Gare Josaphat, Gare de l’Ouest, ancienne Cité administrative). En 10 ans, pas un seul m² de logement n’a vu le jour dans ces ZIR. Avant de se relancer dans une aventure aux effets hautement hypothétiques, le bon sens aurait voulu que l’on exploite le potentiel foncier des ZIR et que l’on procède à l’analyse du pourquoi de cet immobilisme constaté sur les ZIR existantes. Nul besoin d’être devin pour affirmer que les mesures proposées dans le PRAS vont favoriser, dans une large majorité des cas, la construction de logements privés inaccessibles tant aux Bruxellois aux revenus moyens qu’aux nouveaux habitants pauvres conjecturés par les démographes. Les changements d’affectation concernent des terrains appartenant en grande partie au secteur privé, sans qu’aucun levier ne soit mis en place pour lui imposer la construction de logements financièrement accessibles à ces habitants. Le texte du PRAS reconnaît d’entrée de jeu qu’il n’est pas l’outil adapté pour répondre aux priorités sociales reconnues par l’accord de gouvernement et, notamment, à la priorité 3 du PRD de 2002 toujours en vigueur : « garantir à tous les Bruxellois l’accès à un logement décent et abordable ». Cela devra se faire par un « arrêté spécifique ». C’est pourquoi la CRD réclamait d’autres études pour justifier la nécessité des changements d’affectation proposés notamment en termes de composition socio-économique du boom démographique pour objectiver la réponse adéquate à la demande de logements. Argument que le gouvernement a, à nouveau, balayé d’un revers de la main.
... en laissant courir les plus-values et mourir l’industrie urbaine
Cette course à la production de logements inadaptés aux besoins des Bruxellois a conduit le gouvernement à convertir 858 000 m² de Zone d’industrie urbaine (ZIU) en Zone d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) pour y faciliter la construction de logements autrefois interdits à ces endroits. La moitié sont des terrains industriels et portuaires situés le long du canal. Le rapport d’incidences du PRAS conclut lui-même qu’aucun des pôles identifiés ne parvient à cumuler les critères de sélection prévus par le PRAS : soit les terrains sont proches du tissu urbain, mais sont pollués et occupés par des activités nuisibles pour l’habitat, soit ils sont déconnectés du tissu et peu accessibles en transports en commun. Ils exigent donc tous d’importants investissements publics et sont, de facto, incapables de répondre à l’urgence mise en avant par le PRAS. La dépollution des terrains entraînera inévitablement des coûts importants pour permettre l’implantation de logements, des coûts qui seront forcément répercutés sur le prix de vente ou à la location des logements construits. Les entreprises installées sur ces terrains vont être soumises à une pression du fait de la proximité avec les futurs logements et leurs propriétaires alléchés par les perspectives de plus-values générées par le changement d’affectation. Elles risquent de délocaliser leurs activités en dehors de la Région bruxelloise. La création de ZEMU permettra donc essentiellement la construction de logements en majorité de standing, inabordables pour la toute grande majorité des habitants qui contribuent à la hausse démographique. Enfin, l’option « logement au bord du canal » condamne de facto l’accès à la voie d’eau en tant que mode de transport de marchandises. Le PRAS se limite à favoriser, sans encadrement, la rente immobilière d’aujourd’hui. Avant même que la procédure du PRAS démographique n’ait été lancée, certains terrains industriels ont déjà été négociés ou se négocient à des prix tirés vers le haut par les changements d’affectation supputés et cela sans qu’aucun mécanisme n’ait été mis en oeuvre pour capter, aujourd’hui ou demain, quelque plus-value que ce soit. Pour IEB, rejoint par la CRD [6], un système de captation des plus-values générées par les projets facilités par la modification du PRAS aurait dû être mis en place avant la modification de celui-ci et ces dernières affectées à l’augmentation substantielle du nombre de logements à caractère social. Pour justifier cette lacune, le gouvernement a argué du fait qu’une réforme du COBAT (dans lequel aurait dû être inséré le mécanisme de captation des plus-values) ne pouvait être menée à son terme dans les délais d’approbation du PRAS. Or, ce sont pas moins de 24 mois qui se sont écoulés entre la décision de modifier le PRAS et sa publication au Moniteur belge. La dernière réforme du COBAT, clôturée en 2013, n’a pris que 13 mois... La croissance démographique se traduit ainsi par la transformation des terrains portuaires, pourvoyeurs des emplois peu qualifiés en nouveau terrain de chasse pour les promoteurs du logement de luxe, sans que les mécanismes de répartition des richesses induites n’aient été mis en oeuvre à temps. Réduire la démographie à de telles prescriptions, c’est aussi réduire la dimension démocratique de la ville et, in fine, en évincer encore et davantage les plus faibles d’entre nous. Alors, fallait-il se taire ?
[3] IEB a consacré tout un dossier sur le sujet dans le n° 261 de son Bruxelles en mouvements de novembre 2012 : www.ieb.be/-Bem-261.
[4] Bureau du Plan, « Perspectives de populations 2012-2060 », mai 2013.
[5] Avis de la CRD, p. 38.
[6] Avis de la CRD, p. 62.