Il semble y avoir à Bruxelles un relatif consensus dans le monde politique pour que la gestion de l’eau reste dans le giron public. Pour de multiples raisons, ce principe est néanmoins menacé.
La STation d’EPuration Nord
La STation d’EPuration Nord est une très grosse station qui traite les eaux usées de près d’un million et demi de personnes. Construite sur un mouchoir de poche pour des raisons d’exiguïté du territoire de la Région de Bruxelles-Capitale, elle concentre des choix technologiques qui en rendent l’exploitation très complexe. La station représente un tel investissement que la Région, contrainte par les critères de Maastricht à limiter son endettement public, a décidé d’en confier la construction et l’exploitation pour 20 ans à Aquiris, une société créée pour l’occasion par l’entreprise multinationale Veolia.
La STEP Nord, cheval de Troie ?
Jusqu’en décembre 2009, la STEP Nord recueillait les commentaires enthousiastes des thuriféraires du Partenariat Public Privé (PPP). Aquiris était une « success story » qui prouvait qu’un « PPP bien négocié » pouvait être bénéfique à tous. Depuis, ceux-ci ont déchanté après qu’Aquiris ait décidé unilatéralement de fermer la station pendant une semaine, officiellement au prétexte d’une qualité non conforme des eaux à traiter mais plus probablement afin de faire monter les enchères dans le conflit qui l’opposait à la Région à propos de la construction d’infrastructures supplémentaires nécessaires au bon fonctionnement de la station mais non prévues dans le contrat initial. Le « partenariat » au service du bien commun révélait brusquement son vrai visage, celui d’un contrat commercial entre deux entités aux intérêts antagonistes dont l’une n’hésitait pas à détruire ce même bien commun afin de faire pression sur l’autre.
La propriété de la station reviendra théoriquement à la Région à l’issue du contrat. Mais on se demande comment un organisme public, aussi compétent soit-il, pourra pratiquement exploiter une technologie propriétaire sans dépendre exagérément de son concepteur...
L’Europe
La Commission européenne, poussée dans le dos par certains États (comme la France, pays d’origine de Veolia et Suez, leaders mondiaux du secteur) et les entreprises privées, prône la libéralisation du secteur, sans succès jusqu’à présent. Mais ce qu’elle n’a pu imposer au marché intérieur, elle tente de le faire par l’intermédiaire des accords de libre-échange qu’elle négocie au nom de l’UE. Dans ses négociations actuelles avec le Canada, par exemple, la Commission, toujours désireuse de favoriser le développement des entreprises européennes du secteur, a mis la question des services d’eau municipaux sur la table. Si un accord devait être conclu sur ce point, les investisseurs européens au Canada et les investisseurs canadiens en Europe qui voudraient conquérir des marchés publics d’eau seraient alors protégés contre tout risque d’interruption du contrat, notamment par une municipalité qui voudrait le reprendre en gestion directe. De même, par le passé, la Commission a souvent lié ses aides au développement aux pays en développement à des conditions de privatisation des services d’eau dans ces mêmes pays. Enfin, elle fait tout ce qu’elle peut pour limiter les marges de manœuvre des entreprises publiques du secteur, entravant par exemple leurs tentatives de mutualisation de moyens à l’échelle inter-communale.
La crise financière et le FMI
La Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne... de plus en plus de pays voient se dégrader leur cote de solvabilité, rendant le poids de leur dette publique difficile à supporter. L’UE et le FMI sont prêts à renflouer les caisses de ces États, mais à condition de privatiser des pans entiers des services publics, dont les services d’eau. L’Irlande a par exemple été obligée d’introduire une tarification de l’eau qui, surabondante dans le pays, était jusqu’alors gratuite ; la Grèce a déjà été forcée de procéder à la privatisation partielle des compagnies d’eau d’Athènes et de Thessalonique, et d’autres privatisations doivent suivre. Suez, déjà bénéficiaire de la première vague de privatisation, est aux aguets... Si la Belgique semble pour l’instant à l’abri d’une telle menace grâce au consensus des principaux partis nationaux sur la question, l’état de la dette publique du pays incite à rester prudent.
La privatisation indirecte
La gestion « moderne » des cycles de l’eau implique un besoin d’équipements de plus en plus lourds et compliqués d’un point de vue technique. L’imperméabilisation des sols en milieu urbain provoque des concentrations de flux et des débordements qui nécessitent de gigantesques bassins d’orage, la densification des villes provoque une concentration de plus en plus importante des polluants dans l’eau, etc. Plus l’eau est polluée, plus l’accès à une eau potable présente un coût, alimentant un marché qui constitue un sacré business pour les multinationales. Si l’eau n’était pas chère, les multinationales ne s’y intéresseraient pas...
Le principe fonctionnel d’un lagunage, tout citoyen peut se l’approprier. Une station d’épuration expérimentale telle que la STEP Nord, c’est autre chose. Sans forcer le trait, on pourrait dire que notre eau est à ce point technocratisée qu’elle n’est plus le fruit d’un processus démocratique — les politiques n’ont pas, ou pas assez, leur mot à dire sur les solutions techniques retenues. L’eau urbaine, produit standardisé et neutralisé, échappe au jugement du citoyen, qui ne s’aperçoit de sa présence que lors-qu’elle pose problème (une fuite, une couleur, un goût chloré...). En un sens, l’eau se privatise, même en Belgique, car elle ne fait plus l’objet de la moindre appropriation collective.
L’eau est un objet politique
Sur le long terme, le système n’est peut-être pas aussi profitable qu’il n’y paraît car, les marges étant très faibles, il ne génère ses profits que grâce à des volumes importants... Or, on constate une tendance constante à la diminution de la consommation dans les pays industrialisés : les réseaux, bientôt surdimensionnés, pourraient à terme confronter leurs exploitants à de très anciens problèmes de santé publique, liés par exemple à une eau devenue stagnante par manque de débit. La pire solution que l’on pourrait trouver pour résoudre ce problème serait de chercher encore et toujours des solutions technologiques individualisées, qui assoiraient la domination des opérateurs privés tout en détruisant ce qui reste un des grands services publics essentiels de nos sociétés.
On le comprend, même chez nous, l’eau est aussi partiellement marchandisée. À terme, ce fait exclut potentiellement de l’accès à l’eau les pauvres, les plantes, les animaux et plus généralement tout être vivant non solvable. Ce n’est pas parce qu’un système fonctionne (on ouvre le robinet et l’eau coule) qu’il clôt toute discussion. Retrouver le sens de l’eau, la réintroduire dans la vie des Bruxellois qui vivent dans une ville d’où elle a été chassée, passe par l’élargissement de sa gestion au-delà des experts, qu’ils soient fonctionnaires publics ou gestionnaires privés. Au-delà du paradigme technocratique et des appétits capitalistes, l’eau ne sera un bien commun que si elle est reconnue pour ce qu’elle est : la vie même, dont l’état nous concerne tous aussi directement que celui de notre propre corps.
Martin Pigeon (Corporate Europe Observatory - CEO)
et Mathieu Sonck (IEB)