Inter-Environnement Bruxelles
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Au secours on craque !

« Aujourd’hui, quel est le grand défi en matière de tourisme ? C’est l’équilibre entre l’habitat et l’événementiel. Or, il y a un seuil de tolérance qui commence à être atteint et je vais être très clair : dans le Pentagone, on craque ! On ne peut pas aller plus loin dans le Pentagone ».

© Axel Claes - 2021

Celui qui s’exprimait ainsi c’est Philippe Close, alors échevin du Tourisme, en septembre 2015, au Brussels Creative Forum. Oui, c’est à peine croyable. Mais qu’on se rassure, deux phrases plus loin, notre nouveau Maïeur à la place de Mayeur enchaînait, comme si de rien n’était, sur de nouveaux projets dans le Pentagone, notamment le futur Beer Temple, dans l’ancien bâtiment de la Bourse.

Le budget prévu pour ce projet est de 27,5 millions d’euros essentiellement issus de financements publics (Ville, Région, Beliris, et FEDER pour 22,5 millions d’euros), l’industrie brassicole apportant 5 millions restants. Dès l’annonce de ces montants, les premiers grincements de dents se font entendre. Il en est de même lors de la présentation architecturale du projet. La pergola sur le toit fait rire, les architectes ont beau tenter de convaincre qu’il s’agit d’un « geste architectural évanescent » évoquant « le moutonnement des cumulus », elle sera rapidement rebaptisée la « gaufre géante ».

Puis le projet disparaît des radars pendant près de deux ans.

Lorsqu’il refait surface, en juin de cette année, c’est via les affiches rouges de l’enquête publique apposées place de la Bourse et sur les grilles du bâtiment. Cette enquête publique ne prévoit initialement que quinze jours, un délai qui frise le ridicule pour un projet de cette envergure. En cette veille de vacances, et malgré le scandale du Samusocial qui occupe tous les esprits, de nombreux citoyens réagissent et dénoncent ce délai trop court. La Ville annonce l’annulation de l’enquête « pour cause d’irrégularité » et la reporte en septembre… pour une durée d’un mois. On a une furieuse envie de dire « bien essayé », mais on leur laissera le bénéfice du doute. Encore que…

Dans la foulée de la deuxième enquête publique, une pétition est lancée par la Platform Pentagone. Elle recueillera plus de 6 000 signatures. Les critiques émises par les nombreux citoyens qui ont réagi à l’enquête, et/ou qui étaient présents lors de la commission de concertation, portaient essentiellement sur les axes suivants :

  • atteintes au patrimoine : la « gaufre géante » saute aux yeux et prête à rire mais la démolition du soubassement d’un des angles du bâtiment (classé), pour y faire une entrée vitrée, est bien pire. Gestion des foules et nécessité d’une entrée dans l’axe de la rue au Beurre, afin que les touristes ne la manquent pas. Autant d’explications farfelues qui ne convainquent guère.
  • privatisation d’un lieu public : lors de sa construction, le bâtiment de la Bourse a été financé par une souscription publique, or sa réouverture profitera essentiellement aux partenaires privés du projet (les brasseurs, dont les géants AB InBev, Duvel ou Alken Maes), puisque sa rénovation se fera à 80% avec des fonds publics.

Les critiques se font d’autant plus sévères à l’égard d’AB InBev que la multinationale s’est déjà illustrée en 2015, à Bruxelles par des fermetures de cafés bruxellois populaires et appréciés : le Daric et le Liberty. Aujourd’hui, à Ixelles, le café Le Coq a du fermer ses portes malgré la mobilisation du quartier qui avait pour mot d’ordre : Pas de Fernand sans le Coq !

Avec de tels partenaires dans le projet, s’agit-il vraiment de faire prospérer l’économie bruxelloise ou, plus cyniquement, de gonfler le portefeuille des actionnaires des grands groupes brassicoles ? Par ailleurs, ceux-ci sont réputés pour ne payer quasiment aucun impôt en Belgique. Comment s’étonner que, dans de telles conditions, le projet soulève les critiques et la méfiance ?

Développement débridé du tourisme de masse dans le centre-ville

« Nous avons fait le pari d’un Bruxelles qui n’arrête jamais et où il se passe tout le temps des choses. Plus il y a d’événements, mieux c’est ! L’idée, c’est qu’il y ait toujours quelque chose à faire à Bruxelles. »

Philippe Close toujours, au moment de la mise en place du piétonnier. Celui qui lançait quelques semaines plus tard ce vibrant « Dans le Pentagone, on craque ! »

Le projet de la transformation de la Bourse en Beer Temple, au cœur d’un piétonnier « attractif », s’inscrit bien évidemment dans cette logique du potentiel du centre-ville. Une logique qui se pense à très court terme, sans prise en compte des incidences sur le tissu urbain existant.

Pourquoi avoir choisi un bâtiment comme la Bourse et vouloir concentrer le tourisme dans une micro-zone alors que Bruxelles regorge d’anciennes brasseries ou bâtiments industriels dans des quartiers à dynamiser ?

Certaines villes européennes ont entamé un processus de réflexion sur le tourisme de masse et ses limites. « Vivre la ville », un réseau d’associations de 50 villes d’Europe, s’est créé pour que l’habitabilité en ville ne soit pas mise à mal par un tourisme devenu envahissant.

L’une des principales nuisances constatées et dénoncées, dans ces villes, est le tourisme alcoolisé. Il faut reconnaître que l’affectation d’un lieu aussi central et emblématique à un Temple de la bière envoie un signal particulièrement malvenu.

Dans un article intitulé « Après Berlin ou Barcelone, Paris doit-il succomber au tourisme de la fête ? », [1] on peut lire : « L’idée qu’il faille se battre contre les grandes métropoles européennes sur le marché de la fête est une idée relativement neuve. Elle s’explique par l’émergence, ces quinze dernières années, d’un nouveau segment de touristes : les ‘city-breakers’, ces touristes qui épuisent une métropole en un week-end. Le développement concomitant des vols low-cost et d’Airbnb a fait chuter considérablement le prix d’un voyage à l’étranger, permettant à un public jeune de multiplier ces courts séjours. »

Berlin, Barcelone, où la colère commence à gronder et à se retourner contre les touristes. Mais aussi Venise, Dubrovnik, Lisbonne, qui se vident de leurs habitants, Amsterdam, où il a suffit d’une dizaine d’années pour passer d’une ville qui voulait développer son potentiel touristique à une ville débordée par le tourisme et qui se demande à présent comment faire machine arrière… Alors Bruxelles ?

La ville, s’estimant bien loin derrière les villes confrontées à ces situations problématiques et sourde aux échos qui nous en parviennent, reste évasive quant à sa propre réflexion (s’il y en a une). Tout porte à croire que Bruxelles est prête à « succomber » à son tour… ou à faire succomber d’épuisement ses habitants.

Bruxelles n’est ni Berlin, ni Amsterdam et encore moins Barcelone. Pourtant, en 2016, Bruxelles-Ville était la seule des 19 communes où le nombre des habitants à la quitter était supérieur à ceux qui ont choisi de s’y installer.

Des chiffres interpellants qui devraient (doivent !) inciter à s’interroger sans tarder sur la fonction touristique, si l’on veut éviter que la multiplication de projets décrits comme festifs, attractifs, événementiels, et actuellement en cours, finisse par tout écraser sur son passage.

Surtout qu’on ne vienne pas nous raconter des bobards avec l’ouverture au public de la Bourse et la réappropriation de l’espace public autour du piétonnier par le citoyen ! L’actualité nous rappelle que notre espace public est quotidiennement grignoté et confisqué, bientôt accaparé par la sécurité, le commerce, le tourisme.

Ouvrir les portes de la Bourse, pour en faire un Temple de la Bière où sont attendus 300 000 à 800 000 visiteurs par an, vous appelez ça nous la rendre ? Au secours, « on craque » !

Isabelle Marchal


[1Vincent Glad, Slate, avril 2016. Url : www.slate.fr/story/116275/paris-tourisme-fete%20.