Démolir puis reconstruire en arguant de la performance énergétique du nouveau bâtiment est une recette magique pour les promoteurs, occultant derrière l’argument écologique une motivation économique. Mieux vaudrait démolir une passoire énergétique pour reconstruire un bâtiment passif que rénover l’ancien. En l’état, les données manquent pour opérer l’arbitrage, laissant le champ libre aux intérêts spéculatifs.
La consommation énergétique des bâtiments est responsable de 60 % des émissions directes de CO2, secteurs tertiaire et résidentiel confondus [1]. Ceci explique que depuis une quinzaine d’années, la Région de Bruxelles-Capitale met en place des actions et des normes dans le secteur du bâtiment pour en réduire l’impact. Les ambitions les plus fortes concernent la construction neuve (au standard passif depuis 2015) et la gestion énergétique au sein du bâtiment tandis que la rénovation reste négligée.
Or le secteur de la construction et démolition (C&D) est un des plus gros producteurs de déchets en Région bruxelloise. Le flux de déchets de construction/démolition en Région de Bruxelles Capitale tourne autour de 700 000 tonnes/an. Selon Bruxelles-Environnement ce secteur représente, en 2020, 38 % de l’ensemble des déchets produits en tonnes par an. Or la démolitionreconstruction suppose, outre la récupération des tonnes de déchets générés lors de la phase de démolition, leur transport, leur recyclage/réemploi éventuel ou leur incinération, l’extraction de matières premières neuves parfois non renouvelables, l’acheminement et la mise en œuvre de ces matériaux neufs. Peu de données existent à l’heure actuelle sur les émissions indirectes de gaz à effet de serre liées à ce processus de renouvellement de la ville sur elle-même. Elles sont actuellement lacunaires, voire inexistantes [2].
En 2013, IEB consacrait un numéro entier de son journal à cette question : « De nombreux bâtiments bruxellois sont effectivement des passoires énergétiques, faut-il pour autant les détruire pour les remplacer par d’autres bâtiments au prétexte qu’ils sont plus performants sur le plan énergétique ? » [3]. IEB y analysait trois projets immobiliers démontrant, à l’aide d’un outil basique, mais ayant au moins le mérite d’exister, et mis sur pied par l’Association du Quartier Léopold [4], que le cycle de vie de la démolition-reconstruction plaidait nettement, sur le plan environnemental, en faveur d’une rénovation sur le plan environnemental : il fallait 48 ans pour amortir l’énergie grise du projet Trebel, 88 ans pour le projet Victor et la facture environnementale du processus total de démolition-reconstruction du projet Up Site (Atenor) était telle qu’elle ne serait jamais amortie.
Le secteur du bureau est particulièrement concerné par cette obsolescence programmée. Les spécialistes reconnaissent que les bâtiments de bureaux « périment » plus vite qu’avant. Les buildings d’après-guerre pouvaient avoir des durées de vie de 50 ans, un bureau moderne est obsolète après 15 ans, parce qu’il est conçu pour des fonctions, des usages plus spécifiques [5].
Depuis quelques mois, le sujet est largement débattu dans l’espace public et on observe une évolution dans les discours. Dans une interview de février 2020, le Maître architecte de la Région bruxelloise K. Borret se disait défavorable à la démolition-reconstruction : « Pendant trop longtemps la démolition a été l’option numéro un. Or, il faut désormais envisager comme option principale celle de garder le bâtiment et, si vraiment ça ne va pas, on envisage alors de le démolir » [6]. Interpellé sur le sujet un an plus tard en Commission de développement territorial du Parlement bruxellois, le Secrétaire d’État P. Smet répondait ceci : « je demande à chaque promoteur qu’il démontre dans une note qu’une démolition est nécessaire mais pas une reconstruction. […] Les mentalités changent et nous préférons éviter une démolition lorsque c’est possible » [7].
Les buildings d’après guerre pouvaient avoir des durées de vie de 50 ans, un bureau moderne est obsolète après 15 ans.
Même écho du côté de la directrice d’Urban Brussels, Bety Waknine, interviewée à la même période : les promoteurs « vont en tout cas devoir davantage étudier la question et justifier toute démolition via une analyse multicritères. C’est une nouveauté. Elle s’inscrit dans nos lignes de conduite en matière d’immobilier durable. […] Nous allons suggérer cette étude pour tous les projets où la question de la démolition se pose, notamment dans le cadre des évaluations des incidences ou lors de discussions liées aux réunions de projets. […] Trop de bâtiments ont été démolis un peu trop rapidement par le passé, par facilité. Il est désormais important de se poser davantage la question de la rénovation » [8].
S’il y a un consensus affiché sur la nécessité d’imposer une analyse qui objective le coût environnemental d’une démolition-reconstruction, la pratique observée sur le terrain dénote fortement.
S’il y a un consensus affiché sur la nécessité d’imposer une analyse qui objective le coût environnemental d’une démolition-reconstruction, la pratique observée sur le terrain dénote fortement.
Si plusieurs projets de rénovation sont en cours, certains consistent en un processus hybride qui confine plus au réemploi qu’à la rénovation. Il en va ainsi du projet Zin dans le quartier Nord. Toute personne fréquentant le quartier ne pourra échapper à ces grandes barres de béton verticales qui figurent le squelette des anciennes tours WTC 1 et 2, symboles de la tertiarisation outrancière du quartier Nord. Les deux tours ont été complètement désossées de leurs matériaux, laissant uniquement à vue les deux blocs de béton verticaux de 14 étages. En 2023 devrait prendre place à cet endroit un ensemble mixte (bureau, résidentiel, hôtel) de 30 étages et 110 000 m². Le promoteur Befimmo se vante de contribuer ainsi à la stratégie d’économie circulaire : il recyclera ou réutilisera 188 000 tonnes de matériaux sur les 290 000 tonnes des tours WTC 1 et 2. Le béton récupéré sera d’abord stocké avant d’être analysé, puis transformé en granulats, lesquels seront à leur tour envoyés à une centrale de béton qui en fera du béton recyclé. Le projet a reçu des mains du secrétaire d’État à l’urbanisme le prix be.exemplary [9] ! Exemplaire l’évacuation de 188 000 tonnes de matériaux, même s’ils seront recyclés, supposant près de 10 000 trajets de camions de 20 tonnes ?
D’autres bâtiments qui n’ont même pas 25 ans sont carrément destinés à une destruction totale ! Il en va ainsi des trois immeubles de la KBC inaugurés le long du canal en 1998. Le nouvel acquéreur, le promoteur Triple Living, souhaite transformer cet îlot monofonctionnel de bureaux en îlot monofonctionnel de logements et hôtel [10]. Le projet suppose la démolition totale de ces bâtiments au nom des vertus écologiques des nouveaux bâtiments. Interpellé sur le sujet, le secrétaire d’État à l’urbanisme P. Smet se justifie : « La démolition est, par ailleurs, inéluctable parce que les bâtiments créés dans les années 80 n’offrent pas la possibilité d’une reconversion […] en logements ou autres » [11]. Outre que le bâtiment n’a pas été construit dans les années 80 mais bien fin des années 90, il semble qu’il n’y ait pas eu de contre-expertise à l’étude réalisée par le promoteur lui-même comme le rétorque la parlementaire F. Lanaan : « Je ne suis pas convaincue par vos réponses, notamment pour ce qui est de l’analyse des pouvoirs publics. Ces derniers doivent réaliser une contreanalyse de ce que les promoteurs proposent » [12].
Autre exemple de ce processus de tabula rasa en plein centre ville : l’îlot De Brouckère qui entoure le cinéma UGC. L’îlot, dont les origines remontent au voûtement de la Senne en 1870, fut occupé par Allianz (ex Assubel) dans les années 80, qui laissa pourrir le bâtiment après son départ, avant de le revendre à Immobel. Le projet « Brouck’R », à l’instar du projet KBC, vise à transformer l’ensemble entièrement dédié aux bureaux (plus de 41 000 m²) en un ensemble mixte de logements, bureaux, hôtel et commerces, justifiant ainsi la démolition quasi totale de l’îlot. La demande de permis ne contient pas la moindre référence au bilan carbone d’une telle opération, aucun gain énergétique n’est démontré [13]. Après un avis favorable de la commission de concertation, le permis autorisant la démolition-reconstruction a été délivré à BPI Real Estate et Immobel durant l’été 2021.
Un peu plus loin, près du Sablon, un autre projet porté par Immobel, le projet Lebeau, vise une fois encore à remplacer le bureau par un ensemble mixte comprenant logements, bureaux, hôtel et commerces, entraînant la démolition de 39 000 m² d’un ensemble patrimonial reconnu par la Commission des Monuments et Site. Le promoteur a estimé que l’impact environnemental de sa démolition-reconstruction était inférieur de 36 % à celui d’une rénovation [14]. Ici aussi, aucune contre-expertise des pouvoirs publics. Le boulot a donc été réalisé par les habitants eux-mêmes. En effet, le comité Lebeau, avec l’aide de l’outil précité de l’AQL, a montré qu’il faudrait 43 ans pour amortir la production de gaz à effet de serre induite par l’opération immobilière, dont le transport de 46 000 tonnes de déchets, soit 2 300 camions de 20 tonnes.
Dans les exemples précités, on observe une récurrence dans l’argumentaire : les promoteurs invoquent les vertus de la mixité des fonctions pour justifier la destruction d’un ensemble de bureaux. Le verni de la mixité cache un intérêt spéculatif : l’arrêté sur les charges d’urbanisme exonère le promoteur de devoir payer cette « taxe » à la Région lorsque les logements nouvellement construits sont issus d’une reconversion de bureaux.
En outre, depuis le 1er janvier 2021, l’intérêt financier du promoteur à démolir s’est encore accru : lorsqu’un immeuble est démoli et remplacé par un immeuble neuf de logements, le taux de TVA est réduit à 6 %. L’Union professionnelle du secteur immobilier (Upsi) vante cette mesure qui permettrait « aux moins favorisés d’avoir accès à un logement neuf, de diminuer l’impact écologique des nouvelles constructions et favoriser la décarbonation du patrimoine immobilier belge » [15]. Plus greenwashing et anti-social que ça, tu meurs, vu que les logements produits dans ces processus sont loin d’être accessibles aux Bruxellois·es, en réalité ils accroissent surtout la rentabilité de l’investisseur.
Les logements produits dans ces processus sont loin d’être accessibles aux Bruxellois·es, en réalité ils accroissent surtout la rentabilité de l’investisseur.
Les plans d’aménagement directeur (PAD) donnent une amplitude inégalée à cette pratique d’obsolescence du bâti bruxellois. Ainsi les PAD Loi, Mediapark et Midi, par les contraintes qu’ils imposent en termes de mixité des fonctions et des gabarits qu’ils autorisent, sont de vastes opérations de démolition-reconstruction de centaines de milliers de m² de bureaux.
Le collectif des Shifters [16] s’est penché sur le bilan carbone du PAD Mediapark. Le projet adopté par le gouvernement bruxellois en première lecture autorisait la destruction de la totalité des bâtiments formant la cité audiovisuelle RTBF/ VRT pour laisser place à 14 nouveaux bâtiments. Les Shifters ont calculé que cette opération serait responsable de l’émission de 489 000 tonnes de CO2. Ils ont proposé un scénario alternatif permettant de diviser par deux l’empreinte carbone induite par le PAD [17] notamment par la rénovation des bâtiments existants et la préservation du bois Georgin dont les 20 000 arbres devaient être rasés pour réaliser le programme régional [18].
Les plans d’aménagement directeur (PAD) sont de vastes opérations de démolitionreconstruction de centaines de milliers de m² de bureaux.
Si contrairement au PAD Mediapark nous ne connaissons pas l’empreinte carbone du PAD Midi, mis à l’enquête publique le 1er septembre 2021, son scénario préférentiel laisse entrevoir une facture environnementale salée. En effet, il suppose la destruction de près de 300 000 m² de surface plancher pour reconstruire 524 000 m² de surfaces nouvelles [19]. Si le Rapport d’incidences environnementales du PAD Midi reconnaît que « La démolition/reconstruction implique une utilisation d’énergie plus importante que la rénovation » il se contente de considérer que « la réutilisation de matériaux de bâtiments démolis pour la construction de nouveaux bâtiments sur le même périmètre contribuera à atténuer en partie ces incidences négatives » [20]. Il n’hésite pas à annoncer une empreinte carbone moindre du quartier : le PAD permettrait de diviser par trois la consommation énergétique des bureaux. Conclusion lapidaire rendue possible par l’impasse faite sur les importants coûts environnementaux des opérations de démolition et construction. Si l’énergie liée à la construction va certes s’amortir sur la durée de vie des nouveaux bâtiments dotés de nouvelles performances, les émissions de CO2 liées à la démolition-reconstruction le sont au moment de la production !
Face à ces critiques, les pouvoirs publics objectent que les demandes des futurs permis d’urbanisme seront soumises à la réalisation d’études visant à optimiser les flux de matière et à limiter les déchets ultimes lors des travaux. Selon nous, c’est dès le stade du PAD qu’il faudrait disposer d’un certain nombre de données objectivant les flux des matières induits par les choix opérés dès lors que le PAD impose des formes et des gabarits qui ferment ultérieurement les éventuels choix de rénovation qui pourraient être posés.
Aussi longtemps que nous ne disposerons pas de données indépendantes et fiables dressant le bilan environnemental d’un processus de démolition-reconstruction comparé à un scénario de rénovation, les promoteurs poursuivront leur fuite en avant dans la destruction de l’existant. La parade est simple, il suffit d’imposer lors des demandes de permis la réalisation d’une étude indépendante dressant le bilan environnemental, afin de pouvoir comparer les deux hypothèses.
Le Plan Energie-climat de la Région prévoit que la démolition doit rester une mesure tout à fait exceptionnelle. Selon la stratégie de réduction de l’impact environnemental du bâti existant 2030-2050, la fiche 33 prévoit de quantifier le coût environnemental global d’une démolition/reconstruction. Bruxelles-Environnement a développé l’outil TOTEM qui permet de comparer des systèmes constructifs et des scénarios de rénovation pour en diminuer l’impact environnemental. C’est l’outil que les Shifters ont utilisé pour analyser le bilan carbone du PAD Mediapark. Dès lors que les citoyens y arrivent, comment se fait-il que l’usage d’un tel outil ne soit pas imposé aux promoteurs qui nous vantent les mérites écologiques de leurs opérations de démolition reconstruction ?
Inter-Environnement Bruxelles
[1] Cela concerne le chauffage, la consommation d’eau chaude. Le transport routier est responsable de 29 % des émissions directes. Voir Stratégie de réduction de l’impact environnemental du bâti existant en Région de Bruxelles-Capitale aux horizons 2030-250.
[2] E. GOBBO, Déchets de construction, matières à conception : analyse des stocks et flux de matières dans le cadre des opérations de rénovation énergétique en Région de Bruxelles-Capitale, thèse, UCL, 2015, p. 23.
[3] « Faut-il casser Bruxelles ? », Bruxelles en mouvements, n°265, août 2013.
[4] L’outil est disponible sur ce site : https://demolition-reconstruction.be
[5] « Le télétravail laissera (encore plus) de bureaux vides à Bruxelles : ’Ça pourrait poser problème’ », RTBF, 14 septembre 2021.
[6] « Garder un bâtiment ou le démolir, que choisir ? » in Le Soir, 13 février 2020.
[7] Interpellation par Isabelle Pauthier en Commission de développement territorial le 15 mars 2021, p. 49.
[8] « Trop de bâtiments ont été démolis un peu vite », Trends Tendance le 23 mars 2021.
[9] Lire l’article de TH. VAN GYZEGEM « La nouvelle ZIN du quartier Nord », février 2020.
[10] Lire l’article de S. DE LAET « Little boxes on the hillside, Little boxes along the canal », décembre 2018.
[11] Interpellation de F. Desmedt concernant « l’ancien bâtiment de la KBC », Commission Développement territorial du 12 juillet 2021, p. 5.
[12] Interpellation de F. Desmedt concernant « l’ancien bâtiment de la KBC », Commission Développement territorial du 12 juillet 2021, p. 5.
[13] Lire l’article de l’ARAU « Raser un îlot entier en plein centre-ville devrait être interdit », 11 mars 2020.
[14] Lire l’article de D. DELAUNOIS « Démolition-reconstruction : quel bilan CO2 ? » in le Bruxelles en Mouvements n°311, mai 2021.
[15] « La TVA à 6% sur les démolitions-reconstructions doit booster le secteur du neuf », in Le Soir, 18 mars 2021.
[16] Les Shifters sont un réseau de bénévoles qui cherchent à informer, sensibiliser et éduquer la population ainsi que les acteurs socioéconomiques et politiques, notamment basés en Belgique, sur les enjeux climatiques et énergétiques, et à contribuer à la décarbonation de la société : theshifters.org.
[18] Signalons qu’entre-temps le projet de PAD a été revu en 2e lecture et limite en partie cette gabegie environnementale.
[19] « Rapport sur les incidences environnementales du PAD Quartier de la gare du midi Partie 3 – Incidences PAD. Déchets », mars 2021, p. 3.
[20] « Rapport sur les incidences environnementales du PAD Quartier de la gare du midi Partie 3 – Incidences PAD. Énergie », mars 2021, p. 15.