La mise en tourisme croissante du centre-ville amène, pour de nombreux habitants, son lot de nuisances : remplacements des commerces de proximité, développement d’événements festifs toute l’année, mobilité compliquée, croissance du nombre de terrasses ouvertes jusque tard dans la nuit, etc. Parmi les problèmes énoncés, une conséquence ennemie est identifiée : le bruit. Et si ce bruit à toute heure du jour et de la nuit n’était que le témoin du fait que les projets urbains du centre-ville ne s’adressent plus à ses habitants ?
En effet, voilà plusieurs années que l’ARAU et IEB sont en contact avec un nombre croissant de comités de quartier et d’habitants qui se plaignent du bruit [1]. Il faut dire qu’en dix ans le Pentagone a bien changé, et ces transformations ne sont pas un « fait naturel », elles sont les conséquences de choix, de mise en place d’une nouvelle politique de la ville, d’une nouvelle vision économique pour le centre. Voilà précisément notre objet : ces politiques urbaines et économiques, qui à la faveur d’un nouveau contexte ou d’une nouvelle « mode urbaine », changent le statut de certains habitants et certaines fonctions de « très désirables » à « inutiles ». Un jeu de place qui n’est pas sans conséquences sur les habitants, sur leurs vies, mais également sur la ville et sa forme urbanistique.
Nous pourrions remonter à bien des époques, mais je vous propose de nous en replonger dans les années 1970. L’État belge a alors conclut avec le Maroc et la Turquie des accords d’immigration. Dans le même temps, de nombreuses habitations des espaces denses de Bruxelles ont été doucement libérées par une classe moyenne en ascension sociale, qui s’installe progressivement (mais néanmoins massivement) en périphérie de Bruxelles. Accédant à la propriété et développant un mode de vie périurbain.
Nouvellement arrivées, ces familles marocaines et turques trouveront à s’installer à relativement bon marché dans le Pentagone, dans le Molenbeek historique, dans le bas de Forest, de Saint-Gilles, d’Ixelles, de Schaerbeek, de Saint-Josse et d’Anderlecht. En somme, en première couronne. Ils représentent à l’époque une main d’œuvre utile pour l’économie urbaine et nationale : peu syndiqués, travaillant dans des conditions plus difficiles que celles acceptées alors par « les belges », ils sont souhaités, désirés par la classe patronale. Pour la plupart ils paient un loyer, souvent à des propriétaires belges, certains deviennent propriétaires à leur tour. En somme, ils participent à l’économie urbaine.
Survient alors la crise économique : désindustrialisation, paupérisation des classes populaires, dont les immigrés représentent à Bruxelles une part importante. Dans le même temps, la tertiarisation croissante de l’économie a fait du bureau le nouvel eldorado immobilier, des quartiers entiers se vident de tout logement. La destructuration progressive de l’état social et de la solidarité nationale fait reposer de plus en plus les finances des localités sur leur propre « base fiscale » [2]. L’exode urbain des classe moyennes se poursuit, et dans les années 90, juste après la création de la RBC, l’heure n’est plus aux immigrés, l’heure n’est plus à l’industrie. Il s’agit désormais d’attirer et de retenir la classe moyenne, non plus uniquement de 9h à 17h dans des bureaux, mais bien de l’amener à vivre en ville.
De nombreuses politiques vont progressivement être mises en place : aide à l’accès à la propriété pour les classes moyennes (CityDev), contrat de quartier, « sécurisation » de l’espace public, embellissement des quartiers, développement d’une offre culturelle attrayante (Bruxelles Jazz Marathon, ...), etc.
Tant et si bien qu’en 2006 lors d’un débat au parlement bruxellois, un élu écologiste déclarait ceci :
« Les politiques de revitalisation ont produit un remarquable effet positif et ont rendu le centre-ville à nouveau habitable pour des personnes qui, il n’y a pas si longtemps, n’imaginaient même pas pouvoir y séjourner. On a oublié à quel point le centre-ville a été discrédité aux yeux d’une grande partie de la population. Voici dix ans à peine, personne ne voulait - ni n’imaginait - habiter au centre-ville. […] Ce n’est plus le cas et des personnes aux revenus moyens, voire supérieurs, reviennent habiter à Bruxelles. Cette situation est notamment due au fait - effet pervers - que les prix de l’immobilier ont augmenté. L’investissement immobilier est devenu attractif, en ce compris au centre-ville, et l’on a ainsi commencé à rénover et, par voie de conséquence, à attirer des revenus moyens à supérieurs. Cette gentrification, qui entraîne l’éviction des populations originaires du centre-ville, ne va d’ailleurs pas sans poser des problèmes très complexes. » (élu écologiste, parlement bruxellois, 10 février 2006)
Cette déclaration est intéressante à plusieurs égards. Tout d’abord, et bien que conscient des problèmes que génère une « gentrification », on ressent dans cette déclaration mais également dans les discours de l’époque que cette arrivée d’une nouvelle population solvable dans le centre-ville est considérée comme « une bonne chose ».
On se félicite de ce que désormais Bruxelles regagne des habitants, on se félicite de ce que désormais des ménages de la classe moyenne s’installent et investissent dans le centre-ville. Ils sont les désirables, ils sont ce qui est souhaitable, au sens où, on espère de leur présence des retombées financières intéressantes pour les finances publiques. Se développe également un discours valorisant la mixité sociale : un mélange de populations d’origines sociales et culturelles différentes, qui de par leur côtoiement créerait une plus forte « cohésion sociale », et permettrait aux classes populaires de s’élever économiquement et socialement. Mélange que l’on professe pour et dans les quartiers pauvres. Mais pas ailleurs.
Cette situation durera une belle vingtaine d’années.
Retour vers le futur, nous en sommes en juin 2019. Les autorités de la ville organisent un projet pilote permettant aux musiciens de rue d’utiliser des amplificateurs (des baffles) pour jouer dans les rues. Ce projet pilote doit durer deux mois. Pour les habitants du centre-ville il fait l’effet d’une gifle. Voilà en effet des années qu’ils se plaignent de l’augmentation des nuisances sonores : développement des cafés branchés place Saint-Géry, plaisir d’hiver, BSF, etc. C’est bien simple, depuis plusieurs années les événements festifs n’ont cessés d’augmenter, il s’en trouve toute l’année. Quand aux cafés, aux terrasses, aux boîtes de nuit, leur nombre a augmenté considérablement, remplaçant petit à petit d’anciens commerces, d’anciens horeca, mais avec d’autres publics et d’autres usages. Les plaintes, ils en font auprès de la police et des autorités publiques depuis des années, plusieurs par an. Interpellations communales, demande d’appliquer des lois qui existent. Rien ou si peu n’est fait. Alors cette nouvelle idée, celle de permettre qu’à toute heure du jour et de la soirée de la musique amplifiée soit faite en rue, c’est un peu la goutte d’eau.
Mais qui sont ces « ils », qui sont ces habitants qui se plaignent ? Majoritairement, il s’agit justement de ces ménages de la classe moyenne qui ont réinvesti le centre-ville. Ils ont répondu aux politiques publiques que l’on avait taillé pour eux, ils ont développé une vie urbaine, dense, ils ont participé fiscalement (comme la ville l’espérait), pour le dire vite : ils ont joué le jeu.
Mais désormais les espoirs financiers, les velléités de la politique urbaine ne reposent plus sur eux, mais sur le tourisme (intérieur ou extérieur d’ailleurs), sur l’événementiel, sur le développement d’une ville qui vivrait 24h sur 24. D’une ville attractive culturellement, d’une ville festive qui se positionne dans les villes européennes dans lesquelles on vient passer un week-end.
Lorsqu’ils se plaignent, il n’est pas rare pour eux de s’entendre dire (de la part de responsables politiques comme de certains policiers) : « si vous n’aimez pas le bruit, vous n’avez qu’à déménager et vivre dans un espace moins central ». Comme si cette situation était naturelle, comme si vivre en ville c’était nécessairement accepter une pollution sonore nocive à toute heure du jour et de la nuit, comme si la situation avait toujours été telle qu’elle est aujourd’hui.
Si vous vivez à Bruxelles depuis plus de 20 ans, vous devez pouvoir vous souvenir que ce n’est pas exact. Qu’il n’en a pas toujours été ainsi, qu’il s’agit d’un choix, d’un choix nouveau.
De l’injonction à « mixifier socialement » le centre-ville, à celui de n’en faire qu’un centre festif, à chaque changement d’objectif on voit les désirés devenir indésirables… Les développements économiques d’une époque profitent à certains, puis à d’autres. Plus précisément, lorsque les développements économiques et politiques ne profitent qu’à certains, ils en défavorisent d’autres, et ainsi de suite…
Bruxelles n’est pas la seule dans ce cas, et n’est pas la seule à miser sur le tourisme : Barcelone a vu le nombre d’airbnb augmenter dans des proportions telles qu’il met aujourd’hui en péril les possibilités d’habiter au centre-ville de nombreux ménages...
Cette vision utilitariste, à plus ou moins long terme ne peut que nous amener à nous demander : Qui seront les prochains désirés ? Que feront alors les acteurs économiques qui aujourd’hui misent tout sur le « tourisme » (intérieur et extérieur [3]) ? En somme, quelles seront les conséquences de la prochaine « zin » à la mode en matière de développement urbain ?
Et si nous nous prenions à rêver que le prochain objectif soit celui du droit à la ville ? Et s’il s’agissait de prendre en compte les besoins et aspirations diverses des habitants. Sans nier les conflits, sans nier les intérêts divergents, sans rêver d’une ville apaisée à tout prix, mais en portant attention sans cesse aux « fonctions faibles » [4], aux habitants fragiles. En portant une attention à ceux et ce qui font la ville, et pas seulement par leur contribution fiscale ou leur retombée financière immédiate.
Chargée de mission de 2018 à 2021.
[1] L’objet de cette analyse n’est pas de revenir sur les impacts de santé que génèrent les bruits, spécialement les nuisances sonores nocturnes, ce sujet fut traité de façon extrêmement bien documenté lors d’une école urbaine de l’ARAU (se fournir les documents ici : ), également résumé dans cette analyse (lien).
[2] C’est-à-dire sur l’impôt (et plus précisément sur les additionnels) des personnes physiques, résidant en un lieu.
[3] Par touriste « intérieur » nous entendons touristes issus de Bruxelles ou de Belgique, par « extérieur » touristes issus d’autres pays.
[4] Aujourd’hui l’industrie et la production en ville son qualifiée de fonction faible. Il s’agit en effet des occupations dont les loyers rendent l’immobilier moins rentable.