Si vous croyez que les modifications climatiques n’existent pas (et ne s’amplifient pas année après année) et que les énergies fossiles ne s’épuisent pas, arrêtez ici votre lecture, parce que ce qui suit est, certes décoiffant, mais long. Long parce qu’il n’y a pas de réponse simple aux problèmes complexes. Pas compliqués, mais complexes, en ce sens qu’ils sont multiformes, et interpénétrés.
Patrimoine
Notre opposition au projet avorté de réaménagement-destruction de l’avenue du Port partait d’un point de vue d’esthète, d’un point de vue d’historien, bref, d’un point de vue d’amoureux du patrimoine urbain. L’avenue du Port est une large avenue pavée, bordée de platanes ; la dernière existante encore à Bruxelles. Typique du XIXe siècle, elle structure d’une manière essentielle le site industriel et portuaire emblématique de Tour et Taxis, où la Gare Maritime, l’Entrepôt Royal, l’avenue et le canal, ont été conçus comme un tout. Nous admirons l’ingéniosité et le soin qui ont présidé à sa création, nous en admirons la grandeur, l’ampleur, et nous chérissons et respectons le savoir-faire et le travail qui ont été inclus dans cette œuvre. Nous saluons l’artisan et l’ingénieur : c’est du travail bien fait. Nous aimons nous souvenir de la quantité de labeur incluse dans cette œuvre. Nous sommes attristés du manque d’entretien qui a amené l’état actuel.
Ressources non renouvelables
Notre réflexion se poursuit du point de vue du chimiste. Nous savons désormais que les énergies fossiles sont en voie d’épuisement (plus exactement : nous ne voulons pas le savoir). Continuer à brûler du pétrole pour alimenter nos moteurs plutôt que de le transformer par la pétrochimie est une aberration. Nous privons nos petits-enfants des usages nobles de cette matière première (plastiques, solvants, résines, fibres et caoutchoucs synthétiques, détergents, adhésifs, médicaments…). On ne peut pas en même temps prôner les économies d’énergie, et continuer à favoriser l’usage de la voiture individuelle. On ne peut pas continuer à faire comme si le pétrole était inépuisable. Nous voulons que l’avenue du Port conserve ses pavés aussi parce qu’ils obligent les automobilistes à modérer leur vitesse. Ils rendent l’usage de la voiture individuelle inconfortable ? Parfait ! Arrêtons les investissements routiers favorables à l’automobile. Arrêtons de faire comme nous le faisons depuis 1960 : enlaidir nos villes pour donner plus de place à l’automobile individuelle. Les prédictions d’augmentation du flux de voitures sur lesquels se basent les calculs d’élargissement des voiries sont vaines : en matière d’énergie fossile, c’est l’offre qui s’imposera à nous, inéluctablement. Pas la demande. Et ne rêvons pas de voitures électriques : il n’y a tout simplement pas assez de lithium dans le monde pour toutes ces batteries d’accumulateurs.
Mixité des fonctions
Une voirie où les vitesses des différents types de véhicules se rapprochent est beaucoup plus sûre. Réduire la vitesse des automobiles favorise le partage de la chaussée : les camions — l’avenue du Port est avant tout une avenue industrielle — peuvent plus aisément effectuer leurs manœuvres lentes et accéder aux entreprises. Bien sûr une piste cyclable roulante doit être installée pour favoriser les cyclistes. D’une manière générale, quand une voirie est redessinée, il faut veiller autant à pénaliser la voiture qu’à favoriser les autres modes de circulation. Le projet qui a failli se réaliser avenue du Port favorisait à la fois tous les modes de déplacements (avec cependant un déficit pour les piétons).
Plein emploi
Et puis nous pensons à la prospérité générale. Nous nous souvenons de Marc Aurèle, qui disait : « Laissez-moi le plaisir de nourrir mon peuple. » Nous voulons favoriser l’emploi ouvrier (Bruxelles en manque cruellement). Nous aimons que de l’argent soit dépensé en salaires de manœuvres, de paveurs, d’élagueurs, de cantonniers. Cet argent rentre à nouveau dans le circuit économique, et favorise la prospérité générale. L’espace public est très mal entretenu (dans le cas précis de l’avenue du Port, 40 ans de non-entretien !) : on laisse les choses se dégrader, et puis on décide subitement qu’il faut tout refaire.
Une route en pavés est d’autant plus durable qu’on intervient rapidement pour replacer un pavé déchaussé. Nous voulons désormais voir porter l’effort sur les dépenses d’entretien et de réparation plutôt que sur les dépenses de construction à neuf. (à noter qu’à la différence du bâtiment, les travaux publics n’emploient pas beaucoup de main-d’œuvre. Ils sont par contre grands utilisateurs de moyens mécaniques puissants.) Nous voulons des projets urbains à haute intensité de main d’œuvre et à basse consommation d’énergie [1].
L’arbre ennemi
Nous préférons, pour accepter les racines des arbres, des trottoirs en dolomie. C’est peu coûteux à établir, c’est recyclable, mais ça demande de l’entretien (ne pas confondre durable et indestructible). Apprenons à supporter par-ci-par-là une racine qui dépasse, et à trouver normal de trébucher dessus. Vivons-nous à Legoland ? L’arbre, c’est la non-ville, il s’oppose à elle et révèle son emprise. Il offre à chacun une butée pour résister à l’envahissement techno-urbain. L’arbre marque la limite de la ville. Certes, il pose des problèmes de conception… aux concepteurs. Ceux-ci seraient-ils si mauvais et incapables de jouer avec leurs racines, leurs fûts, leurs ombres, etc. pour assurer une planéité et des alignements satisfaisants ? L’union internationale des Tartuffes et des illusionnistes veut vous faire croire que pour respecter la nature, il faut d’abord l’arracher pour en replanter ensuite une nouvelle, moins envahissante [2]. Nous rions bien fort quand Touring, le lobby des automobilistes, exige des rails de protection contre le danger que représentent les arbres plantés le long des routes (c’est bien sûr l’arbre qui tue, pas la vitesse…).
Experts en béton, ignares en beauté
L’ingénieur en charge du projet rejeté ne jure que par les considérations techniques du Centre de Recherches Routières (CRR). Selon lui, il serait impossible que des pavés supportent un charroi lourd. Alors que nous pensons aux Champs-Elysées, à la place Rouge... Ce CRR est un organisme créé en 1952 à la requête de la Fédération des entrepreneurs belges de voirie pour promouvoir l’innovation dans l’industrie. Le mythe du progrès de l’époque a poussé le CRR dans la recherche vers plus de vitesse, plus de mécanisation. Le Centre est d’ailleurs hébergé dans la « Maison de l’Auto ». C’est toute la modernité fallacieuse d’une époque « Y a bon béton ». Récemment un de ses ingénieurs disait tout le mal qu’il pensait des trottoirs en dolomie du parc du Centenaire « Quand vous allez au Salon de l’Auto, au Heysel, vos souliers en sont tout crottés. »
Toute autre serait la situation s’il existait un Centre de Recherches sur les Techniques Durables (techniques à haute intensité de main-d’œuvre et faible consommation énergétique). Or, c’est là que se trouve désormais la modernité. Toute autre serait la ville s’il existait une émulation culturelle dans le corps des ingénieurs. Ces ingénieurs-bétonneurs ne sont même pas saccageurs par vice, mais par ignorance. Qu’on se souvienne du boulevard Léopold II défiguré une première fois en 1958 par le « viaduc de la Mer », et que la seconde rénovation n’a pas arrangé en 1990. Qu’on se souvienne, plus loin encore, de l’allée Verte, de sa quadruple rangée d’arbres, et qu’on la compare avec l’autoroute urbaine que nous devons souffrir aujourd’hui (l’automobiliste le plus rapide de 2010 y a été flashé à 151 km/h).
De la belle ouvrage
Nous voulons des bordures de trottoir massives en pierre bleue du Hainaut ; devant les immeubles et sur les entrées carossables nous voulons des pavés platine en grès dolomitique de Mévergnies. Nous voulons des matériaux indigènes, pas de la (mauvaise) pierre importée d’Asie. Nous voulons une main-d’œuvre qualifiée, capable d’une pose soignée, et pas des manœuvres sous-payés.
Gestion de l’eau
De grandes surfaces du site de Tour et Taxis en développement vont être rendues étanches, ce qui augmentera la quantité d’eaux de ruissellement. Profitons des grands travaux de réparation de l’avenue du Port pour installer un égouttage séparant les eaux de pluie des eaux usées. Le projet qu’on a voulu nous imposer ne prenait pas en compte cette gestion responsable de l’eau.
Utilité du quai
Le canal, que d’aucuns voudraient transformer en « trendy waterfront », sera dans quinze ans notre atout majeur en matière de transports pondéreux : déplacer une forte charge sur l’eau consomme peu d’énergie (il y a cent ans, des péniches de 150 tonnes étaient encore halées à bras d’homme). Conservons des quais praticables, gardons aux terrains voisins leur affectation industrielle. L’avenue du Port doit rester un axe de desserte pour cette activité.
Changement d’époque
Nous ne sommes pas à une époque de changement, mais à un changement d’époque. Nous voulons un aménagement qui soit réversible, qui ne s’impose pas inéluctablement aux générations futures. Les pavés sont indéfiniment réutilisables. Le bétonnage envisagé (70 cm de béton, dont 22 cm armés), sera dans quinze ans complètement inutile, mais si difficile à démolir avec des moyens mécaniques actionnés par du pétrole à 250 $ le baril. Sans compter que la seule fabrication de ce même béton nous aura déjà coûté en énergie grise l’équivalent de 20 millions de kWh [3] : ce que consomme le chauffage d’un appartement actuel pendant mille ans.
Le projet de bétonnage de l’avenue du Port a été conçu avec des idées des années 1960. C’est le dernier souffle d’une agonie. Nous inversons radicalement ces principes, pour penser le monde de 2025.
Patrick Wouters
asbl bruxellesFabriques/ brusselFabriek vzW
et membre du mPoC
[1] À titre d’exemple, voici le coût du repavage de l’avenue du Port, effectué à la main selon la méthode traditionnelle, sur sable tassé et sous-fondation de ballast : un atelier de paveurs se compose de 4 à 5 paveurs, d’un dresseur et d’autant de manœuvres. Un chef d’atelier peut en surveiller deux à la fois. Chacun de ces ateliers pave environ 8 mètres carrés à l’heure.
Supposons 4 ateliers simultanés, de 10 travailleurs chacun, soit 40 hommes. Ils sont capables à 40 de paver 32 m² à l’heure. Ils mettront 1 000 heures (= 7 mois) à paver les 33 000 m² actuels de l’avenue du Port. Ce redressement des pavés est à effectuer tous les vingt ans.
A 40 € bruts de l’heure, cela reviendrait à 1,6 millions €. Est-ce si extravagant ?
[2] Inspiré d’un article non publié de Bernard Deprez : « Le platane comme châtiment corporel ».
[3] Le ciment contenu dans le béton est fabriqué par calcination de pierres calcaires à 1 400°C (la flamme atteint 2 000°C). On estime l’énergie grise du béton à 1 850 kWh/m³ (source : Wikipedia).