Les lois pénalisant l’achat de services sexuels constituent le relais légal des positions néo-abolitionnistes. Quel est le discours qui sous-tend ces positions ? Pour quelles conséquences ? Analyse à travers « l’exemple » de la Suède.
« Nous voulons éradiquer la prostitution dans le quartier Alhambra. Il n’est désormais plus question de la tolérer. Cela peut durer pendant six mois, un an voire même trois ans, on ne lâchera rien. » C’est ainsi que le récemment nommé bourgmestre de Bruxelles-Ville, Philippe Close, résume sa politique en matière de prostitution dans le quartier Alhambra. Au nom de quoi le bourgmestre se propose ainsi de mettre fin à cette situation jugée intolérable, et pour qui, ou à quels égards est-elle intolérable ? La suite de son argument laisse entendre que ce qu’il trouve intolérable est ici la situation faites aux femmes prostituées. Ainsi il déclare : « Je suis derrière le combat des femmes, absolument. Je suis également pour la pénalisation des clients. »
« Combat des femmes » et « pénalisation du client », Close reprend à son compte l’argumentaire néo-abolitionniste. Il n’est peut-être pas inutile de prendre au sérieux l’argument et de faire un détour par le pays qui le premier a mis en œuvre une loi de pénalisation des clients de la prostitution et qui, depuis, s’en est fait l’ardent promoteur.
La Suède : fer de lance du néo-abolitionnisme
En 1999, la Suède est le premier pays à adopter une loi pénalisant l’achat de service sexuel. Cette adoption s’inscrit dans un long processus de discussions et de débats dans les enceintes parlementaires et médiatiques du pays, processus qui a vu progressivement un discours s’imposer aux autres. Porté par des organisations féministes institutionnelles [1] et des alliées – femmes et hommes réunis au-delà des clivages partisans – celui-ci s’articule autour de trois postulats.
D’abord, il y est affirmé que tant qu’il existera de la prostitution, les hommes penseront qu’ils peuvent acheter le corps des femmes, et donc les femmes dans leur ensemble seront lésées. La prostitution est ainsi comprise comme une atteinte à l’égalité de genre (thématique très importante en Suède). La mesure fait d’ailleurs partie d’une loi plus large sur la violence faite aux femmes. En second lieu ce discours considère que toute forme de prostitution est un viol. Enfin, il postule que toutes les prostituées ont subi un trauma lié à une violence sexuelle à un moment de leur parcours précédant leur entrée en prostitution.
Dans un sens, la loi de pénalisation du client est une victoire symbolique et matérielle pour les femmes dans la mesure où elle opère deux déplacements importants. D’abord, la loi pénalisant l’achat de service sexuel consacre un déplacement dans l’ordre symbolique depuis la prostitution pensée comme une menace pour l’ordre public à celle d’une menace pour l’égalité entre homme et femme. En effet, historiquement la prostitution en Suède a été traitée comme une question de menace pour la santé et/ou l’ordre public, justifiant selon les époques emprisonnement, psychiatrisation, avortement et stérilisation contraints, examens médicaux invasifs… À l’inverse, la nouvelle loi présente la prostituée comme une victime des structures inégalitaires entre les sexes et non plus comme un agent de désordre. En second lieu, la montée en légitimité d’un discours qui vise la pénalisation du client plutôt que la prostituée, tranche avec les propositions avancées encore dans les années 1990, de criminaliser les deux parties.
Mais qu’en est-il des effets de cette loi, du discours qui la sous-tend et des pratiques des institutions et des acteurs associatifs sur les situations concrètes et réelles vécues par les personnes prostituées ?
Les effets du discours
Pour commencer, la loi fait l’impasse sur l’existence de la prostitution masculine, puisqu’elle est pensée comme une violence faites aux femmes, bien qu’il existe des données sur l’existence d’une prostitution masculine rapportée notamment par des associations LGBTQI+ [2].
En outre, dans le discours qui sous-tend l’adoption de la loi, discours qui pourtant insiste sur les origines structurelles de la prostitution, l’approche traumatique éclipse en grande partie les inégalités socio-économiques comme motif d’entrée en prostitution. Ce point aveugle se ressent singulièrement dans les programmes d’aide aux prostituées qui d’une part ne les aident qu’à condition qu’elles expriment le désir de sortir de la prostitution, et d’autre part oriente le soutien psychologique accordé aux prostituées. Il y est en effet parfois attendu que les femmes se trouvent, et au besoin s’inventent, un traumatisme sexuel vécu avant ou au cours de leur activité prostitutionnelle, prenant le risque de passer à côté des expériences subjectives réelles vécues par ces personnes.
Dans le discours néo-abolitionniste, toute forme de consentement à la prostitution est considérée comme non pertinente.
En troisième lieu, ce discours construit les prostituées comme des victimes. D’emblée, la notion de victime associée automatiquement aux femmes dans la prostitution prend le risque de nier toute forme d’agentivité dans le chef des prostituées. Et en effet, pour les tenants du discours néo-abolitionniste toute forme de consentement à la prostitution est considérée comme non pertinente. Cette approche menace d’enfermer les parcours, les motifs, et les vécus subjectifs des prostitué·e·s dans une catégorie dans laquelle ils et elles ne se reconnaissent pas, voire les affaiblit.
Au-delà des questions qu’une telle catégorie soulève, prise au sérieux, celle-ci supposerait un statut correspondant. Or, l’achat de service sexuel est un crime contre l’État pas contre la personne. Les personnes prostituées ont le statut de témoins dans les procès en proxénétisme, et en tant que témoins elles n’ont pas accès à des formes de compensations, de l’État et/ou des auteurs des faits. S’il existe aujourd’hui un projet de loi en cours de discussion qui prévoit l’octroi d’un statut de victime pour les prostituées, celui-ci serait assujetti à une série de conditions, notamment : le fait qu’il n’y ait pas eu « récidive » de la personne prostituée, une collaboration active avec la police, et uniquement si les personnes sont en ordre de séjour. [3]
Non-pénalisation de la prostituée ?
La prostitution n’est pas condamnée, mais une série de dispositions légales ou morales condamnent tout ce qui pourrait s’approcher d’une forme de soutien à l’activité prostitutionnelle. À titre d’exemple, il existe une interdiction pour le propriétaire d’un bien immobilier de louer son bien pour des activités prostitutionnelles, ou, s’il apprend l’existence d’une activité prostitutionnelle, de ne pas mettre fin au bail. Plusieurs témoignages de personnes qui vendent des services sexuels expriment leur sentiment de subir, avec la mise en œuvre de cette mesure par la police, une forme de harcèlement de la part des autorités.
Ce sentiment est renforcé par les relation des prostituées avec la justice, notamment dans les matières liées à l’enfance. Bien que non pénalisée, la prostitution est une raison régulièrement invoquée par les juges pour leur supprimer la garde de leurs enfants, ce qui révèle la permanence de normes et pratiques traditionnelles très hostiles aux prostituées.
Autre illustration : l’approche en terme de réduction des risques est perçue d’une part comme une incitation à la prostitution, et d’autre part futile car la prostitution est perçue comme intrinsèquement dangereuse. Ceci amène notamment certaines associations à mettre fin aux distribution de préservatifs à destination du public prostitué, ce qui augmente le risque sanitaire encouru par ce public.
Réduction du phénomène prostitutionnel
Qu’en est-il de l’effet direct sur le phénomène prostitutionnel ? La polarisation dans le débat sur les succès ou échecs de la loi se reflète dans les évaluations officielles et contre-officielles. Si la réduction de la prostitution est visible dans les rues de Stockholm, – les seuls néons visibles dans l’artère connue pour sa prostitution de rue étant ceux des commerces qui s’étendent à perte de vue – elle ne permet pas de juger d’une éventuelle réduction de l’activité prostitutionnelle. Celle-ci a pu se déplacer soit vers les villes périphériques de Stockholm ; soit vers une prostitution intérieure (restaurants, sex-clubs, salons de massage) ou encore vendeurs et acheteurs de services sexuels peuvent se rencontrer via d’autres zones de contacts liées aux nouveaux moyens technologiques : forums, chats, applications, réseaux sociaux.
Par contre, pour celles et ceux qui n’ont pas les possibilités de se déplacer vers d’autres zones (de contacts), souvent une population plus vulnérable, la chasse aux clients que mène la police accroît leur précarisation. En effet, la diminution des clients augmente la compétition entre les personnes et diminue leur marge de manœuvre pour négocier prix et pratiques.
Instrumentalisation par le sécuritaire
Les politiques et pratiques des institutions relatives à la prostitution et à la Traite des Êtres humains n’échappent pas à leur instrumentalisation au service d’enjeux liés au maintien de l’ordre public, sécuritaires et anti-migratoires.
Pour la chef de la police de Stockholm notamment, la réduction de la prostitution de rue est avant tout guidée par un soucis de réduire les nuisances publiques qu’elle lui associe. Par ailleurs, la loi sur les étrangers permet de refuser l’accès au territoire aux migrants si les autorités suspectent qu’ils ne vont pas « subvenir à leurs besoins par des moyens honnêtes », la prostitution n’étant pas considérée comme un moyen de subsistance honnête. Cette disposition reprend à son compte, mot pour mot, l’argument qui – depuis les lois sur vagabondage de 1885 en passant par sa reprise au cours de diverses transformations légales jusqu’à son abrogation en 1980 – a motivé l’enfermement en maisons de travail, prisons ou encore asiles psychiatriques, des femmes issues des classes populaires.
En pratique, des migrants qui sont par exemple sur le territoire avec un visa touristique et qui ont une activité prostitutionnelle, peuvent être expulsés sur cette base. Par ailleurs, les patrouilles de la police des frontières peuvent arrêter et reconduire à la frontière des ressortissants de pays hors Union européenne sur base du soupçon qu’ils et elles sont venus vendre des services sexuels. Dans une période récente, la police de Stockholm a d’ailleurs tenté d’utiliser cette disposition pour expulser des Roumains.
La lutte contre la traite
Contrairement aux personnes reconnues comme prostituées, les victimes de Traite des Êtres humains ont accès à un statut de victime. En Suède, on parle de Traite d’Êtres humain à des Fins d’Exploitation sexuelle lorsqu’un adulte prend part a un acte de sexe commercial, par exemple la prostitution, et que cet acte est le résultat de l’emploi de la force, de la menace, d’une contrainte ou de n’importe quelle combinaison de ces moyens. [4] Officiellement, pour les étrangers les droits évoqués sont notamment l’obtention d’un permis de résidence temporaire. Mais celui-ci est conditionné dans un premier temps au fait que la police juge leur présence nécessaire à l’enquête et dans un second temps qu’ils décident de collaborer avec les autorités, et d’avoir cessé toute relation avec les personnes suspectées. En pratique, soit les personnes coopèrent, soit elles sont expulsées ou intègrent un programme de retour « volontaire » (mais contraint par l’absence de perspective d’obtenir un titre de séjour permanent). Mais si elles décident de coopérer, elles ont peu de chance de pouvoir obtenir un permis de séjour sur cette base, leur reste alors la possibilité d’obtenir un titre de séjour sur base humanitaire.
Conclusion
Ce long détour par la situation suédoise, détour non exhaustif où nous avons surtout soulevé certains points problématiques de la loi et sa mise en œuvre, met en lumière au moins deux enjeux importants. D’abord, l’exemple suédois illustre le fait que chaque institution s’approprie l’argument néo-abolitionniste selon son propre agenda, et que le sort des migrant·e·s engagé·e·s dans la prostitution a peu de poids dans un contexte où les politiques anti-migratoires et sécuritaires gagnent dramatiquement en importance.
Ensuite, qui sont les « femmes » du combat duquel se revendiquent aussi bien les tenants de la loi suédoise, que ses relais en Belgique, dont le plus important est le Lobby européen des Femmes, et un Philippe Close. Cette catégorie abstraite, au nom de laquelle certaines femmes s’autorisent à parler au nom de toutes les femmes, semble singulièrement être construite à partir de l’étalon de l’expérience de la femme blanche de classe bourgeoise ou moyenne. Et cet étalon a tendance à escamoter les rapports de classe et de race qui traversent les femmes d’une société. Dans le cas précis elle méconnaît en grande partie les vécus et les situations concrètes, les besoins réels des femmes engagées dans la prostitution.
En conséquence, toute approche de la prostitution se doit de déconstruire les tentatives d’instrumentalisation de la question par différents agendas politiques, tout en ne faisant l’impasse ni sur la diversité des vécus, ni sur la parole des premiers et premières concerné·e·s.
Chedia Leroij
politologue
[1] Par féministes institutionnelles, nous entendons ici le mouvement ayant un accès direct a la sphère institutionnelle, que ce soient les mouvements de femmes aux sein des partis installés, ou les organisations traditionnellement proches de certains partis dont l’avis est demandé au cours de la procédure de consultation qui suit la mise en place d’une commission parlementaire.
[2] Lesbien, Gay, Bi, Trans, Queer, Intersexe et plus.
[3] Entretien avec Renaud Maes, auteur de nombreux articles sur la prostitution, notamment des étudiant·e·s.