Depuis plusieurs mois, l’application du plan de mobilité Good Move enflamme les débats. Preuve que la nécessaire diminution de l’usage de la voiture à Bruxelles demande d’articuler à la fois les enjeux environnementaux et sociaux. Ce numéro vise à pointer certaines contradictions ou angles morts du plan tout en explorant d’autres pistes d’améliorations de la mobilité bruxelloise.
Il y a trop de voitures à Bruxelles. Qu’elles soient immatriculées ici ou ailleurs n’y change rien. Qu’elles soient neuves, anciennes, petites ou grandes, thermiques ou électriques, non plus. Remettre en cause la prédominance de la bagnole, symbole du mode de déplacement individualiste par excellence, revient à lutter pour des choses très concrètes : une amélioration des conditions de circulation pour tous les autres usager·es de la voirie, une amélioration de la qualité de l’air et donc de la santé des habitant·es (en particulier dans les quartiers centraux), un meilleur partage de l’espace public entre les fonctions urbaines, pour ne citer que celles-là.
Il y a trop de voitures à Bruxelles. Qu’elles soient immatriculées ici ou ailleurs n’y change rien. Qu’elles soient neuves, anciennes, petites ou grandes, thermiques ou électriques, non plus.
Mais vouloir changer de modèle aujourd’hui oblige non seulement à se heurter à l’histoire bruxelloise, faite d’un amour immodéré pour la voiture, responsable, entre autres, de la création d’autoroutes urbaines, du démantèlement du réseau de tram au profit du métro, de la création de tunnels et de la destruction massive de certains quartiers ; mais aussi à prendre une série de contre-pieds plus actuels qui ne dépendent pas que de la Région bruxelloise : contre-pied de la périurbanisation, du sous-investissement dans le rail et de la fermeture des petites gares, d’un transport public dégradé ne desservant pas certaines parties du territoire, de la délocalisation des services et industries en dehors des zones urbaines, de la perpétuation du système des voitures de société, d’une production massive de voitures électriques visant à remplacer le parc actuel, etc.
S’il est plus que nécessaire et urgent de l’emprunter, on peut dire que la route est longue…
Il est donc louable que la Région décide d’agir là où elle a la main et les ambitions du plan Good Move sont claires : limiter la part des déplacements automobiles à 24 % d’ici 2030 contre 33 % aujourd’hui. À l’heure d’écrire ces lignes, la mise en œuvre du plan, qui avait pourtant suscité l’adhésion de quasi tous les partis politiques en étant célébré comme un modèle de participation des différentes « parties prenantes », se heurte à la réalité de terrain et voit sa mise en place menacée. Ce possible retour en arrière ou statu quo est impulsé par les contestations d’une partie de la population, mais aussi par les réactions et récupérations politiques opportunistes en pré-période électorale, y compris par ceux qui, hier encore, louaient le plan.
Il y a trop de voitures à Bruxelles. Mais elles ne se conduisent pas (encore) toutes seules. Avançons l’hypothèse que les résistances à la diminution de l’usage de la voiture ne sont pas uniquement le fait d’un mouvement réactionnaire attaché à la liberté de circuler en voiture et aveugle aux alternatives modales, mais aussi le résultat d’un manque de considération pour les caractéristiques sociales de la mobilité.
Si le manque de données de terrain est en partie responsable (mis à l’enquête en 2019, le Plan Good Move a été conçu sur base de données datant de… 2010), c’est surtout la tradition technocratique de la gestion de la mobilité qui a renvoyé le social dans l’angle mort… Certaines mesures du plan (et certaines politiques environnementales récentes) accordent une attention particulière aux caractéristiques techniques des véhicules (la zone de basse émission détermine si vous pouvez rouler à Bruxelles ou non en fonction de la norme de votre véhicule, le projet de tarification kilométrique est calculé notamment en fonction de la puissance des véhicules…), mais s’accompagnent d’un manque d’études sur les raisons qui poussent à l’utilisation de la voiture plutôt qu’à un autre mode de transport. On trouve par exemple dans Good Move l’idée (qui n’est objectivée par aucune étude) que l’intermodalité, entendue comme le fait d’utiliser différents modes de transpor pour un seul et même trajet ou au cours d’une chaîne de déplacements, permettra de faire diminuer l’utilisation de la voiture, mais peu de réflexion sur les raisons qui poussent les gens à se déplacer ou les besoins différenciés en fonction des profils sociaux (ce qui aurait sans doute pu démontrer que l’intermodalité ne sied pas forcément à la majorité des ménages) [1].
L’objectif est nécessaire et désormais urgent. Mais doit-il nous empêcher de construire une pensée critique sur les moyens d’y parvenir, d’autant plus quand ceux-ci ont pour effet d’accentuer d’autres inégalités ?
Ces lacunes ne sont pas anodines, car elles empêchent d’identifier finement les inégalités sociales et environnementales liées à la mobilité bruxelloise. Comment dès lors pourrait-on proposer des mesures visant à résorber ces inégalités ou évaluer les mesures préconisées (leurs effets voulus, leurs effets pervers) à travers ce prisme ?
Certaines réalités sont connues : 53 % des ménages bruxellois ne possèdent pas de voiture, souvent pour raisons financières, tandis que la possession automobile des ménages gagne en importance en même temps que le revenu. Certaines inégalités sont aussi bien identifiées : la mauvaise qualité de l’air à Bruxelles se concentre dans les quartiers centraux, c’està-dire les quartiers les moins motorisés… La réduction de la circulation automobile dans les quartiers centraux constitue donc une manière de résorber une inégalité environnementale…
L’objectif est nécessaire et désormais urgent. Mais doit-il nous empêcher de construire une pensée critique sur les moyens d’y parvenir, d’autant plus quand ceux-ci ont pour effet d’accentuer d’autres inégalités ? L’augmentation généralisée du coût de la mobilité automobile [2] peut sans doute infléchir le comportement des automobilistes aveugles aux alternatives modales qui se présentent à eux, mais l’effet sera sans doute peu efficace face à la dépendance objective des automobilistes qui n’ont pas d’alternatives viables (pour raisons professionnelles, familiales, de santé…) et très inégalitaires entre les ménages qui peuvent assumer ce nouveau coût ou non…
Le réaménagement de l’espace public, avec ou sans plan de circulation, constitue a priori un moyen plus égalitaire de réduire le trafic routier. Après tout, un sens interdit ou un bloc de béton vous empêche de passer, quel que soit votre revenu ou le type de véhicule que vous possédez… Force est pourtant de constater que les fameuses « mailles apaisées » ont été implantées de manière assez inégalitaire en fonction des volontés communales : version maximaliste dans les quartiers populaires centraux, version light ou symbolique en deuxième couronne…
Ce décalage, qui peut éventuellement se justifier sous l’angle de la qualité de l’air, a pourtant assez peu été présenté comme une manière de résorber les inégalités environnementales [3] et plutôt comme une manière de rendre la ville plus attractive et d’améliorer la qualité de vie des quartiers [4].
Les enjeux de la question du logement entrent alors dans le débat, car on comprend qu’on s’inscrit pleinement dans les politiques d’attractivité qui, depuis des décennies, tentent d’élargir l’assiette fiscale bruxelloise en attirant des investisseurs (plutôt avec succès) et d’empêcher l’exode des classes moyennes (c’est plutôt raté).
Les mêmes politiques qui ont aussi complètement failli à maintenir un accès au logement abordable tout en jouant un rôle certain en matière de gentrification, contribuant ainsi à une dualisation sociale plus palpable que jamais… Il n’est donc pas illégitime de se poser la question : des quartiers libérés des nuisances automobiles… mais à quel prix ? Ou plutôt à quel coût pour les habitants des quartiers populaires…
Le piétonnier a alors été brandi comme le modèle d’un plan de circulation réussi, ayant lui aussi fait l’objet de vives contestations, avant de faire consensus comme un parfait exemple de réussite. Est-ce donc cela que vise la « mobilité apaisée » ? Rappelons que les objectifs du piétonnier avaient peu avoir avec une révolution modale (puisqu’il s’accompagnait d’une déstructuration du réseau de transport public, de plusieurs projets de parking et de reports de circulation dans les rues résidentielles) mais plutôt avec une revalorisation symbolique des boulevards centraux. À ce titre, c’est effectivement une réussite : la zone est devenue un terrain de jeu pour les promoteurs immobiliers, l’augmentation spectaculaire des loyers commerciaux et publics s’est faite au bénéfice des caisses communales et le (re)partage de l’espace public s’est fait au profit de la consommation [5] et de l’attractivité touristique de la Région.
Nous pensons pourtant qu’il est à la fois possible et nécessaire de défendre un droit à la mobilité, affranchi d’une dépendance, souvent entretenue, à la voiture individuelle. Mais nous défendons l’idée que ce droit est aussi conditionné à celui d’un accès à un logement abordable et de qualité. Le droit à la ville et la possibilité de vivre à proximité de toute une série de services sont d’ailleurs encore les meilleurs moyens de limiter les déplacements.
Il y a trop de voitures à Bruxelles, mais il y a aussi plein d’autres manières de se déplacer. Le report modal, en tant qu’alpha et oméga des politiques de mobilité, a parfois tendance à le faire oublier : il existe d’autres enjeux d’amélioration pour les usagers de la ville.
Dans cette optique, ce numéro de Bruxelles en mouvements vise à la fois à pointer certaines contradictions ou angles morts de l’actuel plan de mobilité, mais aussi à explorer d’autres pistes d’améliorations sociales et environnementales de la mobilité bruxelloise.
Dans « Good Move versus Bad Move : anatomie d’une mécanique binaire », l’article qui ouvre ce dossier, Gwenaël Breës revient dans le détail sur la mise en œuvre de la politique des mailles apaisées et sur la mobilisation qui a eu lieu à Cureghem ayant abouti au retrait temporaire du dispositif. À revers de la polarisation du débat et des caricatures, le texte en profite pour élargir le spectre et analyser la faillite de la démocratie urbaine bruxelloise, tout en plaidant pour que les politiques environnementales se confrontent à la question des inégalités sociales.
Le traitement médiatique des « mailles apaisées » ferait presque oublier qu’il ne s’agit que d’une mesure parmi les cinquante que compte l’actuel plan régional de mobilité. Moins débattu, l’objectif de supprimer 65 000 places de stationnement en voirie n’en pose pas moins toute une série de questions, d’autant qu’il est prévu de compenser une partie de cette disparition hors voirie. Dans son article « Arrêter de cacher la poussière sous le tapis », Jean-Michel Bleus de l’ARAU pointe certaines contradictions et rappelle que la création d’une place de parking ne constitue pas seulement un incitant à la perpétuation de l’utilisation de la voiture, mais aussi un coût financier certain, que les promoteurs immobiliers ont tendance à répercuter sur le coût du logement, et un coût environnemental, dans la mesure où l’on bétonne des espaces utiles à d’autres fonctions urbaines.
Le droit à la ville et la possibilité de vivre à proximité de toute une série de services sont encore les meilleurs moyens de limiter les déplacements.
La voiture, pour bon nombre de parents, reste aussi le moyen de transport le plus facile pour réaliser des déplacements avec des enfants et concilier vie professionnelle et familiale. IEB a récemment soutenu une initiative de la Ligue des familles visant à ce qu’une réflexion sur les problèmes de mobilité rencontrés par les ménages avec enfants soit menée par des citoyen·nes au Parlement bruxellois, afin de dégager des solutions qui permettront de recourir davantage aux transports en commun, au vélo, à la marche et à la mobilité partagée [6].
Dans son article « Repenser la ville à partir de la mobilité des mères », Marie Gilow en appelle à une nouvelle approche des politiques de mobilité et de l’aménagement de l’espace public dans la mesure où le travail du soin, comprenant l’accompagnement d’enfants et de personnes âgées, est majoritairement dévolu aux femmes tandis que les plans de mobilité, l’aménagement des voiries et la conception des infrastructures de transport public sont principalement conçus avec un regard masculin et/ou parfois aveugle aux besoins des personnes à mobilité réduite.
Le quatrième article de ce dossier constitue un plaidoyer pour l’instauration d’une gratuité du transport public, idée pourtant décriée par de nombreux experts en mobilité et économistes, alors qu’elle porte en elle le pouvoir de répondre à la fois à des enjeux sociaux et environnementaux. Prenant le contre-pied de l’augmentation généralisée du coût de l’usage de l’automobile, elle invite à changer de paradigme au profit d’une meilleure solidarité. Réimaginer le transport collectif comme un bien public et entièrement financé par l’impôt permet de questionner les logiques de contrôle et de surveillance des espaces actuels du transport public telles que décrites par Merlin Gillard, Wojciech Kębłowski et Louise Sträuli dans l’avant-dernier article de ce dossier, « Contrôler les transports publics : pratiques, résistances, alternatives », mais aussi d’interroger la logique de rentabilité qui guide les pratiques managériales de l’opérateur bruxellois telles que décrites par Oliver Rittweger de Moor, chauffeur de bus à la STIB, dans l’article qui clôt ce dossier.
Ce numéro de Bruxelles en mouvements vise à la fois à pointer certaines contradictions ou angles morts de l’actuel plan de mobilité, mais aussi à explorer d’autres pistes d’améliorations sociales et environnementales de la mobilité bruxelloise.
IEB
[1] Avant même le choix du mode de transport, la mobilité des individus repose sur une série de compétences, de contraintes, d’habitudes et de choix (rationnels ou non) qui prennent la forme d’un capital – financier, social, cognitif – que les individus constituent et gèrent au cours de leur vie. Dans cette perspective, l’accès à la mobilité n’est pas également distribué parmi les classes sociales et constitue certainement un puissant facteur de discrimination et d’exclusion. La mise en pratique de l’intermodalité dépend de l’acquisition de toute une série de compétences : représentation dans l’espace, articulation entre cet espace et les modes de transports à disposition, capacité d’usage de l’offre de transport ou des moyens de paiement.
[2] Obligation d’achat d’une nouvelle voiture par la zone de basse émission, Tarification kilométrique, augmentation du coût du stationnement…
[3] Le sujet de la qualité de l’air est arrivé assez tardivement dans le débat. Il s’agit d’une problématique environnementale et de santé publique, néanmoins les différences d’espérance de vie entre les quartiers populaires et les quartiers plus aisés ne peuvent pas s’expliquer par un facteur isolé : les inégalités touchent bien évidemment aussi à la question du logement, de l’éducation, de l’accès à l’emploi, de l’alimentation, etc. La résistance des quartiers populaires provient aussi du manque de politiques publiques dans les quartiers concernés visant à résorber ces inégalités. Ce n’est pas tant que la création de pistes cyclables serait en soi un instrument de gentrification que le fait que la création de pistes cyclables découle d’une revendication politique d’un certain électorat qui est suivie d’effet contrairement à d’autres revendications pourtant perçues et exprimées comme prioritaires…
[4] Voici ce qu’IEB écrivait au moment de la mise à l’enquête publique du plan Good Move en 2019 sur le concept de « mailles apaisées » : « la délocalisation des nuisances automobiles vers des zones plus périphériques est à mettre en lien avec les objectifs non explicites du plan qui visent à améliorer la qualité de vie dans les quartiers centraux en vue d’attirer une nouvelle population, plus contributive à l’impôt. Cette stratégie qui aboutira in fine à une augmentation des valeurs foncières et donc du coût des loyers aura pour conséquence une délocalisation de la classe moyenne inférieure et des classes populaires vers ces zones plus périphériques, voire au-delà des limites régionales, zones qui seront notamment plus sujettes aux nuisances, mais également bien moins bien desservies par le transport public. À ce titre, l’équité sociale est le parent pauvre du projet de plan régional de mobilité. »
[5] La nouvelle mouture du règlement d’urbanisme bruxellois, dit « Good Living », propose des aménagements de plain-pied pour les emplacements de parking en voirie afin notamment de faciliter leur conversion en terrasses d’Horeca, ce qui revient à troquer une privatisation de l’espace public contre une autre…
[6] Cette suggestion citoyenne nécessite un millier de signatures pour être retenue par le Parlement bruxellois. Pour signer la pétition : https://democratie.brussels/suggestions/s-131