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2018, PAD Porte de Ninove : la participation, c’est pour les promoteurs, pas pour les citoyen·nes

Espace largement délaissé au carrefour de trois communes bruxelloises, la Porte de Ninove fait l’objet depuis trente ans de projets immobiliers démesurés. Mobilisé·es, les habitant·es ont obtenu la création d’un parc dans ce quartier dépourvu d’espaces verts et continuent de se battre contre un Plan d’Aménagement Directeur (PAD), prévu sur la parcelle d’en face et qui permettrait notamment de construire trois tours de 11 à 15 niveaux. Ce texte retrace le combat du comité PorteNinovePoort pour un développement du quartier qui soit respectueux du cadre existant et qui réponde aux besoins de la population actuelle.

© Comité Porte de Ninove - 2020

La participation, c’est pour les promoteurs, pas pour les citoyens

La Porte de Ninove est un lieu particulièrement intéressant pour l’observation des processus qui façonnent l’aménagement du territoire. C’est l’objet de cette petite chronique, qui se penche notamment sur les initiatives (parfois étroitement imbriquées) des pouvoirs publics et acteurs privés, et sur la place qu’y reçoivent citoyens et associations.

Une porte atypique

Contrairement à ses voisines du sud (Porte d’Anderlecht) et du nord (Porte de Flandre), la Porte de Ninove n’a jamais été une porte fortifiée dans la seconde enceinte de Bruxelles. Seul un des bras de la Senne (Senne de Ransfort) pénétrait dans les remparts, au-dessus du fossé d’enceinte, via la Petite Écluse aujourd’hui disparue. Dès le départ, la Porte de Ninove était donc une porte d‘eau.

Ce n’est qu’en 1816, après le démantèlement des fortifications, qu’est créée la chaussée de Ninove et que sont érigés deux pavillons d’octroi de part et d’autre. Ils seront remplacés en 1883-84, par les bâtiments actuels (classés en 1998).

Un événement majeur survient dans les années 1830, le creusement du canal Charleroi-Bruxelles, qui entraîne la disparition de la Senne de Ransfort. Le canal longe les pavillons d’octroi avant de faire un coude à angle droit vers l’ouest, qui sera ensuite élargi en bassin de giration pour les péniches. Une dérivation de la Senne, la Petite Senne, traverse également le site un peu plus à l’ouest. De tout cela, il ne reste aujourd’hui que les vestiges du bassin et de l’ancienne écluse qui reposent sous les pelouses du parc.

Le canal va entraîner un fort développement urbanistique et industriel aux alentours immédiats de la Porte de Ninove. En 1841, la Ville de Bruxelles inaugure un nouvel abattoir sur le site actuel des Arts et Métiers. Il n’en subsiste que le mur de clôture, en bordure du parc. Presque en même temps est créée une liaison ferroviaire le long des boulevards ouest pour relier les deux gares de Bruxelles, Allée Verte et Bogards. Elle durera une trentaine d‘années.

Dans les années 1930, la rectification du tracé du canal Bruxelles-Charleroi pour supprimer l’angle droit du canal, va aboutir à la déstructuration complète de la Porte de Ninove : les terrains issus des démolitions sont laissés à leur sort, les bâtiments subsistants se dégradent. Les fonctions indésirables y sont reléguées. La voiture s’empare de la place libérée et accentue le caractère de carrefour, voire de no man’s land.

Dans les années 1950-60, la Senne fait un retour discret à la Porte de Ninove. Après avoir été détournée pendant six décennies sous les boulevards centraux, elle coule désormais sous la partie ouest de la petite ceinture. Seules des plaques métalliques à proximité de l’arrêt de tram Porte de Ninove témoignent aujourd’hui de sa présence.

Un chancre historique

Lieu particulièrement vivant jusqu’à la rectification du canal, la Porte de Ninove devient donc un endroit inhospitalier, voire mal famé. Sa localisation au carrefour de trois communes - Anderlecht, Bruxelles et Molenbeek-Saint-Jean - et d’autant de zones de police ne contribue pas à résoudre les problèmes posés.

Mais au milieu des années 1990, des volontés d’aménagement commencent à se manifester. En 1994, la commune de Molenbeek-Saint-Jean met à l’étude un Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) qui prévoit deux tours de bureaux de part et d’autre de la chaussée de Ninove (censées rappeler la porte fortifiée qui n’a jamais existé) et un petit parc en bordure de l’écluse. Le dossier de base du PPAS est approuvé en 1998, il n’ira pas plus loin, mais l’essentiel est acquis : les affectations prévues seront intégrées dans le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) de 2001.

En 2009, le Plan Logement de la Région prévoit de réaliser une centaine de logements sociaux à la Porte de Ninove. Ce projet restera dans les cartons pour de nombreuses années.

Les initiatives publiques s’accompagnent d’un développement d’appétits spéculatifs privés, en particulier sur la parcelle triangulaire située entre la chaussée de Ninove, le canal et la Petite Ceinture. En 2002, la société Watan, filiale du géant BESIX, demande et obtient un permis pour la réalisation d’un immeuble de bureaux. L’exécution est abandonnée après le creusement de deux niveaux de parkings souterrains, Watan ayant perdu son client potentiel. Le trou entouré d’une palissade constitue depuis lors un des plus anciens et emblématiques chancres bruxellois.

La mobilisation citoyenne

La mobilisation citoyenne avait déjà commencé dans les années 2000, en réaction notamment aux demandes successives de permis de Watan. En 2006, Watan obtient un nouveau permis, qui ne sera jamais mis à exécution. La société, rebaptisée Nautea, renoncera devant les modifications demandées pour un troisième permis en 2009.

En 2011, la Région, souhaitant améliorer les abords du canal, met à l’enquête un projet d’aménagement des espaces publics pour l’ensemble de la Porte de Ninove. Les habitants s’insurgent contre certains aspects du projet d’aménagement, qui fait table rase des arbres existants et envoie le tram serpenter dans le futur parc.

À l’issue de la réunion de concertation de 2011, où ils ont pu constater leur convergence de vues, les habitants et associations qui les soutiennent (IEB, BRAL, ARAU, La Rue,…) constituent un comité, baptisé PorteNinovePoort. Une des chevilles ouvrières en est le regretté Guido Vanderhulst, grand connaisseur et défenseur du patrimoine industriel bruxellois. En parallèle, une structure à géométrie variable, baptisée CanalPark et constituée essentiellement de bénévoles, développe des actions et événements permettant de donner une bonne visibilité à la contestation.

La mobilisation de longue haleine portera ses fruits avec l’extension du parc, le maintien du tram sur son tracé et l’engagement de la Région de mettre en place un processus participatif en vue de la réalisation d’un parc évolutif. Le parc aujourd’hui réalisé est très fréquenté et apprécié du public.

Partenariat public / privé et PAD

En 2012, surgit une initiative inédite de partenariat public / privé. La Société du Logement de la Région Bruxelloise signe avec BESIX une convention en vue d’un développement conjoint de leurs terrains à la Porte de Ninove.

Lors d’une réunion publique, le ministre compétent annonce une large participation citoyenne au processus. Celle-ci restera lettre morte, mais les projets, eux, iront bon train. Un schéma d’orientation est élaboré pour les parcelles publiques et privées. Il en résulte, en 2013, un projet comportant trois tours de logements culminant jusqu’à 90 mètres de hauteur, ainsi que de vastes parkings souterrains. Il sera adopté par les partenaires en 2014 dans une grande discrétion.

Le schéma d’orientation ne respectant pas le Règlement Régional d’Urbanisme (RRU) en vigueur, le Gouvernement s’engage à mettre en place l’outil dérogatoire nécessaire, en échange de l’affectation de la parcelle triangulaire au logement, équipements et commerces de proximité. Au départ, il s’agit d’un Règlement Régional d’Urbanisme Zoné (RRUZ), mais la mise en œuvre de cet outil rue de la Loi est menacée par un recours au Conseil d’Etat (l’annulation de ce RRUZ interviendra en 2019). La Région jette alors son dévolu sur un nouvel outil : le Plan d’Aménagement Directeur (PAD).

Le PAD a pu être qualifié de « bazooka urbanistique » dans la mesure où il permet d’échapper à toutes les règles urbanistiques en vigueur, même celles du plus haut niveau (PRAS et RRU). Son élaboration et son approbation se déroulent sous la maîtrise du Gouvernement, et il n’est pas contraint de prendre en compte les avis des instances, même celui de la Commission de Développement Régional (CRD), si ce n’est pour la motivation de l’arrêté.

Alors que l’outil PAD n’acquiert d’existence légale qu’en avril 2018, l’élaboration d’un PAD officieux est lancée pour la Porte de Ninove dès 2016. Il ne sera pas rendu public. Entretemps, en décembre 2015, on apprend par la presse que la Ville de Bruxelles et la SLRB ont conclu un accord pour délocaliser les logements sociaux prévus le long de la chaussée de Ninove vers le stade Vander Putten, sur le site des Arts et Métiers. Le parc peut être étendu et les travaux d’aménagement commencent.

Le PAD officiel « Porte de Ninove » est lancé en mai 2018. Lors de la phase « d’information et de participation » aucune information n’est donnée sur les projets sur la parcelle triangulaire. Ce n’est que lors de l’enquête publique de 2019, que (res)sort le projet des trois tours, toujours accompagné d’amples parkings souterrains. Il suscite une levée de boucliers. Même la CRD se fend d’un avis unanime négatif sur le projet.

On en prend d’autres et on recommence

Probablement découragé par les vicissitudes de son projet, BESIX décide de mettre en vente son terrain. Les citoyens et associations demandent son rachat par la Région. Quelques mois plus tard, les citoyens apprennent incidemment que la société Nautea, propriétaire du terrain, a été elle-même rachetée par deux promoteurs associés : ION et ALIDES. Ceci permet à la transaction de ne pas tomber sous le coup du droit de préemption en vigueur dans le périmètre.

Un PAD Porte de Ninove modifié (« bis ») est mis à l’enquête publique début 2023. Les gabarits sont certes moins ambitieux, et il y a un quota obligatoire de logements sociaux. Mais les dérogations sont toujours très conséquentes au profit de la parcelle triangulaire privée, les parkings souterrains sont toujours à l’ordre du jour, et il n’y a quasiment plus de contrainte sur la conception architecturale des bâtiments. Au point que le rapport d’incidences se déclare, cette fois, dans l’impossibilité d’évaluer les effets du PAD sur les perspectives et l’ensoleillement.

Le PAD ne prévoit plus non plus de zone explicitement affectée au logement sur le site Vander Putten (les logements sont censés se réaliser dans la zone d’équipements publics). Pour éclairer ce changement, retour sur l’épineux dossier de la réalisation du métro 3 qui bute sur la mauvaise qualité du sol sous le Palais du Midi. Le Gouvernement a pris le parti de démolir l’intérieur du Palais du Midi, ce qui implique de relocaliser temporairement les clubs sportifs qu’il abrite. Figer une zone d’affectation au logement pourrait empêcher de les loger au stade Vander Putten. D’autant plus qu’une fois qu’un PAD est adopté, on ne peut plus y déroger.

Lors de l’enquête publique, les citoyens et associations prennent connaissance d’une étude de faisabilité du rachat de la parcelle triangulaire, commandée par la Région elle-même, et qui conclut à une estimation modérée de la valeur du terrain dans son état du moment. Ils proposent donc un rachat par la Région pour une affectation d’intérêt public, tirant parti de la localisation de la parcelle en bordure des pertuis de la Senne et du canal : un centre de découverte de l’eau, du canal et de la Senne qui pourrait compléter le parc. Cette proposition portée par des dizaines de réclamants ne sera pas prise en considération, pire : elle ne sera même pas mentionnée dans la synthèse des réactions à l’enquête.

Les demandes de permis n’attendent pas le PAD

En janvier 2024, a lieu l’adoption en deuxième lecture du PAD bis par le Gouvernement. Bien que probablement modifiée suite à l’enquête de 2023, cette version n’a pas encore été portée à la connaissance du public.

Les promoteurs, eux, en disposent certainement. Une première réunion de projet avec les autorités publiques s’est déjà tenue fin avril 2023, avant même la fin de l’enquête publique. Elle sera suivie de deux autres et de deux ateliers spécifiques en 2023. Seul·es les citoyen·es et associations sont laissés à l’écart du processus d’élaboration.

En février 2024, sans attendre l’approbation définitive du PAD en troisième lecture, les promoteurs introduisent une demande de permis pour cinq bâtiments, dont trois tours de 11 à 15 niveaux. Elle est en cours d’instruction à l’administration régionale.

Une autre demande de permis dans le périmètre du PAD est d’ores et déjà au stade de l’enquête publique : il s’agit d’ériger une structure temporaire pour héberger pendant au moins 5 à 7 ans les clubs sportifs du Palais du Midi. Les logements sociaux devront probablement encore attendre, vu la taille imposante de la structure temporaire par rapport au site.

Tout est-il donc joué à la Porte de Ninove ? Non, tant que le PAD n’est pas définitivement approuvé, le pire peut encore être évité. Les citoyens et associations attendent du Gouvernement régional que, comme il l’a fait pour la rue de la Loi et le PAD Midi, il abandonne un PAD fait sur mesure pour les promoteurs, et qu’il entame avec les habitants l’élaboration d’une vision partagée, centrée sur le respect du cadre bâti, de l’environnement et des besoins de la population actuelle.

par Thérèse Hanquet

Comité PorteNinovePoort